Alors que la République Centrafricaine est à nouveau à feu et à sang et aux trois quarts sous la coupe de diverses milices locales, la presse internationale parle encore trop souvent de combats islamo-chrétiens, à savoir entre groupes armés de l’ex-Séléka (dont les miliciens sont essentiellement des musulmans) et milices anti-Balaka (censées être composées de chrétiens). La situation est bien plus complexe, assure l’archevêque de Bangui.
Ce vaste pays de 623’000 km2, peuplé de près de 4,5 millions d’habitants majoritairement chrétiens (à dominante protestante), comptait quelque 10% de musulmans, mais nombre d’entre eux ont été chassés du pays. De terribles exactions sont commises par les milices de tous bords.
Les rebelles de la Séléka, qui s’étaient emparés de Bangui le 24 mars 2013 et avaient chassé le président d’alors François Bozizé, sont venus du nord-est. «Ce sont en partie des mercenaires venus du Soudan et du Tchad, à l’appel de certains Centrafricains cherchant à s’emparer du pouvoir et des richesses du pays. Ce sont eux qui les ont emmenés à Bangui», affirme le cardinal Nzapalainga, qui dénonce le «business de la guerre». Beaucoup, dans ces groupes rebelles, ne parlaient ni le français ni le sango, la langue usuelle en Centrafrique (avec le français, parlé surtout à Bangui, la capitale, ndlr), mais seulement l’arabe!
Ces mercenaires voulaient être payés pour leurs services et ils ont trouvé les caisses vides à leur arrivée à Bangui: l’ancien président n’avait rien laissé. «Nous avons fait le job et nous voulons notre récompense, ont-ils dit. Ils ont commencé à piller et à commettre des exactions contre la population, des viols, des incendies, des destructions. C’est ainsi que sont nées les milices anti-Balaka, pour les combattre».
«Ces jeunes qui ont tout perdu n’ont plus rien à perdre et veulent à tout prix se venger. Cela n’a rien de religieux». Ces milices ‘chrétiennes’ portant des gri-gris se font ‘vacciner’ dans la brousse avec des médicaments traditionnels. «On est bien loin ici du christianisme!»
C’est le président François Bozizé, confronté alors aux Séléka, qui a divisé la population en organisant des campagnes antimusulmanes dans le seul but de se maintenir au pouvoir. Il avait créé et mis en place la Coalition citoyenne d’opposition aux rébellions armées, la milice Cocora, pour alimenter le sentiment antimusulman, en demandant de résister aux «salafistes» et aux «djihadistes». «Avant, l’antagonisme chrétiens-musulmans n’existait pas, il y avait des couples mixtes, mais il a instrumentalisé la fibre religieuse à des fins politiques».
Aussi Mgr Dieudonné Nzapalainga, engagé en première ligne pour le processus de paix, refuse-t-il d’accuser l’une ou l’autre communauté, car «c’est l’ensemble du peuple, à la base, qui souffre des exactions des milices, à quelque communauté qu’il appartienne…»
«Croyez-vous que c’est un conflit entre chrétiens et musulmans, alors que j’ai accueilli durant six mois à l’évêché le président du Conseil musulman de Centrafrique, l’imam de Bangui Oumar Kobine Layama et sa famille ? Ensemble, avec lui et le pasteur Nicolas Guérékoyame-Gbangou, président de l’Alliance des évangéliques en Centrafrique (AEC), nous avons fondé la Plateforme des Confessions Religieuses de Centrafrique PCRC, et cela dès le début des troubles en 2013».
Preuve supplémentaire que le conflit n’est pas religieux: quelque 2’000 musulmans sont réfugiés dans la cathédrale et le petit séminaire St-Louis de Bangassou, au sud-est, sous la protection de l’évêque, Mgr Juan José Aguirre Munoz. Ils sont assiégés par les miliciens anti-Balaka, qui cherchent à les mettre à mort.
