Djalma Costa travaille depuis plus de 20 ans pour l’organisation de coopération solidaire E-CHANGER, basée à Lausanne. Il est un parfait connaisseur du contexte socio-politique brésilien. cath.ch l’a rencontré à Fribourg dans le cadre d’une campagne d’information sur le Brésil, du 8 au 22 septembre, dans plusieurs villes de Suisse.
Comment vit-on dans la situation de crise actuelle?
L’atmosphère n’a jamais été aussi tendue. De grandes lignes de divisions agitent la société brésilienne. On ressent beaucoup de confusion, de désenchantement, de désespoir, les gens sont très agressifs. La société est très polarisée, entre ceux qui voient une solution à l’extrême droite et ceux qui penchent plutôt à gauche. Ces derniers espèrent voir éclore un projet de société basé sur des politiques en faveur de toute la population et un partage des ressources. Ces idées sont principalement soutenues par le Parti des travailleurs (PT), de l’ancien président Lula. La candidature de ce dernier a cependant été invalidée, et c’est l’ancien ministre Fernando Haddad qui se présentera pour le PT.
«La corruption joue un rôle surestimé»
Quelles sont les principales préoccupations des Brésiliens?
Le marché du travail est le plus grand motif d’inquiétude. 13 millions de Brésiliens seraient au chômage, sur une population de 207 millions. Et ce ne sont là que les chiffres officiels, certainement en dessous de la réalité. Selon les instituts de sondage, la santé vient en second dans les causes de préoccupations. La troisième est la violence sociale, qui fait des ravages, notamment dans les favelas. La population est très mécontente de l’action des services de l’Etat chargés d’agir dans ces trois domaines. Les Brésiliens ont l’impression que le gouvernement ne fait pas assez pour lutter contre le chômage, qu’il laisse le système de soins aller à vau-l’eau et qu’il n’assure pas leur sécurité.
Il y a ici une sorte d’incohérence dans la société brésilienne. Car le candidat qui engrange le plus d’intentions de vote en ce moment est Jair Bolsonaro (Parti social libéral PSL- Extrême droite). Il a fait de la lutte contre la violence son cheval de bataille, alors que ce n’est que la troisième préoccupation des citoyens. Et il n’a pratiquement aucun programme économique.
Quelle est la cause de tous ces problèmes?
En filigrane, il y a les inégalités sociales. C’est dans ce terreau que naissent le chômage, les dérives du système de santé, la violence. Tout cela est étroitement lié. Mais la société brésilienne peine à s’ouvrir à ces questions.
«Le gouvernement Temer a tranché dans les programmes sociaux»
Des inégalités qui sont toujours plus grandes…
Oui. Les riches sont toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres. Les classes supérieures s’efforcent par tous les moyens de maintenir leurs privilèges. Il y a un déséquilibre terrible dans la répartition des ressources: 10% de la population brésilienne possède 54% des richesses du pays. Cela nuit gravement à la cohésion sociale. C’est la principale cause des crises actuelles.
Il existe également un cercle vicieux entre chômage et inégalités, la croissance de l’un favorise l’autre. La politique du président Michel Temer a fortement aggravé la situation. Sous son mandat, tous les acquis sociaux établis sous les 8 ans de présidence de Lula da Silva et les 6 ans de Dilma Rousseff (PT) ont été démantelés. Le gouvernement Temer a largement tranché dans les programmes d’éducation, d’aide au logement, d’accès aux soins.
La collusion que Michel Temer a établi entre les trois pouvoirs, le législatif, l’exécutif et le judiciaire est aussi un grave problème. Le Parlement, dominé par les forces favorables aux multinationales et à l’agrobusiness, exerce beaucoup trop d’influence sur les deux autres institutions. Les relations entre ces organes sont principalement basées sur des échanges de faveurs entre leurs membres.
La corruption endémique n’est-elle pas au cœur du problème?
