A l’extérieur de la Casa del Migrante, une grande fresque illustre l’exil des migrants quittant leur pays pour une destinée hasardeuse, sur le dos de la «Bestia«, le train de marchandises qui part de la cité maya de Palenque, dans le Chiapas, à la frontière du Guatemala. Le policier chargé de protéger la Maison du Migrant m’assure qu’ici «tout est tranquille, aucun problème!». Au même moment, pourtant, un puissant 4×4 nous dépasse et un homme me crie, menaçant: «T’as rien à faire ici, sale gringo!» Le ton est donné…
Je passe alors le portique de fer surmonté de barbelés, gardé par Delmer, un migrant hondurien chargé de l’accueil. Plus loin, un groupe de six de ses compatriotes miment, bras levés, leur capture par des policiers états-uniens devant une fresque représentant le haut mur bardé d’électronique qui sépare le Mexique des Etats-Unis. «Chassés par la police, ils arrivent ici jour et nuit. On en reçoit actuellement 80 par jour. En 2014, il en arrivait jusqu’à 1’000 par jour! Parmi ceux que nous hébergeons, 80% sont des Honduriens, 10% des Guatémaltèques; les autres sont des Salvadoriens et des Nicaraguayens. Il y a même des Cubains», nous interpelle Pedro Pantoja, un prêtre mexicain de 72 ans au visage buriné.
«Pour les migrants, le Mexique est un territoire de mort, une immense fosse commune», lance-t-il d’emblée en recevant une délégation de l’ONG internationale Aide à l’Eglise en Détresse (AED/ACN) qui visite les œuvres d’entraide de l’Eglise mexicaine. Dans l’enceinte de ce lieu d’accueil aux hauts murs bardés de barbelés et de caméras de surveillance, on aperçoit sur le sol des croix peintes en noir. Elles rappellent le sort de 72 migrants centro- et sud-américains assassinés dans une grange de San Fernando, dans l’Etat frontalier de Tamaulipas, en août 2010, par les tueurs du cartel de Los Zetas.
«Ils avaient refusé de transporter de la drogue ou de travailler pour le cartel comme ‘sicarios‘ (tueurs à gages). Le Nord et le Nord-Est du Mexique sont le paradis des Zetas, le pire des cartels du pays, qui bénéficie de la complicité de nombreux politiciens et de policiers».
Le centre, fondé en 2002, héberge pour quelques jours ou semaines des naufragés de la chaîne d’immigration clandestine qui traverse le Mexique, depuis le Guatemala, sur des milliers de kilomètres. Issu lui-même d’une famille de paysans très pauvres qui avait dû quitter son village de San Pedro del Gallo, dans l’Etat de Durango, pour échapper aux morsures de la faim, le Père Pantoja se qualifie de migrant toujours en chemin.
«J’ai été migrant en Californie où j’ai travaillé avec César Chávez, un syndicaliste paysan qui organisait les travailleurs agricoles d’origine mexicaine, les ‘chicanos‘. Pedro Pantoja avait alors vingt ans. «C’était avant de devenir prêtre, il y a 45 ans!». Etudiant chez les jésuites, il a travaillé comme ouvrier métallurgiste pour payer ses études, avant de recevoir une bourse. Après une licence en psychologie, il obtint une maîtrise en sciences sociales de l’UNAM, l’Université nationale autonome du Mexique, avant de suivre un cours post-grade en sciences sociales à l’Université de Nanterre, en France.
Avec l’aide d’un groupe de volontaires, cet adepte de la théologie de la libération offre depuis plus de 25 ans un refuge aux migrants centroaméricains qui veulent, souvent en vain, passer la frontière bien gardée des Etats-Unis, où ils tentent de rejoindre des parents déjà installés dans «l’Eldorado" voisin.
Le centre offre non seulement un toit et des repas, mais dispose d’un service de santé, fournit des conseils juridiques, un soutien psychologique, une aide humanitaire, des habits et des chaussures offerts par la population de la ville. Les migrants peuvent téléphoner en toute sécurité à leurs proches restés au pays ou déjà passés aux Etats-Unis.
Au début, l’aide aux migrants était très mal perçue dans la population et auprès des autorités. «Ce sont des drogués, des illégaux, pouvait-on entendre. Nous étions l’objet d’insultes et de menaces, même de la part de la communauté catholique locale. En réponse, je leur ai relu le Livre de la Genèse, au chapitre 12, où le Seigneur dit à Abraham de quitter son pays, sa parenté et la maison de son père… Abraham était lui aussi un migrant!»
Après des années de lutte, le Père Pantoja a réussi à obtenir un soutien politique. Des avocats et des psychologues viennent, bénévolement, dans leur temps libre, offrir leurs services à la Casa del Migrante. Aujourd’hui, une centaine de volontaires, souvent des gens simples, viennent quotidiennement donner un coup de main. Il faut savoir que beaucoup des jeunes Centroaméricains arrivent au centre blessés ou malades, après plusieurs milliers de kilomètres d’une périlleuse pérégrination.
