Premier pays catholique au monde, le Brésil connaît depuis les années 1980 un essor important des mouvements pentecôtistes et néo-pentecôtistes. De quoi changer en profondeur le visage de ce pays. Conçu comme une succession d’articles et de reportages, le livre décrypte le phénomène. Lamia Oualalou est correspondante francophone pour plusieurs médias français.
Comment est née l’idée de ce livre?
J’ai commencé à m’intéresser à la place des évangéliques au Brésil avec la venue du Pape Benoit XVI dans le pays en 2007, à l’occasion de la 5ème conférence de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes, à Aparecida. J’ai poursuivi et complété ce travail avant et après le voyage du pape François à Rio de Janeiro pour les Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ), en septembre 2013.
J’ai alors observé sur le terrain la réalité des chiffres annoncés, mais aussi la vitalité de ce mouvement et la manière dont il se déclinait d’un point de vue politique, économique, social, culturel… A mon sens, c’est d’ailleurs le principal phénomène social au Brésil au sens large du terme, avec des implications que la classe politique commence à peine à comprendre.
Comment avez-vous travaillé?
En plus de mes reportages, j’ai compulsé de nombreux articles et thèses de chercheurs. L’objectif était de rédiger un ouvrage compréhensible par tous et accessible aux lecteurs qui ne connaissent pas le Brésil ni le thème des évangélistes. Il ne s’agit pas d’aborder le sujet d’un point de vue théologique, mais de comprendre comment le mouvement évangélique transforme le pays.
«Il s’agit de comprendre comment le mouvement évangélique transforme le pays»
Peut-on dresser un profil type des évangéliques aujourd’hui au Brésil?
Ce n’est pas simple. D’abord parce qu’il y a une différence évidente entre les protestants traditionnels (baptistes, etc…) et les pentecôtistes et néo-pentecôtistes. Car l’importance des premiers, qui représentent 4% de la population, n’a pas du tout changé, et a même tendance à s’effriter. Ce ne sont pas non plus les mêmes milieux sociaux.
D’un point de vue géographique, les évangéliques prospèrent dans deux types de lieux: les périphéries des grandes villes et la frontière agricole, appelée aussi «Arc de déforestation», qui se déploie face à l’Amazonie. Le point commun entre ces deux catégories géographiques, c’est que ce sont des peuplements récents, d’où l’Etat est totalement absent. Les gens qui y ont migré se trouvent, dans les deux cas, dans une logique de rupture. Ils n’ont plus de liens avec leurs racines familiales ni de réseaux d’entraide. Ces personnes connaissent la précarité liée au chômage, à la solitude, à la drogue. Ce sont, de plus, des endroits où l’Eglise catholique est totalement absente. Beaucoup de ces gens qui se rendent au temple dans leur quartiers ou petites villes pourraient aller à l’Eglise catholique s’il y en avait une à proximité. Mais ce n’est pas le cas.
Les évangéliques présentent ils un profil socio-économique particulier?
Le spectre est assez large, mais on peut néanmoins avancer que les évangéliques viennent de couches modestes de la population. Les femmes y sont majoritaires, car ces dernières sont souvent seules, ont souvent beaucoup plus de choses à gérer et n’ont pas accès aux lieux de socialisation traditionnels. La présence des femmes ne répond pas à une logique théologique, souvent inexistante, mais plutôt à une logique de socialisation et de loisir. C’est là où elles chantent et où elles peuvent laisser leurs enfants. Autre caractéristique, la présence de beaucoup de noirs et de métisses car le niveau social est bas.
Ce dernier point évolue cependant, car le niveau social augmente, notamment pour la 2ème génération. Cette dernière est déjà évangélique et la base n’est plus dans la misère. Les évangéliques d’il y a 30 ans ne sont en effet plus les mêmes qu’aujourd’hui. On en rencontre désormais dans toutes les classes sociales, même si les très riches, à l’exception de certaines individualités, restent catholiques.
Votre livre évoque plusieurs raisons qui expliquent cet essor des évangéliques, en commençant par le développement de la «théologie de la prospérité». Pourquoi rencontre-t-elle un écho aussi positif auprès des évangéliques brésiliens?
D’abord cette théologie remplit un vide. Quand la théologie de la libération a connu un arrêt avec Jean-Paul II – qui a remplacé un grand nombre d’évêques de cette sensibilité par des prélats plus conservateurs – cela a entraîné la disparition de nombreuses Communautés Ecclésiales de base (CEBs). Or ces quelques 80’000 structures, qui regroupaient entre 3 et 5 millions de personnes, avaient permis un niveau de capillarité très important. Cette perte est justement advenue à un moment où le pays était en pleine transformation sociale, où il y a eu une désindustrialisation très importante et où le secteur agricole a changé de visage avec la mécanisation. De quoi déstabiliser les plus démunis.
Or, à ce moment-là, le discours de l’Eglise catholique qui est historiquement lié aux élites, pouvait se résumer à: «souffres dans ce monde pour avoir une place dans l’au-delà». Ce n’est pas conforme à la mentalité brésilienne!
«Cette théologie de la prospérité remplit un vide.»
D’où l’ouverture à la théologie de la prospérité?
Oui, d’autant que le pays a commencé à être touché par le consumérisme. Il faut quand même souligner que cette théologie de la prospérité ne fait pas l’unanimité. Une partie des pasteurs s’est dissociée de cela car ils trouvaient que cela constituait une atteinte à la souveraineté de Dieu. L’idée est que si on fait tout ce qu’il faut, on peut exiger de Dieu le bien-être à tous les niveaux: santé, matériel, etc… Le fait de n’être plus dans la supplication mais dans l’exigence divise, même parmi les pentecôtistes.
