Vous avez dédié les 15 dernières années de votre vie à la réalisation du premier tour du monde en avion solaire. Cette aventure vous a-t-elle changé?
Oui, je suis revenu différent! Au début ce n’était qu’une vision et il a fallu se battre: contre le scepticisme et pour mobiliser un grand nombre de partenaires, mais à la fin plus de 80 entreprises, institutions et particuliers ont adhéré au projet, mis au point les bonnes technologies et assuré le budget nécessaire. Pendant le tour du monde aussi, il a fallu se dépasser pour surmonter nombre d’obstacles: humains, techniques, météorologiques et administratifs. Nous l’avons fait ensemble pour porter ce tour du monde à son terme! Mais l’atterrissage à Abu Dhabi a été, plus qu’une fin, un nouveau départ. Solar Impulse est devenu le premier avion solaire à voler autour du monde sans une goutte de carburant! Un vrai laboratoire technologique volant. Après ce que nous avons accompli, je pense disposer enfin d’un outil crédible pour promouvoir les technologies propres et je constate que les gens nous écoutent. Aujourd’hui, les solutions existent pour diviser par deux la consommation énergétique et les émissions de CO2, et répondre à nos besoins grâce à des sources renouvelables. De plus, la généralisation de ces technologies propres créeraient des emplois, du profit et un développement économique durable.
Qu’est qui manque pour concrétiser ces progrès?
Il manque la volonté politique de changer les choses et de donner une direction claire. Les industriels sont prêts, mais les gouvernements n’osent pas. L’écologie est encore perçue comme une expression de la gauche et les partis de droite ne veulent pas donner de voix à la gauche en protégeant l’environnement. Il faudrait sortir de ce clivage gauche-droite et c’est à cela que je me consacre aujourd’hui. Je suis en train de créer la Word Alliance for Clean Technologies, pour regrouper les acteurs du domaine cleantech, créer des synergies et permettre d’apporter aux gouvernements et entreprises des solutions conciliant économie et écologie.
Voilà un pape qui donne envie de retourner dans les églises!
Le vol autour du monde a été un défi technologique, mais également humain. Qu’avez-vous ressenti dans le ciel? On doit se sentir fragile…
Pas du tout! Les moments où je me suis senti le mieux sont ceux durant lesquels je me trouvais seul dans le cockpit de Solar Impulse survolant l’océan en pleine nuit. Si je me sentais si bien, c’est parce que j’étais en dehors de ma zone de confort et totalement conscient de moi-même et de l’instant présent, dans mon corps, dans tout mon être. Une vraie expérience spirituelle! Cette communion, cette sensation de vie à l’intérieur et à l’extérieur de soi, est favorisée par la confrontation au risque qui nous oblige à sortir de nos automatismes. Il s’agit de moments d’éveil, de grâce.
Mais avez-vous eu des peurs ou des doutes?
Je crois qu’avoir des doutes est une force. Les gens qui ont des certitudes, des dogmes immuables, sont fragiles, car il leur sera très difficile d’évoluer et de s’adapter à l’imprédictibilité de la vie. Quand je parle de doute, je ne veux pas parler d’hésitations. Il ne faut pas hésiter chaque fois que nous entreprenons quelque chose. Je parle de doute dans le sens de ne pas être certains que ce que nous faisons ou pensons est juste. C’est une question d’humilité qui permet de nous remettre en question, d’évoluer, d’écouter les autres et de changer d’avis. Dans ce sens, c’est une force extraordinaire qui stimule la performance et la créativité. Quand nous reproduisons ce que nous connaissons déjà il n’y a pas de performance. La remise en question est fondamentale.
Après avoir réalisé le premier tour du monde en ballon sans escale, à bord du Breitling Orbiter 3 avec l’anglais Brian Jones, en 1999, vous avez écrit que dans la vie aussi il faut apprendre à lâcher du lest. Une idée que vous développez aussi dans votre dernier livre «Changer d’altitude».
