Actes pédophiles de Joël Allaz: «Plus jamais ça!», déclare le provincial des capucins suisses

«Plus jamais ça!», a déclaré le 27 mars 2018 Frère Agostino Del Pietro, provincial des capucins suisses, lors de la présentation à Fribourg du rapport de la Commission indépendante d’enquête sur les crimes pédophiles commis par l’ex-capucin Joël Allaz. A l’époque, l’ordre des capucins, l’évêché à Fribourg et la communauté catholique dans laquelle le capucin abuseur a sévi ont contribué par leur silence à son impunité.

Réduit à l’état laïc, l’ex-religieux de 77 ans, qui vit désormais comme simple «hôte» dans le couvent de Wil (SG), avait pu, pendant des années, abuser d’enfants et bénéficier de l’impunité pendant un demi-siècle, jusqu’à l’ouverture de l’enquête pénale de 2008.

Commission mandatée par la Province suisse des capucins

Mandatée par la Province suisse des capucins en avril 2017, cette Commission, présidée par l’ancien juge cantonal fribourgeois Alexandre Papaux, a travaillé pendant un an et rédigé un rapport de 160 pages, dont la presse a eu accès à des extraits.

Frère Agostino del Pietro a déclaré à cath.ch qu’il n’excluait pas la publication de la totalité du rapport, mais qu’il fallait encore réfléchir aux modalités de cette publication. Le Père Adrian Holderegger, qui modérait les débats, a rappelé qu’il fallait notamment tenir compte de la protection des données et de la personnalité. Le rapport, rédigé par l’avocat Alexandre Papaux, par Francis Python, professeur émérite d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg, et Yves Mausen, professeur d’histoire du droit et droit des religions de l’Université de Fribourg, est en effet très détaillé et très précis.

Autorités françaises saisies en janvier par la procureure Gendre

La Commission relève dans son rapport que l'»affaire Allaz» est «une grave affaire de pédophilie qui a miné le diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg ainsi que l’Ordre des Frères mineurs capucins de Suisse depuis un quart de siècle», tandis que les faits se sont déroulés sur un demi-siècle, les premiers abus sexuels datant de 1958. Réduit à l’état laïc le 20 mai 2017 par la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi, à l’occasion de la notification de cette décision, l’ancien religieux a avoué avoir abusé d’autres enfants en France, sans indiquer leur nom.

Ces déclarations ont amené l’ancienne juge d’instruction fribourgeoise Yvonne Gendre, aujourd’hui procureure, à saisir une nouvelle fois les autorités judiciaires françaises le 16 janvier 2018, sans qu’on connaisse les suites données par la justice française. Les actes commis par l’ex-capucin ont fait de nombreuses victimes en Suisse romande et en France, mais seules 24 d’entre elles ont été identifiées par la justice, dont 22 en Suisse et 2 en France.

Fermer les yeux et se taire

Pour la Commission indépendante, cette affaire illustre parfaitement les difficultés de l’Eglise catholique, jusqu’à récemment – que ce soit en Suisse, aux Etats-Unis, au Québec, en Irlande ou en France, «à gérer seule les comportements déviants de certains ecclésiastiques envers des mineurs». L’Eglise a longtemps adopté «une attitude défensive, en se contentant notamment de déplacer le prêtre abuseur et son problème avec lui, tout en le soustrayant à la justice civile», a souligné Alexandre Papaux.

Des témoins ont manqué de courage et de sens des responsabilités

L’ancien juge cantonal a déploré le manque de courage et de sens des responsabilités de certains témoins d’actes inacceptables «qui ont préféré fermer les yeux et se taire». Il a déploré le silence de la communauté catholique et de la société civile face à ces crimes, «le manque de curiosité du juge d’instruction valaisan en 1995, qui a clos son enquête en raison de la prescription sans auditionner Joël Allaz ni examiner sa situation personnelle, ce qui aurait permis de prévenir d’autres abus éventuels sur des mineurs».

Archives ouvertes et refus de témoigner d’ecclésiastiques

Pour rédiger son rapport, la Commission a eu accès aux archives de la Province suisse des capucins ainsi qu’à celles de l’évêché de Lausanne, Genève et Fribourg, et à celles de l’Officialité diocésaine. Elle a fait également des recherches dans les archives des diocèses de Grenoble et de Lyon, où a aussi sévi le «capucin prédateur», ainsi qu’auprès de la Province de France des , «recherches qui se sont révélées peu fructueuses!» Elle a également contacté les instituts spécialisés où a travaillé Joël Allaz, à savoir l’Institut d’éducation spécialisée Saint-Raphaël, à Champlan/VS, le Centre médico-éducatif pour enfants et adultes présentant des déficiences intellectuelles ou un polyhandicap La Castalie à Monthey/VS, et l’Ecole spécialisée pour enfants et adultes en situation de handicap physique La Cassagne, à Lausanne.

La Commission a procédé à 16 auditions, en complément des procès verbaux d’audition des autorités judiciaires, auxquels elle a eu accès. Alexandre Papaux a précisé en conférence de presse que «deux ecclésiastiques ont refusé de témoigner: Jacques Banderet, ancien vicaire épiscopal sous Mgr Pierre Mamie, et Nicolas Betticher, ancien vicaire général sous Mgr Genoud».

