Mgr Henri Teissier, comment avez-vous vécu votre arrivée en Algérie?
Notre situation est assez particulière, puisqu’en 1962, à l’indépendance de l’Algérie, un million d’Européens, dont la plupart de chrétiens, sont partis. Dès l’indépendance, le cardinal Duval [archevêque d’Alger de l’époque, ndlr] avait déclaré: l’Eglise est l’Eglise de l’Algérie et par conséquent, elle doit se mettre au service des Algériens ou de ceux qui sont venus pour travailler avec eux. Et puis le Concile Vatican II a débuté la même année. Si bien que nous avons vécu la recherche d’une relation significative avec des musulmans au moment même où l’Eglise catholique était en train de rédiger le décret Nostra Ætate sur les relations avec les non chrétiens et de fonder le Secrétariat de l’Eglise catholique pour la relation avec l’Islam.
Quelle relation entreteniez-vous avec les non-chrétiens?
En 1966, j’étais chargé de créer un centre pour le dialogue islamo-chrétien et l’enseignement des langues de l’Algérie – arabe littéraire, arabe dialectal, berbère. Ce centre existe toujours et il a multiplié les initiatives, les conférences, les rencontres qui nous mettaient en amitié ou en collaboration avec les Algériens. Certains d’entre nous se sont même engagés de façon tout à fait remarquable, comme un prêtre qui vient de mourir il y a trois mois, et qui s’est spécialisé comme traducteur en français des livres écrits par des Algériens en arabe.
«On a multiplié les initiatives qui nous permettaient de vivre ensemble»
Quel était votre rôle en tant qu’évêque?
Que ce soit comme évêque d’Oran, à partir de 1973, ou à Alger, à partir de 1981, mon travail principal était de soutenir les chrétiens de diverses nationalités qui étaient là et qui avaient à vivre avec des Algériens musulmans. On a eu des groupes divers – comme 15’000 Polonais à une période, ou 15’000 coptes un peu plus tard– qui apportaient à nouveau une présence chrétienne dans les villes où tous les Européens étaient partis. Parallèlement, durant cette période, on a fait connaissance avec beaucoup d’amis algériens, à tous les plans: dans les quartiers populaires, à travers des dispensaires ou des écoles de quartier, des centres d’alphabétisation, avec des jeunes du quartier, dont certains sont restés attachés à nous, même une fois qu’ils ont eu fini d’utiliser nos structures, avec des enseignants, etc. Et on a multiplié les initiatives qui nous permettaient de vivre ensemble. Ceci a pris fin en 1992. Quand la violence est arrivée, la plupart des pays ont rapatrié leurs citoyens.
Comment avez-vous résisté?
Entre 1992 et 1999, nous avons vécu sous la même menace que tout le reste de la population. Puisqu’on assassinait les fonctionnaires, les professeurs de langues étrangères, les écrivains, les artistes, parce que les extrémistes considéraient que leur présence n’était pas tolérable dans ce pays musulman. C’est dans ce contexte que nous avons décidé de rester. Chacun d’entre nous savait le matin en partant qu’il pouvait être attaqué et disparaître dans la journée. Moi je descendais de la maison diocésaine jusqu’à l’archevêché, tout seul, à travers les rues, rien n’était plus facile que de m’assassiner. On ne savait pas à l’avance qui allait être visé. Mais plusieurs d’entre nous ont été visés dans un lien concret avec l’eucharistie.
C’est-à-dire…
Les augustines espagnoles, les deux premières religieuses à être assassinées, l’ont été au moment de sonner à la porte de l’église de leur quartier pour aller à la messe du dimanche. Les deux suivantes, une Maltaise et une Française, ont été assassinées au moment de sortir de la messe du dimanche. Deux autres religieuses l’ont été en attendant leur taxi. Une laïque qui les conduisait à l’église. Chacun d’entre nous savait, en célébrant l’eucharistie, qu’il célébrait le don que le Christ a fait de sa vie. Il y avait une cohérence entre cette célébration quotidienne et ce risque que l’on assumait.
