Pour la blogueuse et journaliste française Natalia Trouiller, l’avènement fulgurant d’internet et des réseaux sociaux est un vrai défi pour l’humanité, tant ces nouveaux médias conditionnent le rapport de l’individu au monde. Qu’en est-il en effet lorsque l’essentiel de la relation humaine passe par l’intermédiaire d’un écran? Les réseaux sociaux font-ils de nous des imbéciles ou des saints?
On considère habituellement que le besoin créé l’outil, avance Natalia Trouiller, directrice générale de Noe 3.0 (Nouveaux outils pour l’évangélisation). Mais pour internet et en particulier les réseaux sociaux, c’est plutôt l’inverse qui est vrai. L’outil est devenu une idole qui accapare vos pensées et oriente vos relations. «Le livre d’Isaïe raconte déjà comment l’homme utilise la moitié d’un tas de bois pour se chauffer et cuire ses aliments et l’autre pour se sculpter des idoles.»
«Les réseaux sociaux organisent la quasi-totalité du rapport au monde d’une multitude de personnes»
Invitée de la 21e rencontre Nicolas et Dorothée de Flue, le 2 décembre 2017 à St-Maurice, la blogueuse et ancienne journaliste pose un regard anthropologique sur l’évolution des relations humaines liées au développement d’internet depuis une vingtaine d’années. Avec quelques questions de fond.
«J’ai connu 84% de mes amis actuels via internet», admet sans ambages Natalia Trouiller. «Les réseaux sociaux sont devenus des médias sociaux qui organisent aujourd’hui la quasi-totalité du rapport au monde d’une multitude de personnes. On ne pourrait plus s’en passer». Commander un livre sur internet, plutôt que de se déplacer dans une librairie, est devenu tellement banal que le soupçon de mauvaise conscience est bien vite balayé, explique l’ancienne directrice de la communication du diocèse de Lyon.
«Puisque tout peut être compté, comptabilisé, valorisé, l’argent s’immisce partout»
Né dans les années 1970 comme système d’échange de courriers militaires, internet s’est ensuite étendu comme un réseau mondial de savoirs et de connaissances. Avec les réseaux sociaux, il étend désormais le domaine marchand à nos relations humaines, s’inquiète Natalia Trouiller. «Personne ne se soucie de savoir si les commerces en ligne peuvent oui ou non être ouverts le dimanche.» Par le phénomène de l'»uberisation», chacun devient entrepreneur et vend quelque chose de lui-même. Puisque tout peut être compté, comptabilisé, valorisé, l’argent s’immisce partout et la relation gratuite sans contre-partie tend à disparaître. «Dans les Actes des apôtres, Simon le magicien est maudit par Pierre pour avoir cru pouvoir acheter avec de l’argent le don gratuit de Dieu.»
Autre phénomène assez paradoxal, malgré les potentialités quasiment illimitées, le réseau des ‘amis’ reste le plus souvent restreint.»Chacun se créé son propre village de clones. Et les moteurs de recherches, qui réfléchissent à notre place, font tout pour vous y pousser.» En fin de compte, au lieu de favoriser l’ouverture, internet devient le lieu du communautarisme et de ses dérives. Rien de plus facile en effet que d’éjecter quelqu’un du cercle de ses ‘amis’ pour mieux rester entre soi.
«On finit par penser que le corps est une gêne, un handicap»
Natalia Trouiller s’interroge beaucoup sur l’évolution du rapport entre virtuel et réel, c’est-à-dire le lien au corps et à la matière. «A force de vouloir éviter les inconvénients de la rencontre des corps, par l’intermédiaire d’un écran, on finit par penser que le corps est une gêne, un handicap.» Sans internet, des changements sociétaux comme la procréation médicalement assistée (PMA) pour des couples de lesbiennes n’aurait pas été possible. En remplaçant l’amour physique par un clic sur un écran et une manipulation technique, le poids de la gravité des choses n’existe plus.»
Dans un monde virtuel, sans corps, il n’y a plus ni bien ni mal. «Sur internet, nous sommes tous beaux, intelligents, parfaits. Je peux être tout et tous! Et, finalement, je ne sais plus qui je suis. Seuls les GAFAM (Google, Amazone, Facebook, Microsoft) savent qui je suis, puisqu’ils sont capables de connaître et de répondre à l’ensemble de mes désirs, même les plus secrets ou les plus inavouables. C’est mieux que le bon Dieu.» L’absence de capacité de discernement éthique en est la conséquence directe.
La course à la nouveauté et la vitesse multiplient les points d’attention. Le cerveau, l’esprit et le corps ne peuvent plus suivre un rythme de consommation toujours plus rapide. Les jeunes passent aujourd’hui une heure et demi par jour à ‘scroller’ c’est-à-dire à faire défiler sur un écran avec leur doigt des informations de tous ordre sans pratiquement jamais aller plus loin que l’image et le titre. Sur Facebook, visualiser un ‘post’ dure 1,7 seconde. Pour Natalia Trouiller, le terme d'»infobésité» est parfaitement approprié. Dans un avenir proche, les psys et les médecins seront appelés à soigner toujours plus de pathologies liées à l’accélération de l’information.
Pour les journalistes et les médias, la tentation dans ce déluge n’est pas moins rude. Il faut sortir du lot à tout prix. «Qui aura envie de lire un article dont le titre est sérieux et honnête? Le véritable carburant d’internet est l’émotion déclinée en indignation, en pathos ou en moquerie. Hurler avec les loups devient la norme. " Ce que l’internaute poste sur un réseau social relève en premier lieu de son appartenance. Une éventuelle contribution au débat importe peu.
«Les réseaux sociaux actuels tiennent à la fois le rôle de nounou et de flic»
Comme l’émotion a ses limites, le résultat est une banalisation des faits et des comportements avec un relativisme croissant. Le fameux hastag «balance ton porc!» noie dans la même indignation un crime comme le viol, et une blague sexiste à la cafétéria. Des études récentes ont démontré que la capacité d’indignation varie fortement entre la vraie vie, la radio ou la télévision et les réseaux sociaux, remarque Natalia Trouiller. «Mais une fois l’écran éteint et le réseau fermé, nous continuons souvent à réagir de la même manière, Ce qui est de l’intime de la relation n’existe plus.»
Natalia Trouiller voit néanmoins une fin prévisible des réseaux sociaux actuels qui tiennent à la fois le rôle de nounou et de flic. L’idée d’origine d’internet était celle de la liberté et de la gratuité. En référence à l’histoire de Simon le magicien, elle ne croit pas aux miracles achetables. Le saint est une personne parfaitement incarnée et non pas une entité virtuelle.
«Plus que jamais, le monde virtuel a besoin des chrétiens pour créer des oasis où les gens pourront venir se ressourcer, se réconcilier avec leur corporéité. Pour arracher les générations futures à la fascination du cyborg en leur proposant le défi héroïque de la vie éternelle.» (cath.ch/mp)
Maurice Page
Portail catholique suisse
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