apic/Tournay/Interview/Jérusalem/Palestine/Paix
APIC – Interview
Si je t’oublie, Jérusalem
Rencontre avec le Père Raymond Tournay,
un témoin privilégié de la Terre Sainte
Jacques Berset, Agence APIC
Fribourg/Jérusalem, 1erdécembre(APIC) Depuis quelques années, on assiste
en Israël à une désagrégation sociale croissante: corruption, trafics de
toutes sortes, prostitution dans la rue… La paix est devenue une nécessité urgente, une question de survie! Tel est le constat sévère que dresse
le Père Raymond-Jacques Tournay, ancien directeur de l’Ecole Biblique et
Archéologique française de Jérusalem.
Paroles d’un sage de 82 ans, tout à la fois témoin et savant, qui vit
depuis 56 ans au coeur la Ville Sainte revendiquée par les trois grandes
religions monothéistes. Ce religieux dominicain d’origine parisienne n’est
pas seulement un chercheur et un professeur de réputation internationale,
mais il fut aussi visiteur de prisons, défenseur des droits des Palestiniens dans le cadre de la Caritas de Jérusalem et de Justice et Paix; il
fut même au coeur d’initiatives diplomatiques secrètes et parallèles. Notre
interview.
APIC:Vous parlez de 4’000 prostituées russes recensées à Tel Aviv, et même
de soldats de «Tsahal» qui ont vendu des fusils d’assaut «Kalachnikovs» aux
extrémistes palestiniens du Hamas. Des choses que l’on n’avait jamais vues
avant?
P.Tournay:L’occupation et la répression de l’intifada, avec leur cortège
de tortures et de morts, ont provoqué une grande démoralisation de la société israélienne. De nombreux soldats rentrent psychiquement ruinés après
tout ce qu’ils ont été amenés à faire à des civils, jeunes, femmes ou enfants. Après tant d’atrocités, certains se suicident, et beaucoup de jeunes
Israéliens en ont tellement vu qu’ils ont recours au psychiatre. L’occupation les amène à commettre des actes en totale contradiction avec les principes moraux que proclame la société juive. La criminalité est en pleine
croissance.
A l’évidence, la paix est devenue absolument nécessaire pour le développement des pays du Moyen-Orient, pour pouvoir investir dans les infrastructures – souvent déficientes – au lieu d’acheter des canons. La politique
est toujours fonction des besoins de l’économie, des échanges, du commerce,
du tourisme régional. La nécessité de cette collaboration est évidente dans
l’obligation du partage des rares ressources en eau. On commence à esquisser un marché commun qui permettra la pacification de la région.
Tout le monde y a intérêt, même Israël, toujours pendu au dollar américain. Son industrie de guerre périclite, poussant certains officiers à se
reconvertir dans le trafic d’armes ou même de drogues. On rencontre maintenant une terrible mafia et une corruption rampante. Nous ne connaissions
pas cela avant. La paix est surtout nécessaire pour permettre un changement
de mentalité. On voit déjà des évolutions réjouissantes.
APIC:Parlez-vous d’un changement de mentalité facilité par le processus de
paix?
P.Tournay:Le processus de paix permet certaines ouvertures. Ainsi, cette
année, dans les programmes scolaires juifs, on insiste sur le respect des
autres, la tolérance mutuelle… A l’école, les juifs apprennent de plus en
plus l’arabe. Des rencontres de jeunes entre juifs et arabes ont déjà été
mises sur pied. Ils commencent à se comprendre, parce qu’avant, ils ne se
connaissaient pas: des deux côtés, on vivait sur des slogans de haine et de
méfiance… Les jeunes aimeraient que cela change, ils en ont marre de toute cette violence, beaucoup veulent la paix.
Le mythe construit du Grand Israël
On a bourré le crâne des colons juifs avec le mythe du Grand Israël.
Dans mon article «La Terre promise, hier et aujourd’hui», qui a fait le
tour des chancelleries et des capitales arabes il y a quelques années, j’ai
démoli les deux mythes du Grand Israël et du Grand Islam. J’ai démontré que
le Grand Israël n’est fondé ni en histoire, ni en archéologie ni en exégèse.
Je suis historien et exégète de métier, je peux le démontrer même avec
les citations des archéologues israéliens: le Golan pas plus que la Bande
de Gaza n’ont fait partie de la Terre Promise. La terre de Juda était un
territoire miniscule. Les douze tribus n’ont jamais existé, c’est purement
artificiel.