En ballon, comme dans la vie nous sommes poussés dans des directions qui ne sont pas forcément celles que nous voulons. Le pilote de ballon peut changer d’altitude en lâchant du lest pour atteindre des vents qui ont une trajectoire différente. Dans la vie aussi, nous devons apprendre à lâcher du lest, nos certitudes, préjugés, convictions et dogmes, pour capter d’autres manières de faire et de penser, et trouver d’autres directions. Nous devons nous permettre de remettre en question les convictions politiques, religieuses, scientifiques, morales et sociales. Dans la spiritualité, le plus important n’est pas la réponse, mais la question. C’est cela qui ouvre le cœur et l’esprit et nous offre la liberté. Les religions qui donnent des réponses ne m’intéressent pas.
«La grande erreur est de concevoir un dieu qui nous rassure et nous réconforte dans nos aprioris et préjugés»
Avez-vous reçu une éducation religieuse?
J’ai reçu une éducation spirituelle. Dès l’âge de 5 ans, j’ai beaucoup échangé avec ma mère sur le sens de la vie, sur Dieu et ce que nous devons faire de notre passage sur terre. Elle m’a toujours encouragé à chercher. Jamais elle ne m’a dit «ce ne sont pas des questions de ton âge». Souvent elle m’a répondu: «je cherche aussi» et alors nous avons cherché ensemble, dans des lectures, méditations, prières, conférences, en explorant les religions et les mouvements philosophiques, d’ici et d’ailleurs. Je ne crois pas qu’une seule religion permette de comprendre la vie. La vérité est comme une mosaïque avec de multiples pièces. C’est en s’ouvrant à l’ensemble que l’on commence à comprendre un peu plus. Cette ouverture, j’ai essayé de la transmettre à mes enfants. L’enseignement dans nos écoles est trop limité à nos connaissances culturelles et ce n’est qu’une fraction de la réalité. Il faut donner aux enfants le goût d’explorer ce que nous ne connaissons pas encore et de devenir des pionniers.
Quel regard portez-vous sur les religions?
Je crois dans le Dieu qui a créé les hommes, mais pas dans le dieu que les hommes ont créé. La grande erreur est de concevoir un dieu qui nous rassure et nous réconforte dans nos aprioris et préjugés, alors que Dieu se trouve à niveau bien supérieur et n’a pas d’intentions ni de volontés humaines. Il est au-dessus de cela.
Et que pensez-vous du pape François et de l’Église catholique?
Voilà un pape qui donne envie de retourner dans les églises! Je serais très heureux de le rencontrer. Ce qui me touche chez lui c’est justement la remise en question de beaucoup d’habitudes. Je trouve courageux qu’il s’engage dans la protection de l’environnement et la lutte contre les changements climatiques avec une encyclique, Laudato Si’. C’est un pape qui rassemble, contrairement à d’autres qui ont clivé. Quand on est à la tête de l’Eglise, ce n’est pas pour exclure, ni pour dire à ceux qui vivent différemment qu’ils n’ont pas le droit de communier. Quand on exclut les divorcés et les homosexuels, on augmente la souffrance. L’Eglise doit être là pour accueillir et réconforter tout le monde, pas pour les exclure. Sinon c’est un club, qui n’accepte que les gens qui portent la cravate et la veste règlementaire. L’Eglise doit être un lieu d’évolution spirituelle et d’accueil pour tous, afin de développer davantage de compassion et de sagesse.
L’exploration dans le sang
Bertrand Piccard est aéronaute et explorateur, médecinpsychiatre, auteur, conférencier, mari et père. Descendant d’une dynastie de pionniers suisses, il a l’exploration dans le sang: son grand-père Auguste Piccard (1884-1962) a été le premier homme à atteindre la stratosphère à bord d’une cabine pressurisée de son invention, alors que son père, Jacques Piccard (1922-2008) a été le premier à atteindre le point le plus profond des océans. A 58 ans, Bertrand Piccard vient d’achever dans Solar Impulse, en se relayant avec André Borschberg, le premier tour du monde en avion solaire, sans carburant, ni émissions polluantes. Un exploit technologique et humain.
Pierre Pistoletti
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/bertrand-piccard-spiritualite-plus-important-nest-reponse-question/