Silence des supérieurs du «capucin prédateur»

Le rapport dénonce la «légèreté dans le traitement des abus portés à la connaissance de la hiérarchie dans les années 1970-1980», et met en cause notamment les supérieurs de Joël Allaz, lorsque celui-ci résidait en Valais (1973-1977). Les supérieurs du capucin, à savoir Gervais Aeby et Guérin Zufferey, auraient dû prendre des mesures immédiates, notamment l’interdiction de travailler avec des enfants.

La Commission déplore également la non-prise au sérieux de la dénonciation du capucin Charles Dousse en 1984, alors qu’il résidait avec Joël Allaz à Lully/FR. Il avait signalé à cette date à Gervais Aeby des «comportements inappropriés envers des enfants lors de séances d’aquathérapie. Aucune suite n’avait été donnée à cette dénonciation, alors que les antécédents du pédophile devaient être connus».

Le capucin Charles Dousse avait dénoncé les actes de son confrère

Après le départ de Charles Dousse de Lully, le prédateur a continué d’abuser de mineurs sous lcouvert de son travail de psychologue et de prêtre. Une seule victime, Jean-Marie Fürbringer, abusé à l’âge de 11 ans au Foyer franciscain de St-Maurice, dans les années 1970, portera plainte. Mais il le fera seulement en 1995, alors que les crimes sont prescrits. Le capucin abuseur ayant été déplacé à Corenc, près de Grenoble, en 1989, les raisons de son déplacement en France n’ont semble-t-il pas été explicitées. «Elles ont été jugées lacunaires» par Mgr Dufaux, évêque de Grenoble, et Mgr Genoud.

«Compte tenu des motifs de son déplacement en France, il est totalement incompréhensible que les supérieurs de Joël Allaz ne soient pas intervenus pour empêcher ce type d’activités confiées par l’évêque Dufaux, de 1989 à juillet 2002». «Les responsables capucins se contentent de sa parole manipulatrice», souligne Alexandre Papaux. «Il y a bel et bien une grande naïveté dans la gestion du risque que représentait Joël Allaz». L’ancien juge cantonal souligne aussi «l’absence de confinement sérieux de Joël Allaz» quand le capucin est envoyé à Bron, près de Lyon.

«Ni après la révélation en automne 2004 des abus subis par le neveu de Joël Allaz en 1992, ni après les aveux du capucin en août 2005 à Bron, devant sa famille et le capucin Marcel Durrer, personne n’a saisi la justice!» Le provincial suisse Mauro Jöhri ordonne alors à l’abuseur de revenir en Suisse le 21 novembre 2005 en prenant des mesures strictes de confinement et de surveillance au couvent de Delémont. Contrairement aux prescriptions canoniques, la Province suisse de capucins a renoncé jusqu’en 2017 à dénoncer le prédateur à la Congération pour la doctrine de la foi, «sous le prétexte qu’une fois renvoyé de l’état clérical et de l’ordre des capucins, Joël Allaz ne serait pas encadré. Les capucins estiment, dès 2003, que sa santé dégradée l’empêchait désormais de sévir…»

Parole trahie

La Commission a été frappée par l’attention portée à la réputation de Joël Allaz et de sa famille, le capucin étant présenté comme «un élément brillant de la communauté».  Frère Marcel Durrer, responsable des capucins en Suisse romande, aurait voulu voir son confrère envoyé en prison. Le neveu abusé rappelle pour sa part qu’il s’est constitué partie civile et qu’il s’est démené pour qu’il y ait un procès à Grenoble, qui a conduit à une condamnation de Joël Allaz le 5 janvier 2012 par le tribunal correctionnel de Grenoble à une peine de deux ans de prison avec sursis.

Frère Marcel Durrer souligne la stupeur dans la communauté quand l’affaire a éclaté. «Cela est très dur pour nous, car nous sommes comme une famille, et dans ce cas, la parole a été trahie. Pour nous, Frère Joël était un expert en psychologie et en pastorale, il avait une stature, était admiré par les catéchistes!»

Inaction à l’époque de l’évêché de Lausanne, Genève et Fribourg

Du côté de l’évêché de Lausanne, Genève et Fribourg, la Commission regrette «l’inaction en faveur des victimes et de leur famille, une fois que l’aveu de Joël Allaz fut prononcé en mai 1989». Au moins deux faits révélés à l’official du diocèse de LGF Jean-Claude Périsset en avril-mai 1989 n’étaient pas prescrits. «Il y avait une obligation morale, si ce n’est juridique, de faire des démarches envers les parents des victimes signalées par Daniel Pittet [celui qui fera éclater le scandale] et d’enquêter sur d’autres éventuelles victimes en raison des risques de récidive».

