«Certains films de réalisateurs latino-américains sont difficilement compréhensibles pour les Européens», à cause de leur conception différente de la temporalité, