Fribourg: l'avocate colombienne Erika Gomez déplore la fragilité de l'accord de paix

Depuis février 2017, plus de 300 leaders de communautés paysannes et indigènes, ainsi que des défenseurs des droits humains ont été assassinés en Colombie, déplore l’avocate Erika Gomez, directrice de la Commission permanente pour la défense des droits humains (CPDH) à Bogota, présente à Fribourg le jeudi 12 avril 2018.

Elle était l’invitée de Comundo Suisse romande, une ONG de coopération par l’échange de personnes, et des Brigades de paix internationales PBI Suisse. Erika Gomez a dressé un bilan mitigé de l’application de l’accord de paix signé à Bogota, jeudi 24 novembre 2016, entre le gouvernement et la guérilla des FARC. Elle pense toutefois qu’il faut continuer la lutte pour la réalisation complète de l’accord de paix, «car on ne peut plus continuer comme avant, les gens ont trop souffert, la voie des armes est sans issue !»

«80 % des crimes des forces armées n’ont pas été punis»

«80 % des crimes des forces armées n’ont pas été punis, comme dans le cas des ‘faux positifs’ (exécutions extrajudiciaires de civils innocents, dans le but de les faire passer pour des guérilleros morts au combat et d’obtenir ainsi des récompenses, ndlr). Il y a du désespoir et de la désillusion – 1’500 ex-guérilleros ont repris le chemin de la lutte armée – mais nous ne voulons pas retourner en arrière, toutes ces années de guerre ont été trop douloureuses!»

Erika note que malgré le pessimisme ambiant, certains progrès ont pu être réalisés. Ainsi le déminage en cours des zones affectées par les mines antipersonnel. Plus des deux tiers des municipalités de Colombie, le deuxième pays le plus miné au monde après l’Afghanistan, sont concernées. Le nombre de victimes parmi les civils a déjà beaucoup diminué.

La restitution des terres piétine

Nombre de leaders communautaires et de défenseurs des droits humains ont été tués par des paramilitaires dans le cadre du programme de restitution des terres, dans un pays où plus de 50 ans d’affrontements armés ont fait quelque 7,4 millions de déplacés internes, confie-t-elle à cath.ch. Plus de 1,5 million d’hectares, accaparés par des groupes armés, des paramilitaires, des narcotrafiquants ou des grands propriétaires devraient être restitués aux paysans qui ont dû fuir la violence et les pressions de ces groupes. «Beaucoup ne réclament pas leurs terres, car ils ont subi des menaces. Trop de juges, procureurs et fonctionnaires sont corrompus ou liés aux paramilitaires, qui, s’ils ont été officiellement démobilisés, ont reconstitué des groupes armés».

La mise en œuvre des accords de paix mettant fin à plus de 50 années de guerre est beaucoup trop lente, estime la juriste. Jusqu’à maintenant, dénonce-t-elle, seules 18,5 % des mesures prévues ont été réalisées, et des guérilleros démobilisés sont la cible d’assassinats. Une vingtaine d’entre eux ont été abattus ainsi que treize membres de leur famille. Alors que les FARC ont remis leurs armes et se sont transformés en parti politique, leur situation est précaire.

Le «génocide politique» de l’Union patriotique

Beaucoup craignent que ne se répète le scénario sanglant qui a vu l’extermination des militants de l’Union patriotique (UP) à la fin des années 1980. Suite aux accords de La Uribe entre le gouvernement colombien et les FARC, l’UP avait regroupé des guérilleros démobilisés, des membres du Parti communiste colombien et d’autres éléments issus de la société civile. Suivant la voie des urnes, l’UP avait conquis plusieurs municipalités, mais elle a été décimée par «un génocide politique», qui a fait entre 3’600 et 5’000 morts, dont huit parlementaires, des centaines de maires et de dirigeants du mouvement, et deux candidats présidentiels: Jaime Pardo Leal (1987) et Bernardo Jaramillo Ossa (1990).

Maintenant que les guérilleros des FARC, qui sont désarmés, ont laissé les territoires qu’ils contrôlaient et ont été regroupés dans des zones appelées «Espacios Territoriales de Capacitación y Reincorporación» (ETCR), l’insécurité se développe.

Bogota délaisse les territoires abandonnés par les FARC

«Ces territoires, qui ont longtemps été sous le contrôle des FARC, connaissaient une certaine sécurité, car il l’ordre y régnait. Les FARC ont représenté l’autorité pendant un demi-siècle dans certains endroits. Ceux qui commettaient des délits étaient punis et devaient exécuter des travaux communautaires un certain temps, selon la sentence qui leur était appliquée. Les FARC sont parties, mais l’Etat laisse ces territoires à l’abandon… Il n’y a souvent ni forces armées ni police, sans parler d’écoles ou de dispensaires».

D’autres groupes armés ou des narcotrafiquants ont envahi ces territoires et y font régner l’insécurité. De plus, les populations qui vivent dans ces régions sont stigmatisées, car elles étaient de fait, bon gré mal gré, la base sociale de la guérilla. «Beaucoup de gens de ces communautés ont craint,  pour cette raison, le départ des FARC… De plus, l’Etat est centralisé à Bogota, et beaucoup de fonctionnaires ne connaissent rien de la réalité des campagnes. Ils ne savent pas ce qui se passe sur le terrain sur le plan des équipements sanitaires ou scolaires».

Perte de confiance

Erika Gomez, tout comme la juriste Yina Lucia Avella Bruges, coopér-actrice de Comundo en Colombie, qui accompagne l’équipe de la Corporation clarétienne Norman Perez Bello à Bogota, relève la situation difficile des ex-guérilleros dans les zones de regroupement.

«Ce sont souvent des zones isolées, insalubres, sans eau, sans voies de communication, sans téléphone, sans dispensaires… Comment peuvent-ils vivre dans ces territoires ? Beaucoup quittent ces zones, et se rendent dans d’autres régions, où ils ne seront pas reconnus, car ils craignent pour leur vie. 600 ex-Farc sont encore prisonniers de guerre, alors que l’on devrait, selon l’accord de paix, leur appliquer les dispositions de la Juridiction spéciale pour la paix (JEP). Des guérilleros démobilisés craignent d’être arrêtés. Les auxiliaires des FARC, membre des milices, ne bénéficient pas de la JEP et sont face à un vide juridique…»

Les aides financières de l’étranger sont détournées

Les ONG mettent en garde l’Etat colombien: s’il n’accompagne pas l’accord, il y aura une perte de confiance, et des ex-guérilleros pourront reprendre la lutte armée, rejoindre les guérillas de l’ELN ou de l’EPL, qui n’ont pas encore déposé les armes. Erika Gomez, qui s’est rendue dans des ETCR, note un boom des naissances dans ces zones de regroupement, comme à Aguabonita, dans le département de Caqueta.

«Dans certains ETCR, il n’y a même pas de contrôle périnatal, pas de médecins, seulement des infirmiers, des ex-guérilleros des FARC. Des enfants n’ont pas été enregistrés à leur naissance. L’an dernier, il n’y avait quasiment pas d’infrastructures réalisées, alors les gens s’auto-organisent comme ils peuvent. Maintenant, les guérilleros démobilisés, qui viennent à 80% des campagnes, ont commencé à cultiver la terre et à semer leurs récoltes. Ils ont des bananes, du yucca, des fruits».

Des fonds qui n’arrivent pas à destination

Mais tant Erika Gomez que Yina Lucia Avella déplorent le manque de ressources pour mettre en œuvre la totalité de l’accord. Et de demander où sont passées les sommes versées au gouvernement colombien par les Etats étrangers comme la Suisse, la Norvège et la Suède, qui ont accompagné le processus de paix. «L’argent du Fonds pour la paix n’arrive pas dans ces zones, il va ailleurs. Les divers Etats, l’Union européenne, l’ONU, qui financent la transition, devraient demander des comptes au gouvernement de Bogota!»

Julie de Dardel, maître assistante au Département de géographie de l’Université de Genève, a relevé , elle aussi, que l’accord de paix est loin d’être une réalité sur le terrain. Excellente connaisseuse de la réalité colombienne – elle y a vécu 6 ans – elle est membre de l’Association Turpial engagée pour la défense des droits humains dans les prisons et la lutte pour la restitution des terres aux personnes déplacées en Colombie.

La visite du pape François a soulevé un vent d’espoir momentané

La Genevoise a participé au mois d’août 2017 à une mission d’observation du processus de paix et de la situation des droits humains en Colombie présidée par le maire de Genève, Rémy Pagani. Elle note la persistance de la violence dans les zones de culture de la coca, qui vise même les paysans engagés dans des cultures de substitution. Julie de Dardel relève qu’en raison du processus de paix, il y a le danger que les Etats canalisent désormais leur aide vers le gouvernement au lieu d’aider les ONG qui font un très bon travail à la base.

Alors que l’Eglise colombienne, puissante dans le pays, n’est pas unanime face à la situation actuelle, la visite du pape François en Colombie, en septembre dernier, a apporté un vent d’espoir. «Il n’y a pas eu d’attentats et de morts durant la visite… Il faudrait qu’il vienne chaque année», insiste Erika. Car le pays, où les partis de droite opposés à l’accord de paix (en particulier le Centre démocratique du sénateur et ex-président Alvaro Uribe), sont sortis renforcés des législatives de mars dernier, est plus polarisé que jamais ! Ivan Duque, le poulain d’Alvaro Uribe, sera le candidat du Centre démocratique lors de la présidentielle du 27 mai 2018. Si c’est la droite dure qui l’emporte, la Colombie pourrait connaître un nouveau cycle de violences. (cath/be)

 

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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