34 évêques qui décident collectivement de laisser leur destin entre les mains du pape. Un pontife qui exprime sa «honte» et qui dénonce la «culture des abus» au Chili, associée à un «système de dissimulation». Un atroce cadavre sorti progressivement du placard, dont les premiers «relents» remontent aux années 1980.
A cette époque, le Père Fernando Karadima est curé de la paroisse d’El Bosque, dans le quartier huppé de La Providencia, dans la partie orientale de Santiago du Chili. Toute une communauté gravite autour de ce prêtre très charismatique. Il suscite de nombreuses vocations et jouit d’une très bonne réputation parmi les fidèles. Certains le considèrent même comme un «saint vivant».
Parmi les jeunes hommes qui font partie de son cercle d’intimes, quatre sont aujourd’hui évêques: Juan Barros, Andrès Arteaga, Tomislav Koljatic et Horacio Valenzuela. Fernando Karadima fait notamment office de «père spirituel» pour Juan Barros, entré au séminaire en 1977. Le Père Karadima se forge également, pendant ces années de «gloire», un empire financier. Une fortune qui, selon le Centre d’investigation journalistique du Chili, s’est en partie bâtie à travers des détournements de dons des fidèles.
Dans ce contexte, une première lettre de dénonciation d’abus sexuels commis par l’ecclésiastique, envoyée à l’archevêché de Santiago, reste sans suite.
Ce n’est qu’en 2003 que les choses se compliquent pour le Père Karadima. Jose Murillo, un paroissien d’El Bosque, remet une seconde lettre de dénonciation à l’un des vicaires épiscopaux de Santiago. La missive est transmise au cardinal Francisco Javier Errazuriz Ossa, alors archevêque de la capitale chilienne. Le prélat juge cependant que ces accusations ne sont pas crédibles.
Mais la pression augmente en 2004, alors que la femme de James Hamilton, une seconde victime du prêtre, vient témoigner contre le Père Karadima. Le cardinal Errazuriz nomme alors un promoteur de justice pour mener une enquête, le Père Eliseo Escudero.
Jose Murillo fait parvenir en 2005 une seconde lettre à Mgr Riccardo Ezzati, alors évêque auxiliaire de Santiago. Il est cette fois reçu en personne par le prélat, qui prend ses accusations au sérieux. Il lui demande de témoigner devant le Père Escudero. Ce dernier entend également les deux autres victimes qui se sont manifestées: James Hamilton et Juan Carlos Cruz.
En 2006, le prêtre enquêteur remet un rapport accablant au cardinal Errazuriz, en recommandant l’ouverture d’un procès canonique. En septembre, l’archevêque de Santiago retire au Père Karadima toute charge pastorale, mais sans faire allusion aux abus.
Il faut cependant attendre 2009 pour que le cardinal nomme un second promoteur de justice et transmette le dossier au Saint-Siège. Mgr Errazuriz sera également pointé du doigt par des victimes pour n’avoir pas pris les mesures appropriées après avoir eu connaissance des actes du prêtre pédophile.
En avril 2010, James Hamilton découvre qu’aucune sanction autre que le retrait de sa charge pastorale ne touche le Père Karadima. Avec Jose Murillo et Juan Carlos Cruz, il organise une conférence de presse aux Etats-Unis, rendant publique l’affaire.
La sentence du Saint-Siège tombe en 2011: le Père Fernando Karadima est renvoyé de l’état clérical et condamné à une vie de prière et de pénitence. En revanche, l’enquête ouverte en parallèle par la justice chilienne est classée. Le juge reconnaît la réalité des abus sexuels mais les faits sont atteints par la prescription.
Les victimes ne veulent cependant pas en rester là. Elles dénoncent un système généralisé au sein de l’Eglise, qui a permis de couvrir les agissements du Père Karadima et pendant longtemps de le protéger. Elles intentent en 2013 une action civile contre le diocèse de Santiago, demandant 450 millions de pesos (environ 700’000 francs suisses) de dommages et intérêts. Les victimes seront déboutées en 2017. Le juge estimant qu’il n’y a pas assez d’éléments prouvant que l’archevêché avait une réelle volonté de les faire taire ou qu’il ait tenté de dissimuler les faits.