C’est ce que l’élite au pouvoir voudrait faire croire. Mais en fait la corruption joue un rôle surestimé dans les lacunes de l’investissement social. Le manque de volonté politique est le facteur primordial.
Pourquoi le Brésil est-il confronté à tant de dysfonctionnements?
Les causes profondes de cette situation sont à voir dans le passé colonial du pays. Les rapports de force, l’allégeance des colonisés aux colonisateurs, sont encore très présents dans la mentalité brésilienne. Cela a certainement augmenté le poids des préjugés et de la discrimination. Il y a une certaine vision de la propriété, dans laquelle on prend le maximum pour soi-même sans considérer le bien collectif. Notre société, marquée par l’esclavagisme, n’a pas encore développé des «mécanismes de libération» et de responsabilité. Nous avons de la peine à nous rendre compte que nous ne sommes plus une colonie portugaise. Le modèle esclavagiste a imprégné notre société, influencé des modèles d’éducation et de justice inadéquats, une gouvernance de type oligarchique.
«Les élections sont pour l’instant totalement incertaines»
Quel rôle l’Eglise catholique peut-elle jouer dans cette période troublée?
Elle a toujours été un très important partenaire dans la lutte pour les droits sociaux. Les catholiques brésiliens de base ont d’habitude une vision très sociale, de communauté. Mais il est clair qu’il y a deux Eglises catholiques au Brésil, l’une très conservatrice, très à droite, une autre, progressiste, proche des mouvements sociaux. La CNBB s’est prononcée officiellement contre le candidat d’extrême droite. Mais les évêques sont divisés sur le personnage. Il y a un grand nombre de catholiques qui le soutiennent. Des prêtres ont prêché dans les églises contre l’ancien président Lula. Cette situation me fâche, car je ne vois rien dans le discours de Jair Bolsonaro qui corresponde aux idéaux catholiques.
Bolsonaro est évangélique. La même dualité existe-t-elle dans ces Eglises?
Elle existe, mais elle est moins marquée. Je dirais qu’une majorité des évangéliques soutiennent Bolsonaro. L’Assemblée de Dieu, une Eglise puissante et influente, est clairement de son côté.
Par quel électorat est-il soutenu?
Les personnes à droite et d’extrême droite, nostalgiques de la dictature et les militaires sont derrière lui. Cela s’est maintenant élargi aux évangéliques et à certaines franges des catholiques. Par contre, il n’a pratiquement aucun partisan chez les adeptes de religions afro-brésiliennes ou chez les spiritistes, qui représentent la troisième religion du pays en nombre d’adeptes.
Quelles sont les chances de Jair Bolsonaro d’accéder à la présidence?
Les élections sont pour l’instant totalement incertaines. Jair Bolsonaro est crédité d’environ 25% d’intentions de vote. Quatre autres candidats, du centre gauche ou droite, sont en même position derrière lui, avec environ 10% d’intentions de vote. Le candidat du PSL a donc de très grandes chances de se retrouver au deuxième tour, le 28 octobre. Mais là, il est probable qu’il doive faire face à une mobilisation contre lui, du même genre que celle contre Marine Le Pen aux dernières élections françaises. Je suis persuadé qu’après le premier tour, les mouvements sociaux et les personnes qui s’abstiennent d’habitude de voter vont faire front contre lui. Il se peut que son discours extrémiste et polarisant puisse finalement causer sa défaite.
Que faut-il maintenant au Brésil?
Nous avons besoin d’un président responsable, qui respecte le peuple dans son entier et agisse pour sa cause. Il est aussi primordial d’établir un consensus national sur ce qui est important pour le pays. Il faut garantir les droits humains, les politiques publiques.
Le pays est vraiment à la croisée des chemins. Personnellement, je ne suis pas désespéré, parce que même si le Brésil traverse une période très difficile, elle est aussi très intéressante, pleine de potentialités. (cath.ch/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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