Bouddhisme et politique en Thaïlande: une relation complexe et ambiguë

Avec une junte au pouvoir, établir un lien entre bouddhisme et politique en Thaïlande relève presque du tabou. La menace de la police, en juin 2016, d’interdire un débat sur ce thème au Club des correspondants étrangers en témoigne. Celui-ci n’obtint gain de cause qu’après deux heures de négociations et à condition d’élargir le débat… Une attitude enracinée de longue date.

Il existe deux conceptions du bouddhisme face au monde. L’une d’entre elles considère que la communauté monastique doit être séparée du monde, s’en préserver. Éviter de se souiller en se frottant aux contingences de la vie des laïcs. Les bonzes doivent être un exemple de moralité. Ils doivent surtout permettre aux fidèles d’accumuler des mérites pour une meilleure renaissance dans leur vie future.

L’autre conception estime que les moines ne peuvent échapper au monde dans lequel ils évoluent. Et même, qu’ils doivent aider à le gérer au mieux, par leurs conseils éclairés et leur connaissance profonde de l’être humain. Différentes traditions bouddhiques ont privilégié l’une ou l’autre voie. Mais du Dalaï-Lama aux bonzes militants du Sri Lanka, en passant par la «révolution safran» en Birmanie en 2007, il est clair que dans le monde réel, bouddhisme et engagement politique vont souvent de pair.

La Thaïlande est sans doute un cas particulier, notamment parce qu’elle n’a pas été colonisée. Les moines bouddhistes n’ont donc jamais eu à se mobiliser contre un pouvoir extérieur menaçant, contrairement aux autres pays bouddhistes d’Asie du Sud-Est. Le bouddhisme thaïlandais n’en est pas moins éminemment politique, du fait de sa relation étroite avec l’État. Certains parlent même de son instrumentalisation par l’État depuis la fin du XIXe siècle.

La communauté monastique mise au pas

À l’époque de l’ancien royaume thaï d’Ayutthaya (1351 – 1767), la communauté monastique était enracinée localement. Les monarques parrainaient et réglementaient le sangha (la communauté monastique), comme c’est le devoir d’un dhammaraja (roi empreint des dix vertus bouddhiques), mais ils ne le contrôlaient pas. Les moines vivaient en osmose avec les villageois et ce qui se passait au sommet de la hiérarchie temporelle était le cadet de leur souci. Les abbés des temples, par exemple, étaient choisis par les bonzes locaux, en fonction de leur moralité et de leur capacité de méditation. Cette proximité avait permis au bouddhisme d’absorber de nombreuses croyances antérieures, qu’elles soient animistes ou hindouistes.

Quand le prince Mongkut était moine, dans les années 1830, avant de devenir en 1851 le roi Rama IV, il s’était offusqué de ce mélange des genres. Il était frappé par la méconnaissance de la part des moines des textes canoniques, par l’importance prise par les jatakas – les vies antérieures du Bouddha – dans la pratique bouddhique et par le faible niveau de maîtrise du Pali (langue liturgique du bouddhisme Theravâda). Une nouvelle congrégation fut donc créée, l’ordre Thammayut, sur la base d’une tradition plus intellectuelle et plus focalisée sur l’étude des textes que sur la méditation. Un de ses fils, Wachirayan, devenu Suprême Patriarche en 1910, donnera une place prépondérante à cette congrégation. Il la lia étroitement à la famille royale et à l’élite aristocratique, bien qu’elle n’ait jamais compris qu’environ 10 à 15 % des moines. La grande majorité des moines appartiennent à l’autre congrégation – celle du Mahanikaya– plus proche de l’ancien bouddhisme siamois.

Il considérait que «tuer un communiste n’était pas un péché»

Wachirayan sera aussi le maître d’œuvre de la bureaucratisation et de la centralisation de la communauté monastique, en parallèle avec la réforme de l’administration civile entamée dès la fin du XIXe siècle par son demi-frère, le roi Rama V. La réorganisation du sangha est calquée sur la réforme administrative. Des responsables ecclésiastiques sont nommés à tous les niveaux – national (le Suprême Patriarche), provincial, niveaux du district et du sous-district. Toutes les nominations et tous les titres sont désormais donnés par le sommet de la hiérarchie et les communautés monastiques locales perdent leur autonomie. Les différents scripts régionaux utilisés pour noter les sermons et les sutras bouddhiques sont écartés pour laisser place à l’écriture standardisée thaïe. Certaines résistances locales apparurent, mais dès les années 1930, le sangha était mis au pas.

Intérêts mutuels

Cette évolution explique la relation de bénéfice mutuel entre le sangha et l’État thaïlandais. L’État (qu’il soit monarchique avant 1932, ou, après 1932, civil ou militaire) légitime son pouvoir en mettant en relief son alliance avec le sangha. De l’autre côté, la communauté monastique est soutenue financièrement par l’État. Ainsi, sur les 300’000 moines vivant aujourd’hui en Thaïlande, environ 40’000 reçoivent un salaire mensuel de l’État, lequel verse aussi environ 110 millions d’euros par an pour la rénovation des bâtiments et la promotion des activités religieuses.

