Revenu à Saint-Maurice à la fin juin, Guy Luisier va retourner sur sa colline au début septembre. Alors qu’il a lui-même failli périr aux mains des rebelles Kamuina Nsapu en mars dernier (voir ci-dessous), le chanoine valaisan prône la réconciliation, unique moyen d’éviter la poursuite de la destruction d’une communauté entière. Il explique à cath.ch les péripéties de cette aventure passionnante – mais aussi douloureuse – qui se déroule au pied du sanctuaire de Notre-Dame du Kasaï, dans une région toujours en proie à une violence insensée.
Ancien professeur de latin et de grec, puis directeur du Collège de l’Abbaye et curé de paroisse, le chanoine de Saint-Maurice n’avait ni le profil ni la formation d’un missionnaire, quand sa congrégation l’envoie en République démocratique du Congo (RDC). Au départ, en 2010-2011, un appel vient de l’Eglise du Kasaï: des séminaristes ont pris contact avec les chanoines réguliers de Saint-Augustin, car ils imaginaient que ce modèle – vie en communauté dans un monastère, sous l’autorité d’un prévôt ou d’un abbé, pour célébrer la liturgie et rendre des services pastoraux dans les paroisses avoisinantes – était le mieux adapté pour l’Afrique.
«Des 5 jeunes (un prêtre et 4 séminaristes) accueillis à Saint Maurice, trois sont restés après le temps de discernement et Mgr Marcel Madila, archevêque de Kananga, est venu les ordonner. Je les ai accompagnés à Malandji comme formateur en 2012. Mgr Madila nous a confié le sanctuaire de Notre-Dame du Kasaï. La situation était très précaire sur la colline. Il a fallu rénover et reconstruire les bâtiments, restaurer l’église paroissiale, préparer le sous-sol pour l’accueil des pèlerins, édifier une maison de formation. Des dizaines de jeunes se sont porté candidats. Nous exigeons le diplôme d’Etat. En septembre dernier, 33 se sont présentés au test d’admission, quatre ont été retenus comme aspirants».
La mort du chef coutumier Kamuina Nsapu met le feu aux poudres
Mais déjà depuis l’été 2016, après la mort du chef coutumier Kamuina Nsapu, tué par les forces gouvernementales (voir ci-dessous), la situation était trouble dans les provinces du Kasaï, une région grande comme la Pologne. «La guerre larvée au Kasaï s’est transformée en conflit ouvert, dans un pays qui va à la dérive, en complète décomposition, où les autorités sont toujours au pouvoir, alors que leur mandat est échu depuis le 19 décembre dernier».
«Les autorités ont perdu leur légitimité, tandis que la rébellion s’attaque aux casernes, aux mairies, aux postes de police. Puis est venu le tour de l’Eglise catholique, accusée, en raison de sa médiation entre le gouvernement et l’opposition, de faire le jeu du président Kabila, toujours au pouvoir. L’accord de la Saint-Sylvestre prévoyait d’organiser des élections en 2017, mais malheureusement rien n’est fait pour mettre en place le scrutin. C’est quasi impossible d’organiser des élections cette année et les efforts de médiation de l’Eglise ont été réduits à néant…»
En raison des violences, les évêques de deux des huit diocèses de la province ecclésiastique du Kasaï ont dû quitter les lieux et se réfugier à Kinshasa. A Luebo, l’évêché est sinistré, la majorité des prêtres sont partis, toutes les religieuses ont été évacuées, leurs couvents ont été attaqués par les Kamuina Nsapu.
Sur la colline de Malandji, la situation s’est dégradée en février, quand les milices ont investi les lieux, relève le prêtre de 55 ans. «Notre paroisse s’étend le long de la route, sur 15 kilomètres, avec autour une savane boisée, avec des acacias, des palmiers, des manguiers… Dans un hameau éloigné, les Kamuina Nsapu avaient instauré un ‘feu magique’, qu’ils appellent tshiota. C’est un endroit où les miliciens initient leurs membres et font leurs prières».