«La quasi-totalité des religieux et religieuses ont décidé de rester»
Avec cette menace omniprésente, comment ne pas succomber à la peur?
On ne vivait pas avec la peur de mourir, on vivait avec les tâches que l’on avait à faire. On ne restait pas pour attendre la mort, on restait pour vivre et travailler avec les Algériens. C’est peut-être un peu ce que l’on pourrait regretter dans le film Des hommes et des dieux, qui par ailleurs a donné une illustration remarquable de ce que vivaient les moines. Beaucoup de personnes qui ont vu le film s’interrogeaient: «Mais pourquoi ne partent-ils pas?» En fait, il n’y avait pas que quelques dizaines de chrétiens qui étaient menacés, il y avait 30 millions d’Algériens qui étaient menacés. Ils ne s’en allaient pas, parce qu’ils avaient été mis dans cette situation de fidélité à l’Algérie et qu’ils ne voulaient pas, à l’heure du danger, prendre de la distance. A plusieurs reprises, la police leur a proposé de se réfugier dans la ville de Médéa, dans un hôtel ou à la nonciature. Toutefois, ils n’étaient pas là pour se réfugier, mais pour vivre avec la population de Tibhirine.
Alors que les menaces contre les chrétiens étaient quand-même réelles…
Le GIA (groupe islamique armé) nous a écrit une lettre, que j’ai reçue moi-même à la maison diocésaine d’Alger, envoyée le 29 octobre 1993, dans laquelle ils disaient: «Tous ceux qui ne seront pas partis avant le 1er décembre seront assassinés». On a demandé à tous les membres de la communauté chrétienne de se mettre en réflexion, entre eux, mais aussi seuls devant Dieu, pour assumer leur décision. La quasi-totalité des religieux et religieuses, et beaucoup de laïques missionnaires, ont décidé de rester malgré cette menace, en disant: «On n’abandonne pas des amis au moment où eux-mêmes se trouvent menacés». C’est donc vraiment dans la conscience du danger, mais dans la conscience de la fidélité, que ces décisions ont été prises.
«Nous, nous pouvons partir, mais le village ne peut pas partir»
Et les problèmes sont arrivés…
Le premier groupe qui reçu la visite de ce GIA, ce sont les moines de Tibhirine, dans la nuit du 24 décembre 1993. Je suis monté tout de suite pour être témoin de l’échange des moines entre eux. Au départ, ils envisageaient de quitter les lieux, parce qu’ils étaient isolés dans la montagne, et après ils se sont dit: «Nous, nous pouvons partir, mais le village ne peut pas partir. Ils n’ont pas d’autres lieux où aller». Et je me suis dit: que serait-il devenu si nous étions partis et que, par notre faute, les villageois se soient fait attaquer à notre place. Nous, nous sommes mis à l’abri et ce sont les familles du village qui en aurait payé le prix? Nous avons beaucoup souffert la mort de nos sept trappistes, mais si cela avait été une violence contre le village… Or dans beaucoup de villages, c’est effectivement ce qui s’est passé.
Et à Alger, vous avez obtenu une protection?
En 1996, l’Etat algérien m’a mis une escorte, et ce, jusqu’à la fin de mon mandat, en 2008. Cela dit, pendant les années de violence, la police n’aurait pu faire grand-chose. Elle qui avait déjà de la peine à se protéger elle-même. (cath.ch/gr)
Aujourd’hui, Mgr Teissier, est-ce que les chrétiens sont toujours menacés?
