«Le temps est venu […] de renouveler notre pédagogie politique et d’aider ceux qui sentent que leur foi, sans engagement public, n’est pas complète». Cet appel, direct et clair, à une présence plus importante de l’Eglise dans l’arène politique a été lancé le 21 mai 2018 par le cardinal Gualtiero Bassetti aux évêques italiens. Le président de la Conférence épiscopale nationale (CEI) s’est réuni pendant trois jours au Vatican avec ses pairs pour discuter des enjeux du moment, pour l’Eglise et le pays.
«Des ‘escarmouches’ sont à prévoir entre le nouveau pouvoir et l’Eglise»
Evoquant la crise politique qui agitait alors la République, le cardinal a pris fermement le parti du président Sergio Mattarella. Il a loué «la sagesse et la patience» dont a fait preuve le chef d’Etat pour donner un gouvernement à l’Italie. Un soutien encore renforcé le 28 mai par le secrétaire général de la CEI, Mgr Nunzio Galantino, qui a assuré le président de ses prières et de sa proximité.
Ce dernier avait, la veille, mis son veto à la nomination de Paolo Savona à la tête du ministère de l’Economie et des Finances. Sergio Mattarella a expliqué avoir voulu éviter que cet eurosceptique convaincu ne mette en danger les engagements pris par l’Italie envers l’Europe, en particulier une sortie du pays de la monnaie unique. Paolo Savona avait été placé dans cette position par la coalition populiste composée du Mouvement 5 étoiles (M5S) et de la Ligue du Nord, vainqueurs des élections législatives du 4 mars 2018. La manœuvre du président avait provoqué la démission du Premier ministre Giuseppe Conte, confronté à l’impossibilité de former son gouvernement. Le président, usant de ses prérogatives, avait désigné à la place de Paolo Savona Carlo Cottarelli, un économiste pro-européen.
A la suite de cela, les critiques avaient fusé contre Sergio Mattarella, notamment de la part des milieux populistes. Certains l’accusant d’avoir réalisé un «coup d’Etat» institutionnel et d’avoir ignoré la volonté du peuple. Très amer, Luigi Di Maio, le chef de file du M5S, avait annoncé sa volonté de mettre le chef de l’Etat en accusation devant le Parlement, pour obtenir sa destitution.
Mais alors que les Italiens se préparaient à retourner aux urnes après l’été, un accord était finalement trouvé, le 31 mai, entre la présidence et les partis dominants au Parlement. Le compromis a impliqué le remplacement à la tête de l’économie de Paolo Savona par Giovanni Tria, un professeur de 69 ans critique sur la monnaie unique mais opposé à une sortie de l’euro. Le gouvernement Conte, dans lequel le leader de la Ligue Matteo Salvini a pris le porte-feuille de l’Intérieur, a prêté serment le 1er juin 2018, mettant fin à 88 jours de crise.
Au cours de ce chaos historique, le président italien a reçu du soutien au-delà des évêques, en particulier des médias catholiques. Dans son édition du 30 mai 2018, le quotidien du Vatican L’Osservatore Romano a ainsi dénoncé les attaques «souvent répugnantes» visant Sergio Mattarella.
Marco Tarquinio, rédacteur en chef du quotidien catholique basé à Milan L’Avvenire, a également pris la défense du président. Dans un éditorial, il accusait les pontes anti-système d’immaturité politique. Considérant que le choix de Paolo Savona au ministère de l’Economie n’était qu’un prétexte, de la part du M5S et de la Ligue, pour provoquer de nouvelles élections et renforcer encore leur emprise sur le Parlement. Le journaliste estimait, par contre, que le président Matarella avait joué son rôle «avec un grand sens des limites et de la fonction arbitrale de la magistrature suprême de la République».
Cette soudaine mobilisation catholique détone avec la relative distance prise par l’Eglise lors de la campagne électorale. Des observateurs avaient alors parlé d’un «retrait» de l’institution du monde politique. Une perspective démentie par la récente adresse de Mgr Bassetti, qui exhortait l’Eglise à revenir à son rôle traditionnel de «conscience critique» de la société. L’archevêque de Pérouse (Ombrie) a souligné la nécessité de mettre plus d’attention à la formation politique et à l’enseignement de la doctrine sociale de l’Eglise dans les écoles.
Mgr Galantino s’est parallèlement exprimé sur la politique à plusieurs reprises dans les médias, avec une clarté et une fermeté assez inhabituelles pour un responsable catholique. L’évêque émérite de Cassano all’Ionio (Calabre),connu pour être l’un des prélats italiens les plus proches du pape François, a ainsi critiqué à la télévision l’orientation anti-européenne du gouvernement de Giuseppe Conte. «Lorsque vous ne souhaitez plus parler de manière rationnelle de ce qui est nécessaire en Europe aujourd’hui, et que vous considérez juste le tout comme quelque chose dont il faut se débarrasser, vous risquez de mettre l’Italie dans une situation difficile», a relevé le ‘numéro deux’ de la CEI.
Au cours de la formation du gouvernement Conte, Mgr Bassetti avait souligné que la grille d’analyse de l’Eglise serait sa doctrine sociale, avec «des points indispensables» que sont la famille, la dignité de la personne humaine, du migrant, mais aussi la justice salariale et la progressivité de l’impôt.
