Abus sexuels: «le silence est mortel», témoigne Daniel Pittet

Le témoignage du Fribourgeois Daniel Pittet «éclaire vraiment les difficultés des victimes à sortir du silence. C’est une contribution essentielle à les encourager à le faire», a déclaré vendredi soir 17 mars à Lausanne Jacques Nuoffer, président du Groupe SAPEC, l’association de soutien aux personnes abusées dans une relation d’autorité religieuse.

Devant une bonne soixantaine de participants, dont plusieurs victimes d’abus sexuels commis par des membres du clergé, des personnes accompagnant des personnes abusées, des prêtres et l’évêque diocésain Mgr Charles Morerod, Jacques Nuoffer a lancé la Table ronde «Survivre à une enfance brisée». Le débat à la Haute école de travail social et de la santé (EESP) de Lausanne était organisé conjointement par le Groupe SAPEC et l’EESP.

Sortir d’un silence paralysant et destructeur

Le livre de Daniel Pittet, Mon Père, je vous pardonne, Survivre à une enfance brisée, préfacé par le pape François, continue de secouer l’Eglise catholique même au-delà des frontières européennes. Il a permis à des victimes de sortir d’un silence paralysant et destructeur, où elles s’étaient longtemps murées.

C’est justement des conditions  qui  permettent  aux  victimes d’abus sexuels, dans un cadre confessionnel, de se relever et de retrouver à la fois leur dignité et le cours de leur vie dont les sept intervenants ont débattu. Modérés par Sabine Petermann, pasteure et journaliste à la RTS (coproductrice de l’émission Hautes Fréquences), les débats ont également abordé les étapes fondamentales qui permettent à la victime de redevenir une personne debout et apaisée.

Les encouragements de l’Abbé d’Einsiedeln Martin Werlen

Dans son introduction, Jacques Nuoffer, co-fondateur du Groupe SAPEC en décembre 2010, a déploré l’absence de réponses à ses demandes pendant des années, de la part des évêques suisses, «compensée par le soutien et les encouragements à persévérer de l’Abbé d’Einsiedeln Martin Werlen».

Il a également souligné «l’accueil chaleureux et l’écoute bienveillante de Charles Morerod, évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg» et la découverte du Centre d’arbitrage belge, résultat d’un accord passé entre la Commission sur les abus sexuels du Parlement belge et l’Eglise. «Cela nous a redonné espoir… Charles Morerod, conquis par ce modèle venu de Belgique, a ainsi convenu de la nécessité de faire appel à des parlementaires».

Accord entre évêchés, congrégations religieuses et Groupe SAPEC

Le 18 juin 2015, les travaux de la commission tripartite présidée par la conseillère nationale vaudoise Rebecca Ruiz – composée de parlementaires, de représentants de l’Eglise et du Groupe SAPEC – débouchent sur un accord entre les évêchés de Suisse romande, des congrégations religieuses de Suisse et le Groupe SAPEC. Cet accord permet la création de la CECAR, la Commission d’Ecoute, de Conciliation, d’Arbitrage et de Réparation. «Début 2017, les premières victimes ont été reçues par la commission neutre et indépendante que nous demandions depuis sept ans!», martèle Jacques Nuoffer.

«Parler, même si c’est dur, c’est la voie de la guérison»

Face aux réticences de certaines victimes à s’adresser à l’Eglise, avec laquelle elles ne veulent plus rien avoir à faire, Sylvie Perrinjaquet, présidente de la CECAR, tient tout de suite à dissiper les doutes: «Nous sommes totalement neutres et indépendants, je ne dépends pas de l’Eglise!»

L’ancienne conseillère d’Etat neuchâteloise est très claire: «Quand le protocole est validé par la CECAR, l’Eglise doit exécuter ce que nous décidons!» Certes, reconnaît-elle, des victimes hésitent à venir nous voir parce qu’elles craignent des représailles. Mais surtout, qu’elles ne se taisent pas!»