Nombreux sont ceux qui ont été rackettés sur la route par le crime organisé, voire par les policiers qui exigent de l’argent à chaque contrôle routier. «J’ai créé cette maison pour mettre un frein aux viols et aux assassinats, car des bandes organisées séquestrent les migrants, les torturent pour obtenir les adresses des parents aux Etats-Unis et exiger une rançon».
Les cartels réclament pour leur libération le versement de plusieurs milliers de dollars, parfois jusqu’à 10’000 dollars… Ceux qui ne paient pas ou ne veulent pas travailler pour eux comme «sicarios" sont assassinés, jetés sous le train. Certains ont eu les jambes coupées. Les femmes migrantes paient le prix le plus élevé: sur 100 qui arrivent à Vera Cruz, sur le Golfe du Mexique, seules 10 parviennent à Saltillo. Qu’est-il advenu des autres? Elles ont été capturées par le crime organisé, livrées à la prostitution, vendues comme esclaves, quand elles n’ont pas été assassinées…»
Pour payer le passage, ces migrants avaient souvent vendu tout ce qu’ils avaient au pays: leur maison, leurs terres, dans l’espoir d’une vie meilleure.
Assis sur une marche de béton, Abram Mohamed, un homme approchant la soixantaine, tient dans ses bras une chienne baptisée «migracion«. Il veut bien conter son histoire: originaire de Camagüey, une ville du centre-est de Cuba, cet ancien garde du corps est un «balsero«, un réfugié en quête de liberté et de meilleures conditions de vie. En 2007, avec une soixantaine d’autres, il a pu, dans une embarcation de fortune, atteindre les côtes des Etats-Unis en traversant le détroit de Floride. Après dix ans, ce sans-papier a été arrêté par la police à Orlando, en Floride. Bien que Cubain, il a été tout simplement envoyé de l’autre côté de la frontière, au Mexique, où il pense demander l’asile politique.
Dans le dortoir des femmes, Luz Zepeda, une Guatémaltèque de 34 ans, mère de trois enfants qu’elle a laissés au pays, explique qu’elle a quitté son petit village de la région du Péten pour tenter de faire vivre sa famille.
Elle a voyagé au milieu d’un groupe de migrants sur le toit de «La Bestia«, dans des conditions très difficiles. «Nous avons eu de la chance de ne pas être abusées sexuellement, car il y avait tellement de monde sur le train… Ils nous ont seulement pris notre argent», se console-t-elle, alors que siffle le fameux train de marchandises qui l’a amenée jusque-là.
Si la sécurité du centre est si pointilleuse, explique le Père Pantoja, c’est pour éviter l’infiltration du crime organisé, qui tente de voler les données stockées dans les ordinateurs. Des hommes armés de fusils mitrailleurs sont déjà entrés de force à deux reprises.
«Ils voulaient obtenir les adresses des familles des personnes hébergées, pour demander des rançons et exercer un chantage. Nos données sont désormais cryptées. Certains passeurs – les ‘coyotes‘ – font partie du crime organisé et vendent les clandestins qui tentent de passer la frontière».
Les narcotrafiquants tournent aussi autour du centre pour essayer de recruter des migrants désespérés, «des proies faciles». Ils les utilisent pour passer la drogue par des tunnels ou par le désert, où nombre d’entre eux, quand ils ne sont pas capturés par les patrouilles de la police, se perdent et meurent.
Irvin, un Guatémaltèque de 36 ans, est hébergé depuis octobre dernier dans la Casa del Migrante. «J’avais un baccalauréat, mais je travaillais comme tourneur. J’ai dû partir de Guatemala Ciudad, il y avait trop d’extorsions. Le travail n’était pas payé, l’atelier avait fini par fermer ses portes. Je voulais donner un meilleur avenir à mes enfants. Après quelques années, je serais retourné au pays, pour ouvrir un restaurant ou un atelier, mais j’ai été renvoyé des Etats-Unis. Je n’avais pourtant rien fait à Trump! Dans cette maison, au moins, nous sommes respectés, nous avons de la valeur!»
Arrivés au bord de l’Océan Pacifique, à l’extrême nord-ouest du Mexique, nous apercevons le haut mur de fer qui sépare Tijuana des Etats-Unis. Près de 1000 personnes par jour défilent au Desayunador Salesiano Padre Chava, à la Calle Melchor Ocampo, au centre de cette ville frontalière, la plus populeuse de l’Etat de Basse-Californie. La dernière station pour les migrants qui ont échoué dans leur tentative de franchir le mur, mais surtout pour les dizaines de milliers de Mexicains sans papiers expulsés des Etats-Unis.
