On ne s’attend pas forcément à croiser des femmes d’affaire dans ce petit coin de campagne vaudoise. Et pourtant, elles sont assises juste devant moi, dans le bus qui traverse la plaine de l’Orbe depuis la gare de Chavornay. Le jour est encore timide. La chaîne du Jura est toute neuve. Elle me tend les bras derrière le pare-brise du bus. Juste après, lorsque les «business model», «process» et autres «trading practices» échangés sur un air entendu se seront tus. Un jargon assez incompréhensible pour le commun des mortels, mais qui n’aura duré qu’un instant puisque le bus dépose ces deux femmes à quelques pas de l’immense site de production Nespresso.
Je ne suis pas si différent d’elles, au fond, immergé dans les flots empressés des mille et un engagements à tenir. Je savoure donc d’autant plus l’aubaine qui m’est offerte: pouvoir profiter de la vingtaine de kilomètres qui m’attend pour avancer à la mesure du pas en pleine nature. Aujourd’hui, le ravitaillement spirituel rejoint l’engagement professionnel. Quel beau métier!
A peine sorti du bus, un tout autre langage m’attend sur la plus haute branche d’un tilleul: le chant d’un merle. Le ton est donné. Je quitte la ville d’Orbe en longeant la rivière éponyme et plonge dans le Bois de Fives. Quatre kilomètres accompagnés par la voix de l’eau et celles des bergeronnettes et des mésanges. Quel silence bienfaisant et quelle chance, me dis-je, avec un brin de compassion pour les prisonnières en talons hauts de l’usine à café. Mais voilà que sans vraiment m’en rendre compte, les petites et grandes préoccupations du moment s’enchaînent les unes après les autres. Ce gros projet professionnel, qui mobilise toute la rédaction, la rencontre de la veille qui me donne à réfléchir – tiens, est-ce que j’ai reçu ce mail que j’attends depuis un moment? Et si je jetais un œil?
Il faut du temps et sans doute une once d’émerveillement pour que toutes ces voix s’estompent. Bretonnières, premier petit village rencontré après ce périple en forêt cache une splendide petite église romane coiffée d’un clocher-bulbe baroque. Étonnant. Nous sommes à une petite heure à pied de Romainmôtier et de sa célèbre abbatiale. Il y a sans doute un lien entre les deux sites. Du moins, les moines d’autrefois ont certainement dû emprunter plus d’une fois le sentier qui reliait les deux sites. Un millénaire plus tard, suis-je en train de mettre mes pas dans les leurs? Et qui est donc ce Romain, qui a donné son nom à l’un des plus beaux villages du pays?
Quelques notes d’orgue brisent l’élan de cette réflexion. J’ouvre délicatement la porte. Sans doute pas assez. Andrea sursaute sur le petit banc en bois et stoppe d’un coup sa belle improvisation. Après cette entrée en matière tonitruante et les salutations d’usage, elle m’explique participer au traditionnel cours international d’orgue de Romainmôtier, qui se déroule du 15 au 22 juillet. Elle s’entraîne pour l’heure sur un «autre instrument de travail». Andréa est une passionnée qui ne sait pas trop bien démêler la beauté de la prière. A ses yeux, l’une ne va pas sans l’autre. Sa vocation, c’est de soutenir l’oraison des fidèles le dimanche à l’église. Cette jeune Zurichoise en a fait son métier.
Je referme la porte du temple et reprends la trace des moines. Je quitte Bretonnières par une route tracée au milieu de champs de blé pour rejoindre un petit sentier qui serpente à travers le Bois de Forel. Et je descends vers Romainmôtier. Et je descends en moi-même, loin de l’agitation du monde. Les bruits de la plaine de l’Orbe et le vagabondage de la pensée: tout devient silencieux. Reste ce qui advient.
Comme la petite voix de sœur Gisèle. A quelques pas de l’abbatiale, elle explique à un couple de pèlerins un épisode de la vie de François d’Assise. «Je loge dans un petit studio du prieuré, m’explique-t-elle, pour mieux m’engager dans la fraternité œcuménique de prière et l’accueil des pèlerins». Sœur Gisèle a ce regard de ceux qui écoutent. Elle suscite la confidence. Quelques mots échangés, trois fois rien qui remplit le cœur, avant de reprendre la route. Une heure et demie me sépare encore de La Sarraz. Le chemin m’offre l’occasion de préserver le silence et la solitude.
C’est l’hôpital de Saint-Loup et son parking rempli de voitures qui m’offriront un retour à la réalité, si je puis dire. Quatre heures de marche suffisent à rendre la confrontation quelque peu étrange. Elle le sera encore davantage en rejoignant les hauts de La Sarraz et son immense piscine municipale, pleine en ce beau mois de juillet. Continuer le chemin implique de résister à la tentation d’y piquer une tête.
La marche jusqu’au terme de l’étape alterne petits passages le long de la Venoge et traversée de zones résidentielles. Les immersions en forêt sont entrecoupées de bitume et de routes bruyantes. Et c’est au fond une belle analogie. Il ne s’agit pas de choisir entre ravitaillements spirituels et engagement de toute sorte, mais bien plutôt d’articuler l’un à l’autre comme deux impératifs liés et ordonnés. Le silence, l’émerveillement et la solitude réajustent et nourrissent nos engagements. C’est au fond cela que je retire de cette journée de travail particulière. Et c’est sans doute l’un des fruits du pèlerinage qui s’impose comme une évidence lorsque la marche s’étend sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois. A quand la grande aventure? (cath.ch/pp)
Pierre Pistoletti
Portail catholique suisse
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