Croire ce que disent les victimes

Et Sylvie Perrinjaquet de relever la nécessité de croire le témoignage, car par le passé, des victimes ont été sommées de se taire ou même considérées comme coupables. Il faut faire comprendre qui est la véritable victime: «dire qu’un enfant abusé par un adulte ne peut pas être tenu pour responsable de l’acte subi». Certains abuseurs sont dans le déni, «de véritables acteurs», des manipulateurs qui se dédouanent sur le compte de la victime. Des victimes veulent seulement être écoutées, ou alors rencontrer leur bourreau. S’il est décédé, la CECAR peut leur proposer de voir les supérieurs de l’abuseur. D’autres veulent simplement une compensation financière. L’Eglise a mis à disposition un fonds de 500’000 francs pour dédommager les victimes.

Une société où le poids de l’Eglise était grand

Mgr Morerod constate que les personnes âgées abusées dans leur enfance ont des difficultés à parler, car elles ont vécu dans une société où le poids de l’Eglise était grand. «On n’osait pas la critiquer. Quand on peut parler, nous nous libérons, et l’Eglise aussi…» L’évêque, visiblement ému à l’écoute de témoignages de victimes, admet qu’il lui a fallu un certain temps pour comprendre vraiment ce qui se passait. Et de noter l’impact profond et durable de tels actes sur la victime, une souffrance qui perdure pendant des décennies. Si les victimes craignent, en dénonçant les abus, de se couper de leur milieu, il incite les témoins de ces faits à parler. «Ne vous taisez pas!»

Si la prise de conscience de la problématique prend du temps dans l’Eglise, reconnaît-il, et qu’elle n’a pas encore eu lieu dans certains pays, «il faut un changement de mentalité profond». Cette prise de conscience se développe: «mon collègue de Sion partage mon point de vue et il y a un mois et demi l’évêque de Lugano a donné une conférence de presse à ce propos».  Daniel Pittet salue la grande ouverture actuelle en Suisse, et aussi en Valais, «alors que ce n’était pas du tout le cas avec le prédécesseur de Mgr Lovey, qui n’a jamais rien reconnu».

«Parler, même si c’est dur, c’est la voie de la guérison»

Daniel Pittet a été encouragé par Mgr Morerod à publier son livre, rédigé avec l’aide de Micheline Repond, confrontée elle aussi à cette problématique en tant qu’enseignante et médiatrice scolaire. «Je ne voulais pas publier un livre, j’avais rédigé un texte, un testament pour mes enfants… Mais le silence est mortel, il n’amène que la souffrance». Et d’avouer qu’il avait même tenté de se suicider, tant la souffrance était devenue insupportable.  «Parler, même si c’est dur, c’est la voie de la guérison. Quand la victime est reconnue par l’Eglise, c’est une libération!  Il ne faut pas rester victime à jamais, souffrir jusqu’à la mort».

«Quand on est abusé, on est traité comme un objet»

«Quand on est abusé, on est traité comme un objet, et quand on est reconnu comme victime, on devient sujet», confirme Jean-Marie Fürbringer. Membre du Groupe SAPEC, cet ancien président de l’association de victimes d’abus «Faire le pas» fut, comme Daniel Pittet, une parmi la centaine de jeunes victimes du capucin pédophile Joël Allaz. Il déclare être sorti de son silence seulement à l’âge de 31 ans. «Pendant des années, je n’en n’avais jamais parlé».  Abusé à l’âge de 11 ans, dans les années 1970 au Foyer franciscain de St-Maurice, Jean-Marie Fürbringer avait porté plainte en 1995. Mais la démarche n’avait pas été plus loin pour cause de prescription.

Le frère capucin Marcel Durrer, qui a été confronté de près à cette affaire, en souffre encore, «même si c’est sans commune mesure avec la souffrance des victimes». Alors qu’il était devenu supérieur régional des capucins de Suisse romande, le bibliste en hérite. Il y a eu un problème de transmission de dossier de la part de son prédécesseur. Lui pense avoir fait le maximum, en reconnaissant qu’avec Joël  Allaz, «on a affaire  un pervers, qui a abusé la victime, mais qui a réussi à tromper tout le monde. Quand j’ai su, cela a été un choc pour moi, car ce frère était un génie de l’animation, une personne qui sortait de l’ordinaire. Moi, Jean-Marie, je l’ai cru sur parole, mais malheureusement, il y avait prescription…» Cette première plainte pour abus sexuels déposée à St-Maurice n’avait en effet pas pu être reçue par le juge d’instruction puisqu’elle concernait des cas prescrits.