Cette obligation concernait autant l’official Périsset que son supérieur, l’évêque du diocèse, Mgr Pierre Mamie, et le vicaire épicopal Jacques Banderet, mis au courant de l’affaire, le régional des capucins de la Suisse romande Bernard Maillard, et le provincial des capucins de l’époque Gervais Aeby. «Ceux-ci n’ont, par ailleurs, jamais demandé à Joël Allaz de se dénoncer lui-même à la justice ou de contacter les familles des victimes». La Commission a encore constaté que le dossier de l’official n’a jamais été remis à la justice, en particulier lors de l’enquête ouverte en 2008 par la juge d’instruction Yvonne Gendre, alors que celle-ci avait procédé à une persquisition à l’évêché.

La Commission regrette que ni en 1989, alors que Joël Allaz avait avoué un crime non prescrit, ni en 2002, lorsque Daniel Pittet revient à la charge, ni lors d’une audition en juillet 2004 par la police pour une autre affaire de moeurs, les responsables de l’évêché de LGF ne dénoncent l’affaire Allaz, «ce qui aurait permis, en partie, de neutraliser le capucin pédophile». Elle relève qu’en 2002, «on s’active encore fort à l’évêché de LGF pour éviter une intervention de la justice (…) Le sort concret des victimes, à part Daniel Pittet, proche de l’évêché, ne semble pas prioritaire».

La majorité des pédophiles ne se trouve pas dans l’Eglise

Intervenant au cours de la conférence de presse, Daniel Pittet, l’auteur du livre-témoignage Mon Père, je vous pardonne (Payot 2017), lui aussi abusé par l’ancien capucin lorsqu’il était tout jeune, a rappelé que la majorité des pédophiles ne se trouve pas dans l’Eglise. Il en veut pour preuve les milliers de lettres et de courriels qu’il a reçus après la parution de son livre: les 25’000 à 30’000 pédophiles qui vivent en Suisse – selon ce que lui a confié un juge d’instruction – vivent à 80% dans la famille ou parmi les proches des personnes abusées, 19% se rencontrent dans les milieux sportifs et des loisirs, et seulement 1% parmi les prêtres et les religieux. «Il ne faut pas oublier tous les gens formidables qu’il y a dans l’Eglise, c’est la très, très grande majorité!»

Frère Agostino Del Pietro a reconnu qu’au sein de sa communauté, les preuves des actes de Joël Allaz ont longtemps été trop peu prises au sérieux, ou même minimisées, «dans l’intention de préserver la bonne réputation de l’ordre et de l’Eglise… On s’efforça, selon la coutume de l’époque, d’éviter un plainte légale contre un ecclésiastique, pour éviter un scandale public, en essayant de résoudre le problème à l’interne».

Relevant que la souffrance des victimes ne peut être compensée par une indemnisation financière, pour payer des préjudices matériels ou la thérapie, le religieux tessinois reconnaît que les blessures psychologiques des victimes perdurent toute la vie. Désormais les choses ont changé, la prise de conscience est là, note Alexandre Papaux, encore faut-il que les mesures soient appliquées à tous les échelons de l’Eglise.

Le silence encourage les abuseurs

En 2001, le pape Jean Paul II a appelé é dénoncer les actes pédophiles et les agressions sexuelles à la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi par le motu proprio «Sacramentorum sanctitatis tutela» et depuis 2014, la Conférence des évêques suisses va plus loin en exigeant la dénonciation à la justice dans tous les cas où il existe un risque de récidive (Cf. Agression sexuelle dans le milieu ecclésiastique). Frère Agostino del Pietro relève que ces directives ont été adoptées par la province suisse des capucins.

Et Alexandre Papaux de conclure: «Les victimes doivent parler, la parole libère, et le silence encourage les abuseurs!»

Mgr Morerod salue l’enquête mandatée par les capucins

Mgr Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, salue l’initiative des capucins suisses de présenter les résultats d’une enquête externe sur leur gestion de l’affaire du Père Joë Allaz, capucin auteur de nombreux actes pédophiles. Cette enquête fait écho à la publication, il y a un an, du livre de Daniel Pittet Mon Père, je vous pardonne, qui évoquait les abus que l’auteur avait subis de la part du religieux capucin.

Pour mener à bien leur enquête, les chercheurs mandatés par les capucins ont eu accès aux archives du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg. Le diocèse a également mis en contact les chercheurs avec des victimes ou témoins qui se sont adressés à l’évêché durant l’année écoulée depuis la publication du livre.

Les victimes vivement invitées à se faire connaître de la justice

Mgr Morerod s’est engagé à faire la lumière sur la possible implication d’autres personnes au sein de son diocèse, faisant appel à plusieurs témoins qui ont côtoyé le capucin pédophile. La rencontre avec ces témoins n’a toutefois abouti à aucun élément nouveau.

L’évêque diocésain rappelle que les victimes sont vivement invitées à se faire connaître de la justice, qu’il y ait prescription ou non. Les cas prescrits que la justice suisse ne pourra prendre en compte feront au moins l’objet d’une procédure canonique. Pour ces cas, il existe un fonds d’indemnisation établi par l’Eglise catholique en Suisse. Les victimes peuvent être accueillies auprès de la Commission diocésaine «Abus sexuels en contexte ecclésial» (ASCE) ou de la Commission d’écoute, de conciliation, d’arbitrage et de réparation (CECAR). (cath.be)

 

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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