Et pourtant la théologie de la prospérité fait des adeptes
Si cette théologie est très mal perçue chez les intellectuels, en particulier de gauche, qui la voient un peu comme l’adaptation du néolibéralisme dans le champ religieux, il ne faut pas oublier que le monde évangélique s’appuie également sur une solidarité horizontale qui est très intéressante. Il y a certes une réalité d’individualisme. Mais il y a aussi une forme de solidarité, notamment à travers les réseaux. Je viens de perdre mon emploi. Qui va m’aider à en trouver un autre? C’est mon réseau évangélique. Qui va m’aider à me nourrir en cas de difficulté? Qui va garder mes enfants pendant que je vais chercher un travail? Même réponse. Cette solidarité explique aussi la migration de fidèles vers ces églises.
Vous expliquez également que l’une des clés du succès des évangéliques est le recours à un marketing plutôt agressif…
Il est important de rappeler que n’importe qui peut être pasteur. Il suffit en effet de suivre trois mois de cours. En outre, le célibat n’est pas requis. Les pasteurs réussissent, car ce sont généralement de bons orateurs qui ont de l’influence. Ils créent leur propre église en s’appuyant sur une démarche très marketing, en s’adaptant à leur «clientèle», depuis les homosexuels jusqu’aux… surfers!
On est dans une logique d’adaptation à un public versatile, qui consiste à proposer un nouveau produit, que l’on promeut comme un produit de consommation classique, via la télévision et la radio. Comme il n’y a pas de hiérarchie, la fragmentation est inhérente au modèle de l’Eglise évangélique.
Chaque Eglise est en fait une scission d’une grande Eglise, car comme ces personnalités n’ont pas de place pour exister, elles doivent créer leur entité. À terme, cette capacité de s’adapter à des publics et à des «niches» différents, constitue à la fois la richesse et le talon d’Achille de ces Eglises évangéliques. Car si l’Eglise catholique a un seul message, chaque Eglise évangélique qui va se créer va lancer son propre message pour s’inscrire dans une logique de concurrence. Cet éparpillement a d’ailleurs un double effet: il affaiblit les grandes églises mais il dissémine d’avantage la culture évangélique.
Vous abordez également la présence toujours plus importante des évangéliques dans le paysage médiatique…
C’est la grande force des évangéliques par rapport aux catholiques! Celui qui l’incarne le mieux est Edir Macedo, le fondateur de l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu (EURD) qui a drainé des centaines de milliers de fidèles grâce à la radio. Une étude révèle d’ailleurs qu’un tiers des fidèles de l’EURD ont été influencés par la radio.
Chaque grande Eglise a sa radio, sa télévision, son site internet, ses journaux aussi parfois, à l’image de la Folha, un hebdomadaire qui tire à 2,5 millions d’exemplaires. Les évangéliques ont également les chanteurs qui se produisent sur la radio de l’Eglise. Une radio n’est pas là pour convertir par les ondes, mais pour inciter les fidèles à venir au temple.
Outre la radio et la presse papier, il y a aussi les chaînes de télévision. Il faut souligner que la 2ème chaîne au Brésil, la Record, est une chaîne évangélique, même si elle le cache un peu. Cela reste un moyen de dissémination de valeurs culturelles. Par exemple, la télé novela de 21h00, un rendez-vous central pour des dizaines de millions de brésiliens, est obligatoirement axée sur un thème évangélique. Et ça marche! En outre, vu son poids, la télévision est désormais une monnaie d’échange avec les politiques.
«La 2ème chaîne au Brésil, la Record, est une chaîne évangélique.»
Justement, comment les évangéliques font-ils pression sur les programmes politiques des différents partis?
Avant même de conquérir les sphères politiques, il faut souligner qu’il y a une stratégie d’occupation, voire d’infiltration à tous les niveaux. L’un des exemples les plus édifiants est la présence des évangéliques au sein de la police. Les programmes sociaux sont également largement pilotés par les évangéliques, à l’image de la lutte contre le crack. C’est grâce à cette omniprésence qu’il est possible d’accéder à des niveaux plus élevés de la société.
Ensuite le système électoral brésilien, complexe et basé sur une dose de proportionnelle, favorise l’accès au pouvoir de têtes d’affiche. Pour pouvoir élire des représentants évangéliques, il faut des têtes d’affiche. Ce sont souvent des pasteurs. Mais cela peut être aussi des personnalités connues, voire des joueurs de football. Aujourd’hui, le Brésil compte environ 90 députés évangéliques (sur 513, ndlr). Leur objectif est de doubler lors des élections en octobre.
Face à cet essor inexorable des évangéliques, quelle est la réaction de la hiérarchie catholique au Brésil? Et quel est l’avenir, selon vous, de cette Eglise Catholique?
Le Pape François, latino-américain, est conscient des enjeux de l’essor des évangéliques au Brésil, mais aussi sur l’ensemble du continent. D’ailleurs, la messe qui s’est déroulée sur la plage de Copacabana était initialement prévue dans une partie de la ville où les évangéliques sont très représentés. Le problème vient peut-être d’une forme d’inertie des évêques brésiliens, qui ont été en grande partie nommés par Jean-Paul II et Benoit XVI.
En travaillant sur ce livre, j’ai d’ailleurs été surprise par le nombre d’évangéliques qui ne connaissaient pas ou peu le pape et quel est son rôle. Ce qui est quand même étonnant dans le premier pays catholique du monde! En tout état de cause les catholiques doivent partir à la reconquête des fidèles. En sachant que le «monopole catholique», c’est fini. (cath.ch/jcg)
Jésus t’aime! La déferlante évangélique, Lamia Oualalou. Ed. Cerf, 2018, 288 pages.
Bernard Hallet
Portail catholique suisse
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