En tant qu’institution soumise à l’État et au service de l’État, la communauté monastique joue aussi un rôle politique, car elle tend à protéger et à soutenir le statu quo et les élites conservatrices. Mais ce n’est là qu’un aspect du rôle politique du bouddhisme thaïlandais. L’autre aspect, qui choque généralement plus la population thaïlandaise, est l’engagement de bonzes individuels ou de groupes de moines, voire de temples, dans des activités politiques. En 1976, en pleine guerre froide, un célèbre prédicateur, Phra Kittiwutho, considérait que «tuer un communiste n’était pas un péché» (car cela contribuait au bien suprême). En 2006 et en 2008, le groupe bouddhiste ascétique Santi Asoke défiait le clan politique du Premier ministre Thaksin Shinawatra (2001 à 2006) aux côtés des Chemises jaunes. En 2014, avant le coup d’État, un abbé d’un temple de la province de Nakhon Pathom, Phra Buddha Isara, a occupé durant des mois le quartier de Chaeng Wattana avec ses troupes. En février 2014, afin de dénoncer le gouvernement de Yingluck Shinawatra, sœur de Thaksin, il est allé jusqu’à bloquer le processus électoral par des menaces de violence.

Le rayonnement du temple Dhammakaya

Ces interventions directes de moines en politique se sont intensifiées depuis 2005. En effet, sous l’effet des gouvernements de Thaksin Shinawatra, la société thaïlandaise commençait à se polariser entre tenants du statu quo conservateur et partisans d’un rééquilibrage social. Lors des manifestations de mars à avril 2010, des centaines de moines étaient sur la ligne de front des manifestations des Chemises rouges – réprimées dans le sang le 19 mai 2010. Souvent originaires des mêmes régions et des mêmes milieux sociaux que les manifestants, ces moines partageaient les mêmes objectifs : briser le carcan hiérarchique imposé sur le pays par l’élite, la bureaucratie et l’armée.

Dans ce contexte, le cas du temple Wat Phra Dhammakaya, situé à Pathum Thani, une trentaine de kilomètres au nord de Bangkok, est particulier. Dhammakaya, qui exerce une influence sur des centaines de temples dans le pays, a longtemps été un temple pro-establishment, soutenu notamment par la famille royale et par l’armée jusqu’à la fin des années 1990.

L’identité nationale thaïlandaise est bâtie sur la trilogie Nation-Religion-Roi

Mais l’accumulation des scandales financiers, des proclamations de «miracles» et la version très matérialiste du bouddhisme qui y est enseignée ont sapé ces soutiens. Beaucoup l’accusent d’avoir accumulé une fortune colossale grâce à la sophistication de son système pour attirer les donations, et d’être allié aux Chemises rouges et au clan Shinawatra. Au-delà de certains liens passant par les réseaux d’affaires, il est difficile de trouver des signes tangibles de cette alliance. Mais il est clair que Dhammakaya et le clan Shinawatra sont ostracisés par les mêmes ennemis, notamment la bureaucratie et l’armée. De la même manière que Thaksin a donné un coup de pied dans la fourmilière des habitudes bureaucratico-politiques qui avaient prévalu durant des décennies, Dhammakaya a voulu moderniser le bouddhisme thaïlandais. Le temple a utilisé des techniques nouvelles, en engageant des moines diplômés et en établissant un réseau d’influence sur l’ensemble du pays, notamment au travers des temples et des universités. Ce faisant, Dhammakaya a clairement trempé dans des malversations financières.

La Thaïlande au pied du mur

Ce qui met mal à l’aise la junte actuelle, c’est d’avoir face à elle une organisation puissante, structurée à l’échelle nationale, disposant d’une forte influence sur les classes moyennes, et qui échappe à son contrôle. Mais la principale raison des multiples opérations de police lancées contre le temple vient plutôt du fait qu’il ne s’est pas rangé du côté de la junte dans son entreprise «d’assainissement» du pays.

L’avenir est incertain depuis la fin du règne long et prestigieux du roi Rama IX. De plus, le système administratif national hypercentralisé s’essouffle. Mis en place il y a plus d’un siècle sur le modèle colonial britannique, il n’a toujours pas été modernisé. La Thaïlande est donc au pied du mur. Alors que l’ancien système meurt, les contours du nouveau modèle qui permettra à la Thaïlande de rebondir n’apparaissent pas encore clairement. Depuis les années 1920, l’identité nationale thaïlandaise est bâtie sur la trilogie Nation-Religion-Roi, le troisième élément ayant totalement dominé comme facteur d’unité nationale depuis au moins le début des années 1960. Si la monarchie se montre moins active, le bouddhisme pourrait-il combler le vide et recréer ce lien sociétal?

Journaliste basé à Bangkok, Arnaud Dubus est l’auteur du livre Buddhism and Politics in Thailand, qui vient d’être publié par l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC).

Raphaël Zbinden

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