En 2014, Mgr Ricardo Ezzati, devenu archevêque de Santiago et cardinal, demande à son prédécesseur, le cardinal Errazuriz, d’empêcher la nomination de Juan Carlos Cruz comme membre de la Commission pontificale pour la protection des mineurs (CPPM), dont le pape François vient d’annoncer la création.
En janvier 2015, l’affaire prend une dimension supplémentaire. Mgr Juan Barros, alors évêques aux armées, est nommé évêque d’Osorno, dans le sud du Chili. Cette nomination provoque une levée de boucliers dans le diocèse et dans le pays. Juan Barros est en effet accusé par les victimes du Père Karadima, faisant partie du cercle d’intimes de ce dernier, d’avoir toujours connu ces agissements pédophiles et de ne jamais les avoir dénoncés. Dans une lettre envoyée au nonce apostolique, Juan Cruz accuse le nouvel évêque d’avoir fait «tout le sale boulot» pour le Père Karadima. Ordonné diacre en 1983, Juan Barros était devenu le secrétaire de l’archevêque de Santiago. Dans cette fonction, il aurait mis à la poubelle les premières dénonciations contre son «père spirituel». La lettre l’accuse également d’avoir menacé des témoins et brisé le secret de la confession. Juan Carlos Cruz affirme même que le nouvel évêque d’Osorno aurait assisté et participé aux abus sexuels commis par le Père Karadima. Une information corroborée par d’autres victimes.
Début mars, Juan Carlos Cruz remet une lettre au cardinal O’Malley, président de la CPPM, détaillant les accusations contre l’évêque d’Osorno, à remettre au pape François. Un courrier que la membre de la commission Marie Collins assure avoir effectivement transmis au pontife.
En même temps, 51 députés chiliens écrivent directement au pape François pour qu’il annule la nomination. Une trentaine de prêtres et de diacres du diocèse s’expriment publiquement en faveur d’une démission. Une pétition de plus de 1000 signatures de fidèles d’Osorno est également envoyée au Vatican pour exiger le départ de Mgr Barros.
Le 21 mars 2015, des centaines de manifestants perturbent sa messe d’entrée en fonction. Ils tentent d’empêcher son accès à la cathédrale d’Osorno. Puis lâchent des ballons noirs en signe de protestation. La célébration est à plusieurs reprises interrompue par des manifestants.
Début avril 2015, un film sort même sur l’affaire Karadima. Il décrit comment l’un des prêtres les plus importants du Chili a abusé sexuellement et psychologiquement de dizaines de jeunes pendant des décennies.
En avril également, une rencontre entre les fidèles s’opposant à l’investiture de Mgr Barros et les autorités du diocèse échoue. La délégation d’opposants refuse de participer au vu du dispositif policier intimidant mis en place sur les lieux. L’affirmation de l’évêque selon laquelle il n’a pas convoqué la police ne convainc personne.
Ce concert de protestations amène la Congrégation pour les évêques à examiner le cas du nouvel évêque. Fin mars 2015, elle arrive cependant à la conclusion qu’il n’y aucune raison de remettre en cause la nomination de Mgr Barros. Le pape François assure à la même période à Mgr Fernando Chomali, administrateur apostolique d’Osorno avant la nomination de Mgr Barros, que tous les antécédents de Mgr Barros ont été examinés et qu’il n’y a «aucune raison objective» pour qu’il n’assume pas la direction du diocèse.
Tout le monde au Vatican n’est néanmoins pas convaincu par la présomption d’innocence accordée à Mgr Barros. C’est notamment le cas de nombreux membres de la Commission pour la protection des mineurs. Son président, le cardinal américain Sean O’Malley, s’engage en avril 2015 à présenter au pape «les préoccupations» du groupe de travail.
Hasard du calendrier ou non, le pontife accepte, le 10 juin 2015, de créer une section judiciaire au sein de la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF) en charge de juger les évêques accusés d’avoir couvert des actes pédophiles. Il répond ainsi à la proposition de la CPPM et de plusieurs associations de victimes.