Il n’y a jamais eu d’empire salomonien, cela a été construit bien des
siècles après par des prêtres de Jérusalem qui ont magnifié Salomon. A
l’époque de Salomon, le monothéisme n’était pas vraiment vécu, il commençait à peine. C’était encore le règne de l’idôlatrie. J’ai travaillé pendant des décennies en collaboration avec des archéologues israéliens qui
viennent chez nous, à l’Ecole archéologique et biblique de Jérusalem, et en
collaboration avec l’Université hébraïque.
On purge actuellement certains programmes scolaires, où l’on enseigne
encore que le monde a été créé en 5’000 ans avant J.-C… Au grand dam des
religieux qui ont fait de la ministre laïque de l’éducation Shulamit Aloni
leur «bête noire».
APIC:Comment les Palestiniens chrétiens ressentent-ils le fanatisme
islamique croissant, avec la montée en force de mouvements extrémistes
comme le Hamas?
P.Tournay:Du côté arabe, le Coran dit certes de respecter les «Gens du
Livre», chrétiens et juifs. Mais avec le développement des extrémistes islamistes – qui veulent détruire l’Etat juif et qui reçoivent beaucoup d’argent de l’Iran -, nombreux sont les chrétiens qui se disent qu’au fond il
est préférable pour la sécurité que les Israéliens maintiennent temporairement une présence de l’armée. Car les forces de sécurité palestiniennes ne
sont pas assez fortes pour s’imposer, pour arrêter les extrémistes. Arafat,
même s’il a fait procéder à des arrestations dans les milieux islamistes,
ne peut pas leur couper la tête comme cela se fait ailleurs.
Les chrétiens ne sont effectivement pas rassurés, ils ne sont qu’une petite minorité. Qu’est-ce que représentent 10’000 chrétiens à Jérusalem?
Que peut faire Yasser Arafat, coincé d’un côté par les Israéliens, de l’autre par les intégristes de Hamas. Grâce à l’argent de l’Iran, le Hamas dispose de services sociaux très bien organisés très utiles à une population
qui vit dans la misère depuis plus de quarante ans: à Gaza, on rencontre la
densité de population la plus forte du monde. C’est une poudrière!
Nombreux sont les jeunes qui, pour aller au «paradis de Mohammed», sont
prêts à commettre des attentats suicides; les gens les considèrent comme
des martyrs, leur dressent des monuments. Leur famille reçoit une rente à
vie. Chaque attentat nécessite une grande préparation, des armes et des
milliers de dollars. Tant qu’il n’y a pas une justice pour les Palestiniens
– plus qu’une autonomie, peut-être pas tout de suite un Etat, mais une véritable entité – le désespoir persistera.
APIC:Yasser Arafat peut-il protéger les chrétiens?
P.Tournay:Arafat est bien disposé à l’égard des chrétiens, mais sa propre
vie est en danger; Hamas pourrait le tuer. Avec l’argent, on peut infiltrer
un assassin dans son entourage. Je connais bien sa femme Soha, une chrétienne grecque-orthodoxe de Ramallah d’une trentaine d’années. C’est la
fille de Raymonda Tawil, écrivain palestinien célèbre qui a notamment écrit
«Ma patrie est ma prison». Je sais qu’Arafat lui-même avait demandé une
croix de Lorraine à De Gaulle. Cette croix en or, il la porte encore secrètement sur la poitrine.
D’ailleurs, tous les responsables religieux chrétiens de Jérusalem, dont
le patriarche latin Michel Sabbah, ont été officiellement reçus par Arafat
à Gaza. Concernant les fondamentalistes islamiques, nous n’avons pas d’illusion: leur islam est anti-chrétien. On peut lire sur les murs de Gaza des
inscriptions plutôt explicites: «Mort aux chrétiens». Pendant des siècles
nous étions tolérés comme «dhimmis», «protégés», mais jamais les égaux des
musulmans.
APIC:La mentalité ne semble pas encore à la réconciliation; pourtant, par
votre diplomatie secrète, vous avez contribué à préparer le terrain.
Parlez-nous des rencontres clandestines entre le Roi Hussein et Ithzak
Rabin…
P.Tournay:A la notable exception des milieux intellectuels, la mentalité
n’est certes pas encore à la réconciliation. Depuis longtemps déjà, ces milieux se compénètrent et il y avait beaucoup de rencontres secrètes araboisraéliennes. J’ai préparé quelques contacts clandestins entre le roi Hussein de Jordanie et Tel Aviv; on se voyait aussi en Jordanie, à Akaba, sur
un bateau. Je connais bien la famille hachémite; il y plus de trente ans, à
Amman, je donnais des cours de français au prince héritier de Jordanie Hassan Bin Talal, qui rentrait alors d’Oxford.