Claudia Portela, la directrice de ce centre des religieux salésiens qui distribue des repas aux cabossés de la vie, relève que si des personnes qui fréquentent ce lieu sont des handicapés ou des personnes âgées, la majorité sont en fait des «déportés», c’est-à-dire des sans-papiers mexicains renvoyés des Etats-Unis.
La volontaire uruguayenne explique que les expulsés du pays voisin forment le 80% des visiteurs. Ces personnes ont parfois passé 10, 20 ou 30 ans aux Etats-Unis, y ont travaillé, payé leur sécurité sociale et leurs impôts. Ils y ont là-bas leur famille, qui a la nationalité états-unienne. Certains ont été déportés à plusieurs reprises, mais à chaque fois le traitement qui leur est réservé dans les prisons américaines est plus dur.
«Ils veulent les dissuader de revenir. En prison, ces ‘illégaux’ manquent d’habits chauds, ils ont froid, certains sont maltraités. Il nous arrive des blessés, qui ont été battus par les policiers états-uniens. Chaque mois, les USA en renvoient 12’000… C’était déjà la politique très dure d’Obama. En pratique, nous n’avons pas vu de différence avec Trump, même si son discours fait davantage peur aux migrants». De plus en plus de migrants renoncent d’ailleurs à leur projet de passer de l’autre côté, d’autant plus qu’il y a du travail à Tijuana.
Alejandro Juarez Morales, qui travaille à la cuisine du Centre, a été déporté «sous la présidence d’Obama», à l’âge de 27 ans. Il avait passé 24 ans aux Etats-Unis, plus précisément à Fresno, en Californie, où il a fait toute sa scolarité et où il travaillait comme mécanicien. Il a été arrêté parce qu’il roulait sans permis de conduire. Il a passé 4 mois en prison à Irvine, dans le comté californien d’Orange. Ses parents, ses deux frères et sa sœur sont restés aux Etats-Unis. «J’ai quitté le Mexique à l’âge de 3 ans, je ne connais pas le pays, je me sens seul». Connaissant les risques – jusqu’à dix ans de prison ! – Alejandro n’a pas envie de repasser le mur clandestinement. Il va essayer de faire recours grâce à un avocat. «Je pourrai faire une demande, et peut-être retourner dans cinq ans», lâche-t-il sans se faire trop d’illusions.
Un peu plus loin dans Tijuana, Carlos Yee, coordinateur des programmes de la «Casa del Migrante" des religieux scalabriniens, qui a accueilli près de 10’000 migrants l’an passé, relève que 35% d’entre eux étaient des «déportés» qui avaient passé des années aux Etats-Unis, depuis leur plus jeune âge. Déportés pour des délits mineurs, pour n’avoir pas de papiers.
«Ils sont Américains, certains d’entre eux parlent à peine l’espagnol; ils ne connaissent rien du Mexique… C’est difficile pour eux de reconstruire leur vie ici. Et s’ils tentent de repasser de l’autre côté, un juge peut leur infliger 10 ans de prison, jusqu’à 20 ans s’ils ont commis un délit!»
Ce démographe explique que le centre les aide à reprendre langue avec leur famille au Mexique. La «Casa del Migrante" contacte les entreprises de Tijuana pour leur trouver un emploi sur place, dans des ateliers, des commerces ou des usines de montage pour l’exportation, les maquiladoras. 5% d’entre eux sont analphabètes, la majorité ont fréquenté l’école et ont un niveau primaire ou secondaire. «Si on peut rassembler les documents, ils peuvent trouver un meilleur travail. D’aucuns peuvent ouvrir leur petite entreprise. On met aussi en place des ateliers de certification des compétences, pour faciliter l’accès à l’emploi».
Directeur du Centro Scalabrini, le Père Pat Murphy, un solide Newyorkais d’origine irlandaise, membre de la congrégation des Missionnaires de Saint-Charles (scalabriniens), souligne qu’entre janvier et septembre 2017, il y a eu officiellement 119’000 «déportés«.
«Pour le moment, c’est moins que sous Obama. Il y eu 45’000 déportés de plus en 2016 que l’année précédente. La politique de Trump ? Il parle beaucoup, mais la politique de renvoi avait été mise en place avant son arrivée au pouvoir. Rien n’a encore changé dans la pratique. Mais en raison de ses fanfaronnades anti-immigrés, les racistes de tout poil sortent maintenant du bois. Cela se voit chez certains politiciens, chez les policiers. Les migrants le ressentent. Nous avons de plus en plus de Centroaméricains qui viennent à Tijuana et qui y restent, sans que nous sachions si c’est vraiment plus difficile aujourd’hui de passer la frontière clandestinement. Mais c’est sûr que le discours de Trump a un effet psychologique sur les migrants. (cath.ch/be)
Jacques Berset
Portail catholique suisse
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