«Je suis le deuxième évêque en Estonie depuis la Réforme luthérienne qui a débuté en 1523-1524. Mon prédécesseur, Mgr Eduard Profittlich, un jésuite allemand, a été condamné à mort pour activités antisoviétiques. Interné par les Soviétiques à Kirov, il est mort en détention en 1942», confie l’évêque d’origine française, qui a grandi à Dax, dans les Landes.
«C’est à la demande du Vatican que je suis venu en Estonie en 1996». Rome n’avait trouvé personne parlant estonien. Philippe Jourdan, diplômé de l’Ecole des ponts et chaussées à Paris, avait appris le russe pour des raisons professionnelles. L’Estonie comptant une forte minorité russophone (30%), c’est pour cela qu’il a été envoyé en mission dans un pays où les religions ont fortement reculé pendant cinq décennies de régime communiste. La très grande majorité de la population se déclare aujourd’hui sans religion.
Ce pays de tradition luthérienne est l’un des plus sécularisés de la région: 10% des habitants se déclarent de confession luthérienne, 16% de confession orthodoxe, 2% d’autres traditions chrétiennes, 1,25% d’autres religions, tandis que les non-religieux et ceux qui ne déclarent aucune appartenance sont plus de 70%. Et ceci alors que le pays arbore fièrement, dans ses chants populaires, le titre de «Terre de Marie», (Terra Mariana, en estonien Maarjamaa), décerné au XIIIe siècle à la Livonie par le pape Innocent III lors du Concile de Latran. Même les athées font référence à cette appellation.
«A mon arrivée, il n’y avait qu’une poignée de catholiques. Ils n’étaient plus que 5 ou 6 dans les années 1970. Ils sont aujourd’hui entre 6 et 7’000, partagés à égalité entre fidèles estoniens et russophones», précise Mgr Jourdan, qui fut d’abord vicaire général à Tallinn. De 1999 à 2001, il est également curé de la petite cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de la capitale estonienne, avant d’être nommé administrateur apostolique d’Estonie en 2005.
Aujourd’hui, affirme Mgr Jourdan, le pays compte 15 prêtres, en majorité des étrangers, et une vingtaine de religieuses: sœurs de Mère Teresa, Brigittines (religieuses de l’Ordre de Sainte-Brigitte), franciscaines ainsi qu’une Sœur du Précieux-Sang (de Mariannhill). Sur quatre prêtres estoniens, deux sont restés au pays. Les deux autres sont engagés en Allemagne et au Canada. L’Eglise locale compte encore un prêtre russe d’Estonie. Elle est découpée en huit secteurs ou paroisses de rite latin et une paroisse de rite oriental grecque-catholique.
L’Eglise catholique, qui reçoit de nouveaux adeptes, exige un catéchuménat d’une durée d’un an avant le baptême. Elle organise aussi un suivi après le baptême des néophytes. «Ce sont souvent les seuls chrétiens de la famille, les seuls catholiques, il faut les soutenir. Quand je suis arrivé, il y avait davantage de baptêmes d’adultes, mais ceux-ci représentent toujours une proportion importante. Certains ont été baptisés dans d’autres Eglises et sont reçus dans l’Eglise catholique. Nous n’avons jamais été accusés de faire du prosélytisme».
L’évêque catholique a découvert chez les luthériens une certaine «nostalgie de l’eucharistie» ou de la confession: «On trouve ainsi des tabernacles dans des églises luthériennes…»
Cet ancien ingénieur des ponts et chaussées veut symboliquement créer des ponts: les fidèles de son Eglise appartiennent en effet à deux mondes qui cohabitent sans trop se fréquenter. Chacun vit de son côté. Les luthériens sont Estoniens, tandis que les orthodoxes sont russophones. Chez les catholiques, on trouve pour une moitié des Estoniens convertis ou des enfants de convertis, pour l’autre moitié des russophones: Russes, Ukrainiens, Biélorusses, ou d’ethnie polonaise, présents en Estonie principalement depuis l’époque soviétique. On compte également des catholiques lituaniens et lettons.
Mais l’administrateur apostolique précise que la cohabitation entre les communautés s’améliore chez les jeunes, car les russophones parlent plus facilement l’estonien que leurs aînés. Mais il reste que les deux communautés ont toujours une vision de l’histoire différente. Les Estoniens parlent de l’occupation soviétique – il faut savoir qu’entre 1944, année de la fin de l’occupation du pays par les Nazis, à 1949, près de 20% de la population estonienne a été déportée par les Soviétiques. «Chaque famille connaît un déporté, il y en a eu 200’000 sur une population à l’époque d’un million d’habitants, dont 22’000 ne sont jamais revenus…» A Tallinn, c’est un artiste catholique qui a réalisé le mémorial aux victimes du communisme.
