Elle n’est pas la plus longue, ni la plus difficile, mais elle est sans conteste l’une des plus belles. L’étape de la Via Francigena de Lausanne à Vevey prend des airs de Provence ou d’Italie. Les pieds dans l’eau, la tête dans les vignes, Lavaux offre au pèlerin un enchantement continu à travers ses bourgs médiévaux, ses églises aux clochers trapus et ses domaines vignerons. Sa méditation ne pourra porter que sur la beauté du monde.
Le parcours commence à la cathédrale de Lausanne, dans la chapelle Sainte-Marie, au transept sud. La seule qui a conservé puis retrouvé sa polychromie d’origine. Dans la lumière chaleureuse d’un vitrail de la Vierge de Charles Clément (1932), une bible et trois registres élimés sont déposés sur une petite table, avec le fameux tampon pour valider son crédential (carnet de pèlerinage). Via Francigena, Chemin de compostelle et Chemin des Huguenots se croisent ici. Des pèlerins en route sur la Via Francigena vers Rome? Oui, il en passe assez régulièrement explique la dame de l’accueil. Elle ne tient pas de statistique, mais elle estime que sur une dizaine de pèlerins qui se présentent, 6 ou 7 sont en route vers Saint Jacques de Compostelle, et 3 ou 4 font chemin vers Rome. Aucune documentation spécifique ne leur est réservée. «Mais ils sont généralement bien préparés». Beaucoup de jeunes, souvent Allemands ou Suisses-allemands, explique-t-elle.
Au Moyen Age, la cathédrale de Lausanne était une étape très importante au carrefour de plusieurs routes de pèlerinage, vers Rome et Compostelle, mais aussi vers Cologne ou Einsiedeln. Le grandiose vaisseau de pierre, immobile sur sa colline, fut construit au XIIIe siècle en partie en raison et en fonction de ces pèlerinages. Le pape et l’empereur firent le déplacement pour sa dédicace en 1275.
Sous le Christ en gloire du portail peint, chef d’œuvre de la statuaire médiévale, prophètes et apôtres racontent l’histoire du salut, du pèlerinage de l’humanité vers la patrie céleste. Ils m’envoient en mission. Du porche de la cathédrale, j’emprunte l’escalier couvert pour dévaler vers la vieille-ville, la gare et tout en bas le lac parfaitement bleu sous un soleil déjà haut.
Au sortir de la zone urbanisée, le chemin pénètre vraiment dans les vignes à Villette. Ma première halte est pour le temple du village, non loin de la belle maison du bailli bernois. J’y découvre une grande fresque de la cène. A la manière de Léonard de Vinci, le même Charles Clément y a mis en scène les gens et les produits du terroir. Le banc, à l’ombre d’un arbre, dans l’enceinte du cimetière, m’offre une jolie place de pique-nique. La mousse qui le recouvre m’indique que les morts ont probablement peu de compagnie.
Je reprends la marche sur le chemin des vignes accroché à la pente. La vendange est encore lointaine, mais les promesses s’annoncent magnifiques. J’essaie de distinguer le chasselas aux grappes allongées et aux fruits ronds, du pinot aux grappes serrées. Partout l’océan de vert domine le bleu du lac. Les ceps se sont immiscés dans les moindres recoins dans le plus petit espace entre deux murets. Sauf sur cette parcelle plantée de trois oliviers. Dans les parcs des villas cossues qui squattent le bord de l’eau, s’épanouissent pins et palmiers, ifs et cyprès, cèdres et séquoias. Le pays prend des airs de Provence ou d’Italie, on dirait le Sud. Le paysage sculpté par les moines défricheurs au XIIe siècle a suscité maints peintres, poètes et écrivains, pour illustrer sa beauté.
La rumeur de la civilisation ne me quitte cependant pas. Mais le passage des trains, des voitures, des bateaux, des avions, ou même le bruit agaçant des sulfateuses et des débroussailleuses me laisse apprécier le rythme de la marche. A flanc de coteau, le tracé n’est pourtant pas plat, avec même quelques solides dérupes, de quoi transpirer et chercher son souffle. Tendu vers son but, le pèlerin n’est pas un flâneur. Au bourg de Cully, la fontaine de la justice lui permet de se désaltérer. Ce n’est pas qu’un verre de Calamin ou de Dezaley ne lui ferait pas plaisir, mais à cette heure du jour et par cette température, il risquerait bien de l’achever.
A Epesses, le chemin rejoint brièvement la grève du lac. Quelques criques de galets coincées derrière la voie de chemin de fer accueillent des baigneurs. Mouettes, goélands et même cormorans frôlent l’eau claire. Rivaz, accroché à son éperon au dessus du torrent du Forestay, ouvre le chemin vers le prochain clocher, celui de St-Saphorin. Massif, trapu sous son toit en batière, il couronne l’église reconstruite en style gothique flamboyant entre 1517 et 1530 par le dernier évêque de Lausanne Sebastien de Montfaucon, contraint à l’exil par la poussée du protestantisme et l’invasion bernoise quelques années plus tard. Le village remonte à une villa romaine. En attestent les vestiges conservés sous l’église et la borne milliaire de l’empereur Claude datée de l’an 47 remployée comme colonne de l’édifice.