Sur l’ensemble du territoire, on ne peut pas dire qu’ils le soient spécialement. Si déjà, ce serait peut-être les chrétiens étrangers à être davantage visés, en particulier les Européens, ou éventuellement les Américains, parce que leur mort ferait du bruit. Pendant la période où 10 % des prêtres et religieuses ont été assassinés, il n’y a pas eu une seule attaque contre les chrétiens africains, qui formaient la majorité de communautés et qui étaient des étudiants ou des migrants. Les chrétiens orientaux, sauf une exception, n’ont pas été attaqués non plus. Parmi les chrétiens algériens – qui ne sont pas nombreux mais qui sont des musulmans convertis – deux ont été blessés et ont survécu. Autrement dit, la violence visait principalement des chrétiens européens, mais pas toutes les identités chrétiennes.
Aujourd’hui, un chrétien algérien a autant de chance qu’un musulman de trouver du travail?
Il faut distinguer: la majorité des chrétiens sont des étrangers. Par conséquent, ils ont les limitations des étrangers. Certains postes de travail sont acceptés et d’autres ne le sont pas pour les étrangers. Pour les chrétiens algériens, cela dépend principalement de leur famille et de leur voisinage. Dans la région de Kabylie, par exemple, les chrétiens peuvent se réunir sans problème pour prier. Dans d’autres régions où l’attachement à l’islam est plus marqué, c’est plus difficile. Il est évident que lorsqu’il s’agit de responsabilité de type éducative, un musulman qui s’est converti n’est pas en bonne posture pour enseigner à des élèves musulmans.
«Les courants du Moyen-Orient rejoignent le plus grand nombre de gens»
Y a-t-il des résultats concrets en matière de projets interreligieux?
Dans les trois diocèses d’Algérie, il y a des églises symboliques: Notre-Dame d’Afrique pour le diocèse d’Alger, Notre-Dame de Santa-Cruz pour le diocèse d’Oran, la basilique Saint-Augustin pour le diocèse de Constantine. Nous les avons toutes restaurées avec l’aide de l’État algérien, avec d’autres structures. Maintenant, elles servent d’accueil, et pas seulement aux chrétiens. Lors de concerts de musique sacrée et de chants chrétiens, sur 500 assistants, au moins 400 musulmans sont là, qui apprennent ainsi à passer le seuil d’églises et à communier à nos valeurs culturelles. Et nous avons la possibilité, lors de grandes fêtes chrétiennes, de diffuser la messe avec le sermon sur la radio nationale.
Quelle est la diversité des évolutions de l’islam actuel?
Parmi les réalités qui sont nouvelles, il y a la naissance de courants musulmans divers. Numériquement, ce sont les courants qui viennent du Moyen-Orient qui rejoignent le plus grand nombre de gens, et en particulier des jeunes. Le ministre des affaires religieuses de l’Algérie intervient souvent pour dire que le Maghreb a une tradition musulmane qui lui est propre, qui a été en particulier illustrée dans la période de l’islam de Cordoue. Il n’y a pas de raisons de chercher sa lecture de l’islam au Moyen-Orient et il faudrait revenir au patrimoine propre au Maghreb. Un autre courant qui s’est développé depuis une vingtaine d’années et qui a sa signification, c’est celui des confréries religieuses. C’est un courant musulman qui s’est efforcé d’approfondir la vie de l’islam à partir du patrimonial mystique de l’islam.
Ce sont des groupes de soufis?
Oui, nombreux sont ces groupes à se rattacher à des fondateurs divers – comme dans le christianisme, il y a des dominicains, des jésuites, des franciscains, etc. –, parmi lesquels nous avons des relations privilégiées. Il y a eu un de ces mouvements qui, après quatre ans d’efforts, a obtenu que l’État algérien demande aux Nations unies l’instauration d’une Journée annuelle internationale du vivre ensemble en paix. Cette décision a été prise le 8 décembre 2017 et la journée est fixée au 16 mai de chaque année. Vivre ensemble dans la paix, dans le contexte international actuel, c’est important. J’espère qu’elle va assez rapidement être saisie comme occasion de dialogue par des initiatives françaises, voire suisses. (cath.ch/gr)
Grégory Roth
Portail catholique suisse
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