«Je suis favorable à ce qu’on scie des croix ou qu’on les enlève des chambres d’hôpital», ironise Fabrice Hadjadj. Car poursuit-il, «cela confirmera la présence du religieux dans la société. En effet, s’il n’y a plus de croix à enlever, c’est que le religieux aura disparu», conclut-il, ravi de cette provocation toute en dialectique en préambule à la réflexion qu’il a développée à l’aula du collège des Creusets de Sion.
«Il faut sauver la politique et même la ressusciter!» Seul sur la scène, carnet et micro en main, le philosophe lance sa thèse en enfonçant le clou: «La politique est moribonde, elle doit renaître avec une pureté, non pas comme dans les époques antérieures mais d’une manière contemporaine». Il entend repositionner le champ politique vis-à-vis de l’Eglise, seule capable de le relever.
L’Etat est débordé par l’économie qui a envahi le champ politique, avance le philosophe. L’omniprésence de l’économique a éradiqué le débat dans la société. Les politiques se sont préoccupés des affaires pour ne pas avoir à affronter des débats idéologiques. En somme, la paix se paie au prix de l’abolition du vrai débat de société. Voilà pour le philosophe une première destruction du politique.
A cette première défaite, il ajoute la destruction utopique de la politique provoquée par les totalitarismes qui se sont érigés en religion, en faisant rêver l’humanité d’un homme renouvelé, sans confession, vivant dans une société parfaite. Par leur échec, le nazisme et le communisme ont désespéré l’homme de la politique et du progrès. Et, constate-t-il, le religieux n’a pas réinvesti la société et en laissant un champ de ruines politiques.
Et ce n’est pas la révolution technologique qui relèvera la politique, puisque «la machine, et le cyborg nous emmènent vers une sortie de l’histoire», prédit Fabrice Hadjadj. La société laissée aux mains de l’homme augmenté, mais totalement dépassionné, conduit à une troisième destruction de la politique en annihilant le débat. «La technologie fera table rase de l’humanité classique», prévient-il.
Tantôt appuyé sur la table, tantôt debout, l’homme enchaîne son raisonnement. De temps à autre, il jette un œil à son carnet. En bon orateur, il pose des silences, aggrave une sentence en la répétant et, argument après argument, il achève la politique dans une dialectique qui prend la forme d’une curée. L’auditoire est muet.
En réponse à cette situation d’échec, le mouvement écologique prônant un retour fondamental à la nature ne vaut pas mieux aux yeux du philosophe. Selon lui, «l’écofascisme» décrit par Chantal Delsol participe également à la destruction de la politique en abolissant la cité, lieu du débat politique par excellence.
Le «pourquoi continuer?» justifié par le nihilisme ambiant, la légalisation de la mort par suicide, l’individualisme et le matérialisme conduisent à la dénatalité et donc à la fin de la société. «Nous sommes inscrits dans une histoire», rappelle Fabrice Hadjadj et celle-ci s’éteindra avec la fin de la société. «Que reste-t-il donc, sinon le religieux?»
«Il faut une espérance qui s’articule dans l’éternel et le temporel et entre la politique et le religieux mais sans confusion», plaide le philosophe. La confusion débouche sur une société gouvernée par le religieux et l’expose à la tentation du fondamentalisme.
La séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, au sein de l’Etat, a garanti une certaine justice sociale et une régulation de ces pouvoirs. Elle a permis d’évoluer vers une société plus juste en dépassant les anciens modèles politiques tels que la monarchie, la théocratie, le totalitarisme. Le philosophe reconnaît que par le passé, les systèmes donnant la primauté du religieux sur le politique n’ont pas produit de meilleurs résultats. Avec le «Rendez à César ce qui est César…», de l’évangile, il donne son modèle d’une nouvelle cohabitation du religieux et du politique.
Il s’agit pour lui de poser l’Eglise et l’Etat en vis-à-vis, en ramenant l’évangile dans la société: l’Evangile face à la culture pour servir la société. Pour cela, la relation qu’il envisage entre l’Eglise et l’Etat n’implique pas une ingérence de l’Eglise dans la société ni de confusion entre ces pouvoirs temporels et spirituels. En somme le philosophe plaide pour une séparation de ces institutions mais au sens positif du terme.
«L’annonce de l’Evangile permettra de lutter contre l’inculture et la sous-culture, voire de restaurer la culture», affirme sans ambage Fabrice Hadjadj. Ainsi, par le biais d’une Eglise missionnaire dans la société, l’Evangile se porte au secours de la société et sauve la politique de la situation extrême où elle se trouve.
Argument supplémentaire, cette articulation de la société ouvre un espace à la vraie liberté, comme celle de blasphémer. Preuve que l’on ne se trouve ni dans une société athée, où le blasphème est impossible puisque la religion en est bannie, ni dans une société théocratique. «D’ailleurs fait-il remarquer, Vatican II insiste sur la liberté religieuse et les individus ont la possibilité de renoncer à leur confession et d’acheter des Corans en librairie».
«Il ne faut pas manquer cette occasion unique qu’est la révision complète de la Constitution du Valais pour restaurer la politique», relève Fabrice Hadjadj, en rappelant que cette séparation positive serait des plus fécondes.
François-Xavier Putallaz, également philosophe et professeur à l’Université de Fribourg, a interpellé son confrère sur le fait qu’il noircissait exagérément le tableau pour mieux invoquer le secours du religieux. «Je montre les menaces et ce qu’il y a à garantir», s’est justifié Fabrice Hadjadj qui a toutefois reconnu que le Valais connaissait une situation «assez rare». (cath.ch/bh)
Philosophe et écrivain
Né en 1971 dans une famille de confession juive, Fabrice Hadjadj est un philosophe et écrivain français, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et agrégé de philosophie. Il dirige l’Institut Philanthropos de Fribourg. Il a obtenu le Grand prix de littérature catholique en 2006. Ses parents étaient militants maoïstes. Il s’est déclaré athée et anarchiste jusqu’en 1998, où il s’est converti au christianisme. Il se présente comme «juif de nom arabe et de confession catholique». B.H.
Un colloque pour «ouvrir le débat»
Organisée par le diocèse de Sion, le colloque intitulé «La société au risque du christianisme» est le premier d’une série sur le thème des rapports entre Eglise et Etat. La conférence de Fabrice Hadjadj a été suivie, le 14 octobre, par deux autres rencontres. Paul-Henri Moix, juriste a abordé les rapports Etat-Eglise sous l’angle juridique et constitutionnel. Le philosophe Frabçois-Xavier Putallaz a discouru sur le thème des «Exigences chrétiennes en politique». D’autres rencontres suivront sur l’islam, les confessions, la religion.
Avec la révision complète de la Constitution du Valais, adoptée par une initiative populaire en août 2016, le diocèse a pris les devants pour «ouvrir le débat sur l’Eglise, la religion et l’Etat», comme l’a exprimé l’évêque de Sion, Mgr Jean-Marie Lovey. B.H.
Bernard Hallet
Portail catholique suisse
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