«Il est insuffisant de demander aux autorités musulmanes de se démarquer des terroristes à coup de pancartes ‘Not in my name!‘. L’urgence est à la théologie», écrit Adrien Candiard, chercheur à l’institut dominicain oriental au Caire et spécialiste de l’islam.
L’islam est omniprésent dans l’espace public. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, pourtant, «plus on l’explique, moins on le comprend». Une difficulté qui engendre deux points de vue simplistes: le terrorisme n’a rien à voir avec l’islam, pour les plus angéliques ou, au contraire, la violence est la conséquence nécessaire de ses textes sacrés.
La vérité se tiendra certainement au milieu, affirme le dominicain, qui amène un peu de complexité à la réflexion, tout en restant accessible aux profanes. Une réflexion éclairante qui a le mérite d’apporter différentes clés de lecture sur l’islam, désormais deuxième religion de France.
C’est en premier lieu la diversité de l’islam que souligne le jeune dominicain de 34 ans. Une réalité différente d’un coin de la terre à l’autre. «Nous sommes habitués à l’islam arabe, mais il n’est pas le seul islam. L’Inde compte plus d’habitants – pourtant très minoritaires – que le Proche-Orient arabe».
Une diversité théologique traverse également, parfois de manière violente, le monde musulman. La grande division entre chiites et sunnites plonge ses racines dans les premières décennies de l’islam. Vu de plus près, aucun de ces deux blocs n’est homogène. «Les premiers se divisent en d’innombrables groupes sans lien entre eux autre que la découverte, récente, de l’opposition au sunnisme». Idem du côté sunnite: «entre les wahhabites d’Arabie saoudite et les puissantes confréries soufies du Sénégal, on peinerait à trouver un terrain d’entente».
«Il faut renoncer à une conception univoque de l’islam»
La pratique de l’islam est, elle aussi, soumise à diverses interprétations. La question du jihad est ici emblématique. «Un salafiste de Daech vous dira que c’est une obligation individuelle et que chacun doit aller tuer au plus vite tous les mécréants, les non-musulmans comme les faux musulmans, par des attentats au besoin. Un juriste classique vous dira qu’il s’agit d’une obligation collective, et non individuelle, et qu’elle ne peut être accomplie que par l’autorité politique légitime (…). Il ajoutera le plus souvent que le jihad est défensif, qu’il vise à défendre les territoires musulmans contre les agressions, et non à agresser. Un soufi vous expliquera que le véritable jihad, c’est la guerre contre le péché, contre nos passions mauvaises, et qu’il s’agit donc d’ascèse et de travail sur soi».
Au final, les dénominateurs communs à tous les musulmans sont peu nombreux: «croire qu’il n’y a qu’un Dieu; que Mahomet est son prophète, que le Coran témoigne d’une manière ou d’une autre de la volonté de Dieu pour les hommes, qu’un Jugement divin nous attend au dernier jour. Ajoutez la croyance aux anges et c’est à peu près tout», écrit Adrien Candiard.
Pour le dominicain, il faut donc en premier lieu renoncer à une conception univoque de l’islam et tenir cette diversité. «Une essence de l’islam, l’islam réduit à un concept manipulable, ce serait tout à fait commode, mais cela n’existe pas. On a le droit de le regretter, mais pas de l’ignorer».
Une diversité qui touche également au texte le plus sacré de l’islam. «Le Coran est à peu près incompréhensible. Certains de ses versets sont très clairs, c’est vrai; mais le livre lui-même est extrêmement difficile. Ce qui fera l’unité de la lecture, ce qui donnera le sens du texte, et pas d’un verset par-ci par-là, c’est l’interprétation. Et force est de constater que l’islam a proposé historiquement et propose toujours des interprétations très différentes».
Reste que c’est au nom du Coran qu’agissent les terroristes. Pour Adrien Candiard, ce n’est pas un livre violent, mais «il offre une certaine disponibilité à un usage violent». Pour expliciter sa pensée, le dominicain recourt à une analogie: Wagner et Nietzsche «ont pu être récupérés par le nazisme, non parce qu’ils étaient nazis, mais parce qu’ils étaient récupérables par le nazisme. Ce qu’il a fait avec eux, le nazisme n’aurait jamais pu le faire avec la philosophie de Kant ou la musique de Haydn».