«L’affaire Barros» connaît une évolution fulgurante début 2018. En voyage au Chili, le pape rend le 16 janvier visite aux victimes d’abus sexuels. Il pleure avec elles et exprime sa «honte» et sa «douleur» devant ces crimes.
Deux jours plus tard, il prend cependant la défense de l’évêque incriminé. A la télévision chilienne, il affirme: «Le jour où ils m’apportent une preuve contre Mgr Barros, alors je parlerai. Il n’y a pas une seule preuve contre lui. Tout cela est de la calomnie, est-ce clair?»
Ses propos provoquent un tollé dans le pays. Les trois victimes militantes du Père Karadima tiennent une conférence de presse où ils regrettent l’utilisation par le pontife du mot «calomnie», réitérant leurs accusations contre Mgr Barros. Les paroles du pontife perturbent également au sein du Vatican. Le 20 janvier, le cardinal O’Malley se démarque ainsi publiquement du pape François. «Les mots utilisés dans la phrase du pape ‘si vous ne pouvez pas prouver vos plaintes, alors vous ne serez pas crus’ reviennent à abandonner ceux qui ont souffert de crimes répréhensibles, de violations de leur dignité personnelle», affirme l’archevêque de Boston.
Des critiques entendues par le pape François. Il revient ainsi quelques jours plus tard sur ses propos, s’excusant notamment d’avoir utilisé le mot «preuve». «Clairement, il y a beaucoup de gens abusés qui ne peuvent pas apporter de preuves, ils ne les ont pas», admet-il dans l’avion qui le ramène à Rome. Il se dit ouvert à tout nouvel élément concernant le cas Barros.
Mais, de retour au Vatican, le pontife n’a manifestement pas le cœur tranquille. Intuition personnelle ou conseil avisé d’une personne qui en sait plus (le cardinal O’Malley)? Il décide dès le 30 janvier 2018 d’envoyer sur place deux enquêteurs qui ont fait leurs preuves: le prélat maltais Charles Scicluna et l’Espagnol Jordi Bertomeu. Mgr Scicluna s’était déjà chargé, il y a quelques années, d’une autre affaire particulièrement sordide et délicate: le cas de Marcial Maciel Degollado, le fondateur des Légionnaires du Christ. Le Maltais avait confondu le prêtre mexicain décédé en 2008, convaincu de pédophilie, de trafic de drogue, de paternités multiples et d’inceste.
Mgr Scicluna se rend au Chili du 20 au 23 février 2018. Il est chargé de réunir le maximum d’informations sur les accusations dont l’évêque d’Osorno fait l’objet. L’audition des témoins est la tâche principale de l’envoyé du pape. Avant de se rendre à Santiago, il rencontre Juan Carlos Cruz, le 17 février aux Etats-Unis. Le journaliste chilien expatrié rend un avis positif sur l’entrevue, estimant que Mgr Scicluna a été «extrêmement empathique».
Une délégation composée de trois laïcs et de trois prêtres du diocèse d’Osorno remet le 21 février à Mgr Scicluna un volumineux dossier contenant des témoignages et des statistiques contre Mgr Barros. Le document entend démontrer que le cas de l’évêque ne représente que la partie visible de l’iceberg. Le porte-parole du mouvement de contestation, Juan Carlos Claret, déclare faire confiance à l’enquête vaticane, «mais avec lucidité».
Le 23 février, des victimes ayant dénoncé les cas d’abus sexuels par les Frères maristes déclarent vouloir elles aussi être entendues par l’envoyé du pape. Les Frères maristes du Chili avaient déjà reconnu, en 2017, une série d’abus sexuels commis par un de leurs religieux sur au moins 14 mineurs entre les années 1970 et 2000. Ce qui fait dire à la presse que «l’enquête Barros» pourrait être étendue à d’autres cas d’abus.
Mgr Scicluna rend en avril 2018 un rapport conséquent de 2’300 pages. Après l’avoir lu, le pape François exprime publiquement sa «douleur» et sa «honte». Il demande pardon aux victimes et souligne de «graves erreurs» commises par «un manque d’information vraie et équilibrée». Une petite phrase extrêmement lourde de sens et de conséquences. Un désaveu des autorités ecclésiales chiliennes qui vient accréditer la vision portée par les milieux de victimes: celle d’un système généralisé de dissimulation des abus sexuels.