L’histoire raconte aussi que le lieu fut ravagé par un tsunami. En 563, suite à l’effondrement d’une montagne en Valais, le placide lac Léman se souleva, la vague ravagea tout sur son passage jusqu’à Genève.
Dans le cœur du temple, l’antique bible est ouverte sur le passage du livre de l’Ecclésiaste: " Toute chose a sa saison, & à toute affaire sous les cieux son tems. Il y a un tems de naitre, & un tems de mourir: un tems de planter & un tems d’arracher ce qui est planté " (sic) Cette médiation sur le temps qui passe est un beau message pour le pèlerin que je suis, elle évoque le passage des marcheurs qui ont emprunté cette Via Francigena depuis des siècles.
Au pied de l’église, la bien nommée Auberge de l’onde, à l’enseigne à l’effigie d’un trois-mâts toutes voiles dehors, est fermée. Qu’à cela ne tienne, la fontaine d’en face me sauve de la déshydratation. J’y remplis ma bouteille, bientôt imité par une famille de touristes anglais.
Au sortir de Saint-Saphorin, j’aperçois le clocher de l’église St-Martin de Vevey, qui se profile juste derrière le siège de Nestlé de verre et de béton construit au bord de l’eau en 1960. Les ombres commencent à s’allonger, mais l’heure se fait de plus en plus chaude. La pierre et le béton surchauffés rayonnent comme des radiateurs. L’ombre qui frôle les murs est la bienvenue. Le pas se fait un peu traînant, le sac à dos paraît plus lourd. Depuis une demi-heure que je marche dans sa direction, ce clocher ne m’appelle plus, il me nargue.
Après une nouvelle demi-heure le long de la gare, puis un dernier coup de rein pour escalader la butte, voici enfin le porche de l’église St-Martin. Mais l’objet de mon désir se refuse à moi! La porte est close depuis 16h, comme me l’apprend un panonceau. Je peste intérieurement contre ces gens qui ont réduit le bon Dieu à un fonctionnaire qui ne reçoit qu’aux heures de bureau. Le chemin jusqu’à Rome sera encore long! (cath.ch/mp)
Olivier Toublan, journaliste et écrivain-voyageur établi à Lausanne, après avoir fait le pèlerinage de Compostelle a entrepris celui de la Via Francigena. Il en fait le récit dans un livre paru récemment aux Editions St-Augustin, à St-Maurice. En deux mois et 45 étapes, il a rejoint Lausanne à Rome. En quelque 250 pages, il décrit les routes, les villages, les paysages et les rencontres.
«Peu fréquentée, authentique et austère, presque une aventure, la Via Francigena l’est encore aujourd’hui», écrit-il. «Sur la Via Francigena, on chemine le plus souvent seul ou en couple, on mange seul, on dort seul. On peut, comme moi, aimer cette solitude qui rend la marche un peu contemplative, ou la regretter comme ceux qui apprécient la grande fraternité des pèlerins.»
Ces grands pèlerinages sont souvent magnifiques. On traverse d’inoubliables paysages, on s’arrête dans des villages oubliés des touristes, on fait des rencontres merveilleuses, explique Olivier Toublan. Mais ne pas voir l’autre côté de la médaille serait mentir par omission. Que dire des longues marches pour rejoindre ou quitter une grande ville, le long d’une autoroute, à travers des zones industrielles sales et polluées. Quand il faut cheminer sans envie et sans plaisir. Parfois le pèlerin doute.
Un tel voyage au long cours est toujours l’occasion de cogiter, de réfléchir, d’échafauder de nouveaux projets, admet Olivier Toublan, qui livre cependant assez peu de cette démarche intérieure. «Changés spirituellement? Pas vraiment, en fait. […] Il manque à la Via Francigena, cette puissance spirituelle omniprésente quand on se rend à Compostelle», par les témoignages physiques, les statues, les chapelles et surtout la rencontre des autres pèlerins. Sur la Via Francigena peu de traces rappellent l’existence de ce pèlerinage pourtant millénaire, juste quelques indices.
Sur le plan pastoral, l’Eglise n’offre aucun accueil ni accompagnement. Probablement parce que les pèlerins sont peu nombreux. Selon Olivier Toublan, qui est assez loin du chiffre officiel de 12’000, ils seraient environ 4’000 à emprunter la Via Francigena sur au moins 100 kilomètres chaque année pour se rendre sur la tombe de saint Pierre.
Le journaliste se promet néanmoins d’y retourner. (cath.ch/mp)
Olivier Toublan: Le chemin de Rome, de Lausanne au Vatican à pied, 250 p. 2018, Editions St-Augustin.
Maurice Page
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