Un certain nombre de points du programme gouvernemental pourront sans doute «passer» auprès de l’Eglise. Les deux formations politiques les ont détaillés dans un document publié fin mai 2018, dénommé «Contrat pour le gouvernement du changement». Sa dernière mouture prévoit ainsi des déductions fiscales pour les familles, une augmentation de l’aide pour les personnes âgées et les femmes, ainsi que l’introduction d’un revenu universel de base. Le document présente également l’engagement du gouvernement à améliorer la protection de l’environnement.
Mais dans beaucoup d’autres dossiers, des «escarmouches» sont à prévoir entre le nouveau pouvoir et l’Eglise catholique. L’opposition forcenée des deux partis à l’Europe n’est pas vue d’un très bon œil par les dirigeants catholiques. Le pape François a à plusieurs reprises loué le projet européen pour sa capacité à encourager l’intégration et la coopération entre les nations. Même chose pour la politique fiscale des populistes qui, loin d’une progressivité, prévoit un taux d’imposition unique de 15% ou 20% qui devrait profiter aux plus aisés.
«C’est comme si soudainement, la sphère politique en Italie et le monde de l’Eglise existaient dans des univers parallèles»
Mais la politique migratoire très restrictive prônée par les pontes du M5S et de la Ligue sera certainement la principale pomme de discorde. «Le bon temps est terminé, préparez-vous à faire les valises», a ainsi lancé le nouveau ministre de l’Intérieur en direction des clandestins du pays, juste après son investiture. Un style de gouvernement qui promet d’être intransigeant et qui augure de relations houleuses avec l’Eglise.
Des relations à propos desquelles le «contrat de gouvernement» ne dit d’ailleurs absolument rien. Les mots «Eglise» et «Vatican» étant totalement absents du document.
Un point qui, pour le journaliste vaticaniste américain John L. Allen, est emblématique des nouveaux rapports entre la politique italienne et l’Eglise. «C’est comme si soudainement, la sphère politique en Italie et le monde de l’Eglise existaient dans des univers parallèles, alors qu’encore très récemment ils étaient si imbriqués qu’ils en étaient presque indissociables», souligne-t-il sur le site internet catholique américain Crux. Pendant pratiquement toute la période d’après-guerre, les démocrates-chrétiens, qui avaient une mainmise presque absolue sur le pouvoir, entretenaient des liens très étroits avec l’Eglise. Des relations encore vivaces sous les gouvernements de droite de Silvio Berlusconi ou de gauche de Matteo Renzi.
Pendant leur campagne électorale, Luigi di Maio et Matteo Salvini ne se sont, eux, pratiquement jamais à référés à l’institution. Si ce n’est pour critiquer les déclarations de responsables catholiques favorables à l’immigration. Est-ce le signe d’une politique décomplexée ou d’une immaturité politique? Quoiqu’il en soit, ces politiciens d’un nouveau style estiment apparemment pouvoir s’affranchir de l’Eglise comme force d’opinion déterminante dans la société.
Sont-ils dans le juste ou vont-ils vers une cinglante désillusion? Il est certain que beaucoup d’observateurs abondent dans leur sens, mettant en avant que le catholicisme est aujourd’hui, en Italie, plus un élément de tradition qu’une réelle force d’influence. «Même si la place du catholicisme reste grande en Italie, l’Eglise catholique romaine doit s’adapter à un contexte que marquent à la fois la sécularisation et une nouvelle diversité religieuse», note ainsi le sociologue des religions fribourgeois Jean-François Mayer.
Il faut constater que le taux de pratique italien n’est pas beaucoup plus élevé que dans les autres pays européens. Alors que 83% des citoyens s’identifient comme catholiques, ils sont actuellement moins de 30% à se rendre à la messe tous les dimanches.
Un constat de «distanciation» confirmé par Julia Cripps. La spécialiste de l’Italie, travaillant au Berkeley Center for Religion, Peace and World Affairs de l’Université de Georgetown (Etats-Unis), considère que «l’Italie est catholique de nom mais pas en pratique». Elle souligne que depuis les années 1990, «l’Eglise catholique s’est progressivement déconnectée de la vie quotidienne de ses membres». L’experte en religions remarque que de nombreuses ouvertures politiques en Italie se sont concrétisées en dépit de l’opposition de l’Eglise. Par exemple la légalisation de la pilule abortive, en 2009, ou la reconnaissance des unions de couples du même sexe, en 2016. En 2012, une page Facebook demandant que l’Italie se libère de l’influence de la religion a recueilli 500’000 ‘likes’.
Face à cette nouvelle donne, l’Eglise cherche certainement à redéfinir son mode de communication et d’engagement dans la société. D’un côté ou de l’autre, l’heure ne semble plus être au ménagement du langage. L’aiguillon de l’extrême droite pourrait avoir fait ressortir la voix indignée de l’Eglise. «Qu’est-ce que les évêques peuvent demander du nouveau gouvernement?, s’est ainsi interrogé le cardinal Bassetti devant les prélats transalpins. Que ces hommes qui occuperont des postes si importants nous donnent un signe de maturité!» (cath.ch/ag/rz)
Raphaël Zbinden
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