Lucie Frachebourg: des squats au monastère

Vingt-trois ans, désinvolte et bientôt bonne sœur. Lucie Frachebourg s’apprête à quitter Saint-Maurice pour embrasser la vie cistercienne alors que rien en apparence ne l’y prédestinait. Rencontre dans un restaurant de sa cité d’Agaune à l’heure des ultimes dépouillements.

«Sur mon lit de mort, avec mon petit voile, je demanderai une bière ambrée et une cigarette roulée». La cigarette, elle l’a abandonnée depuis quelques semaines. La bière ambrée, pas encore. «Jamais je n’aurais pensé devenir bonne sœur», explique-t-elle son verre dans une main, sa tête dans l’autre. Elle se redresse: «Quand j’étais petite, on me parlait de Dieu guitare à la main et sourire aux lèvres. Ça me tendait». Un Dieu en Birkenstock, très peu pour elle. La question était pliée. «Je me sens trop à l’étroit dans le milieu catho. Je n’ai jamais fait de pèlerinages et encore moins de JMJ ou de trucs du genre».

«J’ai senti que c’était là que je devais aller et nulle part ailleurs»

Chez Lucie, la grâce a pris d’autres chemins. «La nana qui traînait dans les squats et qui se convertit, ça fait un peu cliché», s’excuse-t-elle avant de détailler quelques étapes de son parcours de vie. «Adolescente, j’étais en recherche de cadres et ça me contrariait de ne pas en avoir, alors je foutais le bronx». Squats, drogue, alcool. Il s’en est fallu de peu qu’elle ne se fasse virer du collège de l’Abbaye de Saint-Maurice.

Une terre rédemptrice

«Un été, j’ai vraiment pété un câble. Après une semaine au Paléo, je suis partie en Irlande avec ma sœur. C’est le début de mon retour à la vie. Nous étions sur la côte ouest, préservée. Pure. Où les gens parlent gaélique avant de parler anglais. Ils sont tellement attachés à la terre, c’est fou. Pire qu’en Valais!» Une terre rédemptrice. «J’ai senti sa force, elle m’a soulagée parce que je percevais que ce que je cherchais existait vraiment. Je passais des heures assise dans des églises en ruine à dessiner tout ce qui m’entourait».

Quelques mois plus tard, toujours dans les pas de sa grande sœur, elle passe la Semaine sainte à l’abbaye de Fontfroide, près de Narbonne. «Regarde, il faut que tu voies à quoi ça ressemble», glisse-t-elle en fouillant dans les photos de son téléphone. Un magnifique cloître roman, une église harmonieusement dépouillée à l’acoustique parfaite.

Lâcher prise

Elle passe le triduum emmitouflée dans quelques couvertures, adossée à un pilier. Elle contemple. Elle écoute. «Je ne savais même pas ce qu’était une psalmodie. Je ne comprenais rien à ce qui se passait. Mais le lieu et la profondeur des chants ont rejoint quelque chose en moi». Sa quête se défait des pis-aller. Peut-être Lucie fait-elle partie de cette caste qui ne peut se contenter de moindre que Dieu.

«Santé!» Trois décis de Gamay précèdent l’entrecôte aux morilles. Dernières réjouissances gustatives avant davantage de frugalité? Là n’est pas le problème. Ni même dans le fait d’avoir dû se séparer de celui qu’elle aimait – lui aussi entré dans les ordres. «Quand j’ai compris que c’était son chemin, j’ai lâché prise». Le dépouillement le plus coûteux, pour Lucie, le sacrifice le plus pénible lorsqu’elle a compris l’appel, fut autre: l’artisanat.

Après sa maturité, obtenue facilement avec peu d’assiduité, elle fait de ses mains son outil de travail. Ecole de céramique, puis école de vitrail. Ce n’est ni un gagne-pain, ni même une passion, mais une activité qui rejoint son identité. Le fait d’entrer dans un monastère cistercien, d’abord comme postulante puis comme novice, implique de mettre la clé sous le paillasson de son petit atelier de céramique artisanal Ecce Terra.

«C’était la chose la plus importante dans ma vie. J’ai réalisé que ma vocation devait se fonder sur quelque chose de plus solide que cela pour tenir. Ce choix m’a valu une grosse soirée de doute. Ce soir-là, j’ai fumé une clope sur le balcon. J’avais vraiment envie d’entrer au monastère, alors j’ai décidé de renoncer même à cela. Je voulais être pleinement disponible. La Bible ne dit-elle pas que pour aller à Dieu, il faut passer par le trou d’une aiguille?»

Fidélité intuitive

Avant de jurer fidélité à Dieu, Lucie a promis fidélité à son intuition. Alors Dieu s’y plie. «Je sens les choses et je vais dans la direction qu’elles m’indiquent». Limpide. «Dans ce monastère, il y a quelques mois, j’ai senti que c’était là que je devais aller et nulle part ailleurs». Les mots ne parviennent pas tout-à-fait à décrire l’expérience. «Un truc physique qui descend», explique-t-elle en mimant le parcours de l’intuition. Une lumière? «Ouai. Enfin, je ne sais pas. Un truc physique», ajoute-t-elle avant de se taire un instant. «Tu fais ce que tu sens. C’est trop simple!» Certes, mais tout le monde ne fonctionne pas comme cela. «Je sais, je l’ai bien compris. Mais c’est comme ça pour moi. Je ressens un truc. Il y a un léger vertige où je me dis: ‘Punaise, il faut que je fasse ça’. Puis je le fais».

Elle s’est dépouillée de tout, Lucie, pour entrer librement et entièrement dans la démarche. Pour aller chercher quoi? «Je ne sais pas!» Elle réfléchit un instant. «Ce qu’il y a de plus pur, de plus vrai!» Ses yeux brillent et son sourire illumine son visage. Le 23 avril prochain, elle poussera la porte de l’un des plus anciens monastères européens pour rencontrer le Dieu des landes irlandaises, des vieilles pierres et du chant grégorien. Celui qui, enfin, a pu combler son cœur un peu trop large. (cath.ch/pp)

Pierre Pistoletti

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