Le 5 janvier 2012, dans une autre affaire de pédophilie, Joël Allaz était condamné par le tribunal correctionnel de Grenoble à une peine de deux ans de prison avec sursis. Le jugement n’ordonnait aucune autre mesure de prévention.

«J’avais espéré que Joël  Allaz irait en prison»

«J’avais espéré que Joël  Allaz irait en prison, mais il y eu le sursis. La seule chose qu’on pouvait faire, c’est lui mettre un cadre autour, mais seule la prison lui aurait mis un vrai cadre. Je dirais que dans cette affaire, c’est un échec!» Il y a certes la possibilité d’un jugement ecclésiastique, qui peut suspendre un membre du clergé de son ministère, ou l’en exclure. Mais pour le frère Marcel Durrer, l’exclusion n’est pas la solution: «ce n’est pas une attitude responsable de renvoyer quelqu’un dans la nature et d’en suite s’en laver les mains en disant qu’il n’est plus chez nous!» JB


La CECAR, organisme neutre et indépendant

La CECAR – Commission d’Ecoute, de Conciliation, d’Arbitrage et de Réparation – est un organe neutre et indépendant des autorités de l’Eglise catholique. Elle est chargée d’offrir aux victimes un lieu d’écoute, d’échange et de recherche d’une conciliation avec l’abuseur, à défaut avec son supérieur hiérarchique, en vue notamment d’une réparation financière.

Ensemble, le Groupe SAPEC et Mgr Charles Morerod ont esquissé un projet avec les membres du Conseil national et du Conseil des Etats, en comptant également sur la collaboration de Luzius Mader, Directeur suppléant de l’Office Fédéral de la Justice.

En vertu de l’accord obtenu, les évêques et les supérieurs religieux acceptent d’allouer des compensations financières sur une base purement volontaire, sans aucune obligation juridique. «Le fondement de la compensation financière ne réside nullement dans une présomption de faute qui pèserait sur la personne morale habilitée à représenter les évêques et les supérieurs religieux, mais dans une déclaration volontaire de responsabilité morale et de solidarité collective à l’égard des victimes. Les faits étant prescrits, ils ne sont plus justiciables des cours et tribunaux ordinaires et il ne saurait être question de responsabilité juridique, note la CECAR. JB


Le groupe SAPEC: soutenir les victimes d’abus sexuels

Depuis bientôt sept ans de travail avec et pour les victimes abusées, le Groupe SAPEC (Association de soutien aux personnes abusées dans une relation d’autorité religieuse) aide les victimes d’abus sexuels commis par des agents pastoraux de l’Eglise catholique, par le passé ou actuellement.

Il a pour objectifs de soutenir en particulier les victimes d’abus sexuel même prescrits et leur offrir un espace de solidarité, individuel ou en groupe de parole. Le groupe veut «amener le magistère de l’Eglise catholique suisse, les évêques et supérieurs de congrégations, à passer des paroles aux actes: assumer leur responsabilité morale, lever les secrets, informer et réparer».

Le Groupe SAPEC veut lutter pour que soient entreprises des recherches neutres et indépendantes, qui fassent la lumière sur les abus sexuels commis au sein de l’Eglise catholique en Suisse. Il s’engage pour que les victimes aient accès aux dossiers des auteurs d’actes pédophiles commis à leur égard au sein de l’Eglise.

ll assure un accueil en respectant la confidentialité. Le groupe compte aussi parmi ses membres des proches ou des témoins de tels actes, «des citoyens indignés par le silence de l’Eglise», ainsi que des professionnels de la protection de l’enfance.  (cath.ch/be)

Jacques Berset

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