S’ensuit la convocation très rapide de l’entier de l’épiscopat chilien à Rome. Une mesure rare qui signifie que le pape veut frapper fort. Dans le même temps, il invite à Rome des victimes du Père Karadima. Reçus début mai 2018, Juan Carlos Cruz, Jose Murillo et James Hamilton remercient le pape pour «son immense générosité». «Ces derniers jours, nous avons rencontré le visage aimable de l’Eglise», soulignent-ils.
La rencontre entre le pontife et les évêques chiliens se déroule entre le 15 et le 17 mai. La participation du cardinal Errazuriz reste longtemps incertaine. Annoncé un moment absent pour raisons de santé, il se rend finalement aux assises.
Le 18 mai, après trois jours de discussions, le pape remercie les prélats pour ce temps de «discernement franc face aux faits graves qui ont blessé la communion ecclésiale et affaibli le travail de l’Eglise au Chili«. Et, coup de théâtre: les évêques chiliens remettent collectivement leur démission au pape François, afin qu’il décide librement pour chacun d’entre eux. Un fait encore inédit dans l’histoire de l’Eglise. Les prélats chiliens demandent également pardon aux victimes, mais aussi «au pape, au peuple de Dieu et à notre pays». Mgr Fernando Ramos,évêque auxiliaire de Santiago, affirme qu’il s’agit d’un acte «collégial et solidaire», pour assumer les «faits graves» d’abus sexuels dans leur pays.
Le 31 mai, le pape François rend publique une «lettre aux catholiques du Chili». Le pontife y écrit: «Jamais plus la culture de l’abus et le système de dissimulation qui lui permet de se perpétuer». Le pontife demande ainsi une «conversion personnelle, communautaire et sociale» de l’Eglise dans le pays.
Le 11 juin, le pape François accepte la démission de Mgr Barros et de deux autres évêques, Mgr Cristian Caro Cordero, évêque de Puerto Montt, au sud du Chili, et Mgr Gonzalo Duarte Garcia de Cortazar, évêque émérite de Valparaiso, dans le nord du pays. S’il ne faisait pas partie du groupe d’évêques proches du Père Karadima dans leur jeunesse, Mgr Caro avait pris à plusieurs reprises la défense de Mgr Barros, notamment devant les fidèles d’Osorno. En 2012, Mgr Cortazar avait lui-même été accusé par un ancien séminariste d’avoir commis des abus sexuels. La plainte devant la justice civile n’avait pas abouti.
Les deux envoyés spéciaux du pape, Mgr Charles Scicluna et Mgr Jordi Bertomeu se rendent une seconde fois au Chili, du 12 au 19 juin 2018, pour y glaner des informations supplémentaires sur le cas Barros.
Le 17 juin, lors d’une «messe de réconciliation» à la cathédrale San Mateo d’Osorno, Mgr Scicluna annonce que le pape François l’a chargé de «demander pardon à chacun des fidèles du diocèse d’Osorno et à tous les habitants de ce territoire, pour les avoir blessés et profondément offensés». Au cours de leur seconde visite au Chili, Mgr Scicluna et Bertomeu ont rencontré des centaines de personnes, motivées «pour la grande majorité par le désir d’une réconciliation véritable». Les deux prélats répondront prochainement à toutes les personnes qui n’ont pu être reçues. Par ailleurs, les envoyés du pape François ont décidé de mettre en place un ›service d’écoute’ des personnes qui veulent témoigner au sujet d’abus sexuels, de conscience ou de pouvoir.
C’est seulement en reconnaissant la «vérité complète» que l’Eglise pourra offrir une «guérison authentique» aux victimes et aux coupables d’abus, souligne Mgr Charles Scicluna suite à son séjour.
On ne connaît pas encore les conclusions des dernières investigations des envoyés du pape. Mais il est fort probable que l’autopsie du «cadavre» chilien fera surgir, dans les mois et années à venir, de sordides révélations. (cath.ch/arch/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/abus-sexuels-au-chili-que-sest-il-vraiment-passe/