«L’argument religieux est un alibi et nous dénonçons de toutes nos forces cette instrumentalisation. Aucune autorité religieuse musulmane ou chrétienne n’a appelé les Centrafricains à prendre les armes les uns contre les autres. Pour nous, c’est un conflit politique même si nos églises et nos mosquées ont été profanées. Dans ce chaos, il faut rappeler la responsabilité du régime de Bozizé…»
«Notre problème vient de la mauvaise gouvernance. Quand un président arrive au pouvoir, il place aux postes de responsabilité toute sa famille, tous les membres de sa tribu ou de son ethnie…. Il les place partout, car il n’a pas confiance aux autres. Au niveau militaire, c’est pareil: c’est une armée tribale, alors qu’il faudrait une armée nationale. Il n’y a pas d’esprit national dans notre pays. Quand on est à l’armée, on ne meurt pas pour la patrie, mais pour le groupe, la tribu…»
Un autre problème que note l’archevêque de Bangui: la déliquescence de l’éducation et l’obsolescence des infrastructures scolaires, sanitaires, routières, etc. «L’Etat est totalement absent dans les provinces, il fait de la figuration… L’argent envoyé de l’étranger disparaît avant d’être utilisé pour réaliser les projets de développement… Il retourne d’où il est venu, sur des comptes bancaires à l’étranger. On ne voit pas d’effets sur la population, la pauvreté reste endémique. Il n’y a plus de scolarité normale depuis 10 ou 15 ans: elle ne dure que 5 ou 6 mois, en raison des coups d’Etat, de situations de guerre, du fait que les professeurs ne sont pas payés. En parlant des jeunes, je dis que c’est une génération sacrifiée».
L’archevêque de Bangui remarque que la corruption permet aux enfants des plus riches d’acheter leurs diplômes. «Ces jeunes ont toujours ‘marché avec des béquilles’, car leurs parents payaient pour qu’ils aient des bonnes notes. Mais quand ils veulent aller à l’Université en France, ils n’ont pas le niveau, et là, on ne peut plus ‘mouiller la barbe’, il n’y a plus la possibilité de verser des dessous-de-table».
«Il y a deux ans, 95 jeunes, venant d’une vingtaine d’établissements secondaires de Bangui, se sont présentés aux examens pour entrer au moyen séminaire St-Paul. Beaucoup avaient le niveau BEP, mais aucun n’a réussi le test, parce que les correcteurs étaient des prêtres. Il n’y avait plus là ni corruption ni manigance! On voit là que notre éducation est vraiment ‘en lambeaux’ et que tout doit être reconstruit».
Mais le cardinal Nzapalainga ne se contente pas de dénoncer cette situation: il s’engage et a déjà fait construire dix écoles villageoises, grâce à des subventions de la Conférence épiscopale italienne. «C’est 50’000 euros l’école, et je dois trouver de l’argent pour en construire 40 autres!»
Pour l’évêque de Bangui, tant de jeunes ont basculé dans l’irrationalité et l’absurde en raison du conflit et des traumatismes qu’ils ont vécus. Il faut donc créer des lieux de communication, où ces personnes traumatisées peuvent parler et échanger. Une Plateforme des jeunes où se rencontrent musulmans, catholiques et protestants a été mise sur pied, ainsi qu’une Plateforme des femmes croyantes. «Nous devons parler ensemble, c’est une thérapie pour désamorcer les esprits et les cœurs gorgés de haine et de vengeance!» (cath.ch/be)
XIe Journée nationale pour les chrétiens discriminés et persécutés
Cath.ch a rencontré le 26 octobre 2017 Mgr Dieudonné Nzapalainga, un religieux spiritain centrafricain de 50 ans, créé cardinal en novembre dernier par le pape François. L’archevêque de Bangui est invité en Suisse romande et au Tessin pour témoigner à l’occasion de la XIe Journée nationale pour les chrétiens discriminés et persécutés, organisée du 27 au 29 octobre 2017 par l’œuvre d’entraide catholique Aide à l’Eglise en Détresse (AED).
Mgr Nzapalainga, né le 14 mars 1967 à Bangassou, a obtenu sa licence en théologie à la faculté jésuite du Centre Sèvres à Paris. Il fut de 1998 à 2005 aumônier auprès des Apprentis d’Auteuil à Marseille. Après avoir été nommé administrateur apostolique de Bangui en 2009, il en devient l’archevêque en mai 2012.
Il sera présent dimanche 29 octobre à 11h, lors de la messe célébrée en l’église St-Joseph à Genève (Place des Eaux-Vives), en compagnie de l’abbé Pascal Desthieux, vicaire épiscopal, et de Mgr Pierre Farine, évêque émérite. JB
Jacques Berset
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