«Ils s’adonnent à la magie, à la sorcellerie, prennent des drogues. Ils croient ensuite qu’ils peuvent combattre avec des bâtons contre les fusils de l’armée. Des filles vont au-devant des soldats qui tirent, pensant qu’elles vont pouvoir recueillir les balles dans leur tablier! La rumeur et la peur sont les aliments de cette guerre. Tout le monde a des téléphones portables, même les plus pauvres, alors les bruits courent vite et se répandent comme une trainée de poudre. Les miliciens ont décapité des policiers, mais aussi des inspecteurs d’école chargés de distribuer les examens d’Etat dans les villages de brousse».
«D’autre part, le gouvernement a envoyé une armée mal formée et mal payée pour mater la rébellion. Elle commet, elle aussi, des exactions contre la population. Si l’armée, qui est mieux équipée que les milices, prend le dessus, les gens des villages pensent que c’est parce que les soldats sont dotés, eux aussi, de pouvoirs magiques. C’est une rationalité tout à fait différente de la mienne, et j’ai de la peine à comprendre cette réalité intellectuellement. Les prêtres africains, eux, comprennent la logique de la population. Ils disent que les pouvoirs des miliciens viennent des forces du mal».
Le Père Luisier estime que dans cette région délaissée depuis longtemps par le gouvernement de la RDC, la clé réside dans l’accès pour tous à l’éducation et dans le développement économique. «Nous avons déjà mis sur pied cinq coopératives agricoles. Il faut donner des perspectives à ces jeunes, mettre le paquet pour qu’ils aient un avenir, qu’ils apprennent à travailler ensemble».
Ayant connu de près la violence irrationnelle de ces enfants et adolescents entraînés malgré eux dans une rébellion sanglante et cruelle, le Père Luisier estime qu’il faut réintégrer les enfants-soldats et leur donner des responsabilités, les accueillir et les aimer, comme on doit, dans un lieu de pèlerinage, accueillir et mettre en valeur tout le monde. Grâce à cette attitude ouverte, la colline de Malandji est, pour le moment, à nouveau calme. JB
«J’ai cru que ma dernière heure était venue», déclare le chanoine valaisan, en rappelant les événements de mars dernier. «Il y a d’abord eu la création dans notre paroisse d’un feu sacré, un tshiota, où les rebelles sont initiés. Le 10 mars, ils ont attaqué notre menuisier, qu’ils ont laissé pour mort, après lui avoir lacéré le ventre et coupé une main. Il a été enlevé en pleine nuit, devant ses enfants, emmené au tshiota à 12 kilomètres de son domicile, ‘jugé’ et condamné. Il a réussi à s’échapper et nous avons pu l’évacuer vers l’hôpital de Kananga. Miraculé, il a pu reprendre son travail et écrit désormais ses devis et ses rapports avec la main gauche. Il a certainement été victime de jalousie, car il ne venait pas du village et avait été nommé chef de quartier. Les miliciens attaquent tous ceux qui sont considérés comme proches de l’Etat ou de l’Eglise».
«Le samedi 11 mars, c’était notre tour. On faisait une récollection de carême avec les quatre aspirants, avec pour thème le message du pape François ‘l’autre est un don’. Une trentaine de miliciens portant sur le front leur bandeau rouge, signe d’appartenance aux Kamuina Nsapu, ont cassé les vitres, nous ont sommés de sortir. Il y avait parmi eux des ados, et même des enfants de 10 ans, avec quatre adultes. On a dû se mettre à genoux dans la cour, enlever les chaussures et les montres. J’ai refusé de leur donner mes lunettes, en disant que je ne verrais plus rien. Le père, qui est mon adjoint, accompagné des quatre aspirants, a dû courir à pieds nus sur les 12 kilomètres menant au tshiota. J’ai refusé de courir, en rappelant que j’avais 55 ans, et que par conséquent j’étais très vieux (les habitants du Congo ont une espérance de vie de 49 ans !) Nous sommes passés dans les villages, certains étaient vides, et dans d’autres, les gens devant les cases n’avaient pas le droit de nous regarder. Nous avons été amenés devant un ‘tribunal’, sur la place du village, en présence d’une centaine de personnes, dont la moitié de miliciens. On pouvait entendre des cris de guerre, des moqueries…»
«Les miliciens avaient volé une statue de la Vierge, se moquaient de Dieu, disant ‘Notre Père qui est sorcier’, lançant des insultes, en s’adressant à la Vierge: ‘qui est cette vieille qui tient Kabila dans ses bras’. Après, ils m’ont demandé de prier. Je l’ai fait en français, et j’ai dit la dernière phrase en tschiluba, la langue de la population locale: ‘que Dieu nous donne à tous la paix et la justice!’ Les prisonniers ont tous reçu dix coups de machette sur la plante des pieds. C’était mon tour, et un curieux dans la foule a dit qu’on n’avait pas le droit de le faire au Père blanc. J’ai été épargné et c’est lui qui a reçu le double de coups. On a été ‘jugés’ et punis, et on a dû promettre de ne pas recevoir de ‘porcs’ sur la colline, c’est-à-dire des militaires et des policiers. Après, on nous a libérés».