C’est comme cela que j’ai été amené plus tard à porter des documents importants à Tel Aviv. Mais à l’époque, Begin, comme Shamir plus tard, ne
voulaient rien savoir. Je savais d’avance qu’il n’y avait rien à attendre
de ces deux ex-terroristes, responsables d’attentats sanglants, le premier
avec l’Irgoun, le second avec le «groupe Stern», ou Lehi (»La mâchoire»).
Par contre, j’ai pu servir d’intermédiaire pour des rencontres avec Itzhak
Rabin. J’étais interrogé par la sécurité israélienne, le «Shin Beth», mais
je n’avais rien à cacher. Parce que les élites ont la capacité de se réconcilier, et que le message passe peu à peu à la base, petit à petit, par les
journaux et la télévision, je garde l’espoir. (apic/be)
Encadré
Révélations sur l’assassinat du comte Bernadotte
Le Père Tournay a été l’un des premiers à révéler publiquement le nom de
l’assassin du comte Folke Bernadotte, commissaire des Nations-Unies venu à
Jérusalem dans le cadre de la trève israélo-arabe. Il a été abattu au bout
de la rue Agron à Jérusalem, un jour de septembre 1948 par un terroriste du
nom de Yeshoua Cohen, du kibboutz de Sedé Boker, dans le Néguev (où est enterré Ben Gourion).
Le colonel français Serot, qui accompagnait Bernadotte, a été tué dans
le même attentat. L’ancien premier ministre Ithzak Shamir faisait à l’époque partie du triumvirat du «Lehi» qui avait commandité le crime. Le dominicain français connaissait bien le colonel Serot; il le rencontrait le matin au couvent de St-Etienne quand il venait prier avant de se rendre à son
travail à Mandelbaum, dans le cadre de la mission Bernadotte. (apic/be)
Biographie
Exégète, historien, archéologue, sumérologue… Elu Docteur honoris causa
de la Faculté de théologie lors du dernier Dies academicus de l’Université
de Fribourg, honoré tout autant pour son oeuvre de réconciliation entre
juifs et arabes que pour la qualité de ses recherches et de son enseignement bibliques qui l’ont fait connaître dans le monde entier, le Père Tournay est un homme aux multiples facettes. Ses années passés à Jérusalem depuis 56 ans, il réside dans la même chambre du couvent St-Etienne, près
de la Porte de Damas – en font un témoin précieux de l’histoire de la Terre
Sainte.
Raymond-Jacques Tournay fut le dernier désigné par le Père Lagrange pour
se rendre à l’Ecole Biblique, où il arriva en 1938. Il retournera en France
en mai 40, pour y rester durant toute la guerre. Durant cette période, le
Père Tournay a enseigné à l’Institut catholique de Paris, et à la demande
du Père Chenu, à Etiolles (Essonne), aux Facultés du Saulchoir, qui avaient
déménagé de Belgique.
Traducteur des Psaumes, une oeuvre reconnue pour sa valeur scientifique
et sa beauté littéraire, le dominicain français fut, sans l’avoir jamais
rencontré personnellement, un disciple du célèbre Père Lagrange qui va être
béatifié prochainement. Le Père Tournay a aussi publié de nombreux ouvrages
sur le Cantique des Cantiques. Il a encore traduit du sumérien l’épopée de
Gilgamesh – le premier document littéraire poétique de l’humanité dans lequel la Bible a puisé certaines inspirations et qui pose les grandes questions sur la vie et la mort.
Cet érudit sans prétention, au parler chaleureux, frappe par son allure
modeste de missionnaire de terrain. Et pourtant, il maintient depuis des
décennies des contacts dans les plus hautes sphères de la politique élyséenne ou à la cour hachémite à Ammann. Pour la première fois, il nous livre des détails de la diplomatie parallèle qu’il a menée dans la région,
comme l’organisation, dans le plus grand secret, il y a une dizaine d’années déjà, de la rencontre entre le roi Hussein de Jordanie et l’Israélien
Itzhak Rabin. En plein Tel Aviv! Nous en saurons plus dans les mémoires
qu’il a commencées (une centaine de pages déjà écrites) et qu’il compte publier aux Editions du Cerf sous le titre «Si je t’oublie, Jérusalem».
(apic/be)
Cette interview est illustrée par les photos de l’agence CIRIC, Boulevard
de Grancy 17bis, Case postale 405, CH-1001 Lausanne, tél. 021/617 76 13,
fax. 021/617 76 14)
webmaster@kath.ch
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/apic-tournay-interview-jerusalem-palestine-paix/