Evitant les flaques d’eau sale, enjambant les ornières boueuses, nous passons la grille du Centre d’accueil familial (CAFA) appartenant à la Fondation Mil Solidarios, lancée par le Père jésuite Francisco de Paula Oliva. Nous le rencontrerons tout à l’heure sur le haut du quartier, non loin de l’Université catholique (UCA), dans son centre de Formation intégrale Solidario Rapé. Le religieux l’a fondé en 1998 pour offrir un programme de formation intégrale pour les enfants et les adolescents qui se préparent notamment aux études universitaires.
Lors de la dernière inondation – il y en a de plus en plus ces dernières années, en raison du changement climatique – les flots ont noyé le CAFA sous plus d’un mètre cinquante d’eau. «Les gens ont dû évacuer le quartier, transporter tout ce qu’ils pouvaient sur les hauteurs, de peur que les eaux… ou les voleurs n’emportent le peu de biens qu’ils possèdent! Il a fallu une nouvelle fois tout nettoyer…», explique Soraya Bello, directrice de Mil Solidarios.
Dans la salle repeinte à neuf, des parcs pour bébés: le CAFA accueille des filles mères, dont certaines n’ont pas plus de 13 ans… Le Bañado est peuplé d’enfants et d’adolescents vivant dans la précarité et la promiscuité, exposés aux dangers de la drogue, notamment le crack. La présence de cinq chantiers navals dans la zone favorise l’exploitation sexuelle des filles. Même les très jeunes sont exposées aux abus.
Le quartier veut sortir de l’image négative de violences et de trafics véhiculée par les médias dominants sur ces zones abandonnées par les pouvoirs publics, mais désormais convoitées par des investisseurs privés. Des financiers paraguayens et étrangers projettent des opérations immobilières juteuses… une fois la population locale délogée. Mais les habitants résistent et survivent grâce aux réseaux de solidarité développés depuis des années. Au CAFA, témoignent les jeunes femmes, «on apprend à se valoriser, on apprend nos droits, les droits de l’enfant; nous reprenons des études, grâce aux bourses que nous recevons, pour aller de l’avant! «
«Ils convoitent ces terrains pour de vastes projets spéculatifs. Ils veulent nous faire déguerpir, mais nous ne partirons pas!», lance le Père Francisco de Paula Oliva, Pa’i Oliva, comme on l’appelle en guarani, la 2ème langue officielle du Paraguay à côté de l’espagnol. Entre deux émissions de radio et la rédaction de son article quotidien dans le journal Ultima Hora, il nous reçoit dans son tout petit bureau, encombré de livres et de documents de toutes sortes. C’est de là que Pa’i Oliva mène son combat pour les déshérités du Bañado depuis son retour au Paraguay en 1996.
Militant et homme de médias, le religieux jésuite né en 1928 à Séville, en Espagne, a mis sur pied en 1966 l’Ecole de journalisme de l’Université catholique d’Asunción (UCA).
Il a été expulsé du pays par la dictature d’Alfredo Stroessner en octobre 1969, un mois après avoir été fait citoyen paraguayen. Les affidés du tyran anticommuniste, qui resta au pouvoir de 1954 à 1989 grâce à l’appui des Etats-Unis – «guerre froide» oblige -, l’accusaient d’être le «Lénine des paysans». Pourtant Pa’i Oliva ne fut pas impliqué, comme le furent d’autres religieux, dans les luttes pour la terre menées par les Ligues Agraires Chrétiennes (LAC), qui furent durement réprimées.
Après une longue odyssée qui l’a mené en Argentine, en Equateur, au Nicaragua sandiniste et en Espagne, il retournera dans son pays d’adoption en 1996. «Certains, au sein de l’Eglise, ne souhaitaient pas mon retour, parce que j’ouvrais les yeux aux gens!»
Aujourd’hui, pas question de se reposer pour le religieux jésuite âgé de 88 ans: «le Paraguay est l’un des pays les plus inégalitaires au monde, le gouvernement ne s’occupe que de la couche la plus aisée – 250 familles !»