«La communauté a fait un chapitre pour décider qui allait rester et qui allait partir. On a décidé de renvoyer les quatre aspirants dans leur famille. Le supérieur est parti à Kinshasa, et je suis parti à Kananga, où je ne suis resté qu’une vingtaine de jours, avant de revenir dans la communauté. Deux confrères sont restés sans interruption sur la colline, ce qui nous a certainement préservés des pillages. Entretemps les aspirants sont revenus et les écoles ont pu rouvrir. Nous avons des paroissiens qui ont été dans les milices, mais nous avons pu éviter que l’armée intervienne, et comme nous n’avions pas abandonné les lieux, notre colline a évité les pillages». JB
En l’espace d’une année, le Grand Kasaï, au centre de la République démocratique du Congo (RDC), qui connaissait la paix depuis des décennies, s’est transformé en une zone d’affrontements sanglants. Recrutés par des adultes, des enfants et des adolescents, initiés autour d’un feu sacré, le tshiota, ayant reçu une potion d’invulnérabilité, se sont attaqués aux symboles de l’Etat, considéré comme répressif et usurpateur. Mais les jeunes miliciens s’en sont pris aussi à l’Eglise catholique et aux écoles, car ce sont des enfants qui souvent n’ont pas eu accès à l’éducation.
Les miliciens considèrent que l’Eglise catholique a contribué au maintien au pouvoir du président Joseph Kabila, en facilitant le dialogue entre lui et l’opposition, à la fin de son deuxième et dernier mandat, qui devait s’achever à la fin de l’année dernière. Un accord pour organiser des élections en 2017 avait finalement été trouvé le 31 décembre 2016, après des négociations entamées le 8 décembre à l’aide d’une médiation du ministre de la justice et de l’Eglise catholique. Des élections présidentielles avaient été prévues en 2017, mais on peut douter qu’elles se tiendront cette année.
Les forces armées gouvernementales et la police, détestées par la population locale, répriment sans retenue tous ceux qui sont soupçonnés d’appartenir à l’insurrection des Kamuina Nsapu, du nom des disciples de Jean-Prince Mpandi, 6e Kamuina Nsapu, chef coutumier des Bajila Kasanga, tué lors d’un assaut policier le 12 août 2016. Non reconnu par les autorités, ce chef coutumier appelait ses partisans à l’insurrection contre le président Kabila et visait, au départ, avant tout les symboles de l’Etat.
Depuis la mort du chef Kamuina Nsapu, l’Eglise catholique en RDC parle de plus de 3’000 morts. L’ONU avance le chiffre de 1,2 million de déplacés et de l’existence d’au moins quarante-deux fosses communes. Le 12 mars 2017, deux experts de l’ONU – l’Américain Michael J. Sharp et la Suédoise Zaida Catalan, envoyés pour identifier les responsables des violences dans le Grand Kasaï – sont assassinés alors qu’ils allaient rencontrer des groupes de Kamuina Nsapu. L’ONU cherche notamment à enquêter sur l’enrôlement d’enfants dans cette lutte, mais également sur toutes les exactions commises tant par les Kamuina Nsapu que par les forces de sécurité. (cath.ch/be)
Jacques Berset
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