Le dominicain s’en prend également au sens courant qui se cache derrière la distinction entre islam et islamisme. Selon lui, elle «instaure une dualité au sein de l’univers musulman: il y aurait en fait deux objets radicalement différents, bien que sans doute apparentés, qu’il s’agirait surtout de ne pas confondre. L’islam est alors présenté comme la religion légitime, pacifique, tolérante et qui mérite le respect de tous; l’islamisme, à l’inverse, en est une forme dévoyée, une imposture évidemment illégitime». L’islamisme serait donc radicalement séparé de l’islam.
«L’apparition d’un Occident plus prospère, plus savant et considérablement plus puissant, remettait en question des évidences solidement établies»
Cette distinction n’est pas sans valeur, reconnaît Adrien Candiard, «dans la mesure où elle vise à éviter les amalgames et à épargner à la grande majorité des musulmans, tout à fait innocents des attentats terroristes qui ensanglantent la planète, d’avoir à en porter l’opprobre aux yeux du reste du monde». Mais elle est «mal fondée et ses limites apparaissent vite».
L’islamisme n’est pas étranger à l’islam. «L’islamisme, au sens précis, est un des visages que prend l’islam aujourd’hui. Il n’appartient pas à des observateurs de décider que ce visage, dans lequel se reconnaissent aussi des musulmans sincères, n’a rien à voir avec l’islam parce qu’il ne nous plaît pas».
C’est aussi la genèse du récent mouvement salafiste qu’aborde Adrien Candiard. Il remonte au XIXe siècle, à l’époque où le monde musulman prenait la mesure de la supériorité technique, scientifique et militaire de l’Occident.
«L’islam, qui se pense comme l’achèvement de l’histoire religieuse de l’humanité, écrit le dominicain, a pu s’enorgueillir pendant des siècles d’avoir accompagné la civilisation la plus brillante du monde: il était logique que les deux aillent de pair. L’apparition d’un Occident plus prospère, plus savant et considérablement plus puissant, remettait en question des évidences solidement établies. Comment comprendre le rôle de l’islam, qui de l’aveu général avait favorisé l’éclosion de la civilisation florissante des califes dans ce qui apparaissant désormais comme un retard, sinon une décadence?»
Des mouvements de réformes voient le jour pour moderniser l’islam, soit en le laïcisant, en «l’occidentalisant», soit en cherchant à retrouver la vitalité des premiers temps.
C’est dans ce dernier mouvement qu’apparaît le salafisme. «Le modèle n’était pas l’empire des grands califes abbasides, considérés comme les premiers symptômes du désastre, mais la communauté primitive de Médine, seule dépositaire d’un âge d’or».
D’abord marginal et sectaire, le mouvement va conquérir l’Arabie saoudite et de là va se répandre dans le monde entier grâce, notamment, aux ressources presque illimitées dont dispose la monarchie par son or noir. La monarchie va mettre en place, «au cours des années 1980 et surtout 1990, de véritables organisations de propagande visant à convertir les musulmans du monde entier à la conception salafiste de l’islam».
Contrairement aux idées reçues, le salafisme n’est pas un mouvement conservateur. Il cherche au contraire «à dynamiser le passé, l’héritage, au nom d’un passé nettement plus lointain et donc fantasmé. Cet islam-là n’est pas lesté par des siècles d’expérience historique de responsabilités. Il n’a jamais eu à faire cohabiter des peuples, à appliquer des lois, à se confronter à un réel qui existe, qui résiste et qui oblige à faire aussi de la politique – qui est l’art du compromis avec le réel».
«Cet islam-là ne s’embarrasse pas de culture, poursuit le dominicain. Il est religieux et rêve que toute la vie des individus soit réglée par des préceptes religieux. Il rêve de musulmans chimiquement purs, qui ne seraient que musulmans et pas en même temps égyptiens». En cela il se distingue de l’islam politique des Frères musulmans, par exemple. Pour Adrien Candiard, «Le salafisme crée les conditions intellectuelles et spirituelles de la violence».
Quelle réponse à cette violence? Le dominicain esquisse, dans les dernières lignes de son petit ouvrage (119 pages), une réponse spirituelle: «Je crois qu’il existe dans la tradition musulmane une radicalité plus profonde, plus authentique, qui peut être (…) une radicalité spirituelle: la recherche de Dieu en soi, la rencontre de Dieu dans la prière personnelle plutôt que dans l’attentat suicide me paraissent une aventure nettement plus radicale, si on la poursuit avec sérieux (…). Ce serait une des rares façons de sortir par le haut des luttes sanglantes qui déchirent notre monde». (cath.ch/pp)
*Adrien Candiard, Comprendre l’Islam – ou plutôt: pourquoi on n’y comprend rien, Flammarion, 2016.
Pierre Pistoletti
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