Pour le pouvoir, s’indigne-t-il, la seule branche digne d’intérêt est l’agriculture agro-exportatrice, «celle des grands éleveurs et des planteurs de soja, tandis que la paysannerie familiale est en voie de disparition». Les paysans chassés de leurs terres s’agglutinent dans les ceintures de misère autour des villes. «Les seuls qui comptent, dans ce pays miné par le narcotrafic, ce sont les intérêts des plus riches, l’agro-exportation, les supermarchés, les multinationales…»
«C’est la jeunesse, dans sa grande majorité, qui souffre le plus de la situation: elle n’aura pas grand avenir si le système ne change pas. Mais elle commence à se réveiller», affirme le fondateur au Paraguay du ‘Parlamento Joven’ (Parlement des Jeunes) en l’an 2000. «Si nous n’avions pas d’espérance, nous ne lutterions pas!» JB
Sur près de 18 kilomètres de rives, les Bañados – terrains marécageux recouverts d’eau par le fleuve en période de fortes précipitations – abritent, outre la décharge nauséabonde de Cateura, qui reçoit les ordures de la capitale paraguayenne, plus de 120’000 habitants logés le plus souvent dans des abris de fortune… Un cinquième de la population d’Asunción, oubliée des politiciens – sauf en période d’élections, quand les candidats viennent acheter les voix pour 100’000 guaranis (moins de 18 francs suisses). Ces lieux de vie ne figurent même pas sur le plan de la métropole d’Asunción.
Dans le Bañado Sur, moins d’un habitant sur dix a un emploi formel, les autres ramassent des déchets en ville ou sur la décharge pour les trier et les vendre, élèvent des poulets, des cochons, voire des vaches, à moins qu’ils ne vendent quelque marchandise sur un petit étal dans la rue. Certains vivent de la pêche ou encore traversent le fleuve pour se rendre du côté argentin, à Puerto Falcon, pour rapporter de l’huile, des oignons, des tomates et des vêtements de contrebande.
Dans le cadre d’un projet dénommé «Franja Costera«, la municipalité d’Asunción veut reloger ailleurs les habitants de la zone des Bañados. Ces derniers pressentent cependant un vaste projet spéculatif comme il y en a tant dans ce pays, situé au 130e rang – soit parmi les plus corrompus – de l’Indice 2015 de la corruption établi par l’ONG allemande Transparency International.
Depuis la fin des années 1980, les jésuites se sont engagés dans les Bañados en faveur des petits paysans chassés de leurs terres par l’extension de l’élevage et des zones de production intensive du soja transgénique, dont le Paraguay est désormais le quatrième exportateur mondial.
En l’absence de cadastre national, les familles paysannes voient leurs titres de propriété contestés par des grands propriétaires ou des investisseurs étrangers, notamment brésiliens, les Brasiguaios. 300’000 familles de paysans sans terre survivent au Paraguay, ce sont les «carperos», victimes du modèle de développement agro-exportateur imposé par le gouvernement.
A partir de la paroisse Cristo Solidario, les jésuites soutiennent au Bañado Sur une cuisine solidaire, un réfectoire pour les anciens, une boulangerie qui permet l’apprentissage d’un métier et commercialise la production de pain, un centre pour personnes handicapées (en collaboration avec l’archidiocèse d’Asunción).
La Fondation Mil Solidarios aide 600 enfants et jeunes avec un appui scolaire, des suppléments alimentaires, une assistance psychologique et sociale, ainsi qu’un ‘salaire scolaire’ qui leur permet de suivre l’école sans devoir travailler pour survivre. Une cinquantaine de jeunes du Centre fréquentent l’université ou ont entamé une carrière professionnelle.
Le Centre d’aide à la famille CAFA assiste sur le plan psychologique et juridique les habitants de la zone. Des travailleurs sociaux et des psychologues soutiennent les mères – souvent des adolescentes – qui élèvent seules leurs enfants, afin qu’elles reprennent leurs études. (cath.ch/be)
Ce reportage est le troisième d’une série réalisée par cath.ch dans le cadre d’une visite des projets réalisés par l’œuvre d’entraide catholique internationale Aide à l’Eglise en Détresse (AED, ou selon son acronyme international ACN, Aid to the Church in Need) en faveur de l’Eglise catholique au Paraguay (du 18 novembre au 5 décembre 2016)
Jacques Berset
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