Les russophones, évoquant l’arrivé des troupes soviétiques victorieuses, parlent, quant à eux, de la libération de l’Estonie. A propos des nombreux compatriotes qui ont servi volontairement dans l’armée allemande (dont plus de 5’000 dans la seule 20e division SS de grenadiers), beaucoup d’Estoniens reconnaissent que «l’uniforme n’avait peut-être pas été le bon, mais l’ennemi, c’était bien le bon!», en désignant clairement les Russes.
Dans le passé, les Estoniens avaient pourtant davantage de sympathie pour les Russes que pour les Allemands: les grands propriétaires fonciers de la noblesse germanophone ont pendant sept siècles exploité les paysans estoniens vivant dans une condition de serfs. L’arrivée des Soviétiques a cependant tout changé. «Aujourd’hui encore, les Estoniens n’aiment pas Poutine. Les pays baltes craignent le voisin russe et veulent s’ancrer fermement dans l’Europe», relève Mgr Jourdan.
L’Eglise catholique veut cependant aller de l’avant. «On reconstruit le catholicisme à partir de zéro, il avait été anéanti… Dès les années 1970, il commençait déjà à attirer des intellectuels, mais c’est la visite du pape Jean Paul II, en septembre 1993, qui a permis à de nombreux Estoniens de découvrir l’Eglise catholique».
Le 25 septembre 2018, le pape sera reçu à l’aéroport de Tallin par la présidente de la République d’Estonie, Kersti Kaljulaid, puis lui rendra une visite de courtoisie au palais présidentiel. Le pontife rencontrera ensuite les autorités politiques, la société civile et le corps diplomatique dans le «Jardin des Roses» du Palais présidentiel. Le premier point fort sera la rencontre œcuménique avec les jeunes en l’église luthérienne Saint-Charles (Kaarli kirik, en estonien). Sur 1’500 places, il y a déjà plus de 2’000 inscrits, notamment des jeunes des lycées de Tallinn. Le deuxième sera la rencontre avec les personnes assistées par les œuvres de charité de l’Eglise dans la cathédrale catholique Saints-Pierre-et-Paul.
«Le pape tenait à rencontrer les personnes en grandes difficultés sociales. Il s’adressera à des personnes souffrant d’alcoolisme, à des anciens alcooliques aidés par les sœurs de Mère Teresa, et à de jeunes mères célibataires, soutenues par la Caritas estonienne», précise Mgr Jourdan.
Avant de rentrer en soirée à Rome, le pape François présidera la messe sur la Place de la Liberté de Tallinn. JB
L’Estonie, pays de 45’339 km2, bordant la mer Baltique et le golfe de Finlande, compte une population d’un peu plus de 1,3 million d’habitants. Le pays fut, après la période de colonisation suédoise, pendant les deux siècles précédant la Première Guerre mondiale, une région de l’Empire russe. L’Estonie obtint son indépendance en 1918 au cours de la guerre civile qui ravagea la Russie de 1917 à 1922. Auparavant, dès le début du XIIIe siècle, cette région restée païenne est finalement conquise par les Chevaliers Porte-Glaive, envoyés pour christianiser les populations baltes. Les origines du christianisme dans ces régions remontent au premier millénaire de notre ère, bien que l’on ne puisse parler de chrétienté organisée avant l’entrée en scène des «moines guerriers» germaniques, qui menèrent les «croisades baltes».
Cette minorité d’origine allemande allait dès lors constituer l’élite politique, militaire, religieuse, intellectuelle de cette région. Elle monopolisera le commerce et la propriété foncière. Ces Germano-Baltes domineront la population indigène finno-ougrienne vivant sur le territoire estonien, qui restera cantonnée aux rôles subalternes jusqu’à la Première Guerre mondiale.
Mgr Philippe Jourdan a acquis la nationalité de l’Estonie, où il vit depuis 22 ans. Elle lui fut accordée par décision gouvernementale pour «contribution au développement de la vie religieuse et au dialogue interreligieux». Il a ensuite renoncé à la nationalité française, car dans ce pays balte, la double nationalité n’est pas reconnue. «Quand je suis allé voir l’ambassadrice de France à Tallinn pour lui annoncer la nouvelle, elle m’a bien accueilli, disant qu’en cessant d’être Français, je faisais beaucoup plus pour la France que de nombreux compatriotes qui ne font que passer».
Diplômé de l’Ecole des ponts et chaussées à Paris, Philippe Jourdan avait appris le russe dans les années 1980. A cette époque, les entreprises françaises de travaux publics visaient le marché de l’URSS. Découvrant durant ses études les écrits d’Escriva de Balaguer, le fondateur de l’Opus Dei, il allait devenir membre de cette institution. Après des études à l’Université pontificale de la Sainte-Croix, à Rome, il est ordonné prêtre attaché à la prélature de l’Opus Dei à Paris, avant d’être envoyé en Estonie en 1996, à la demande du Vatican. (cath.ch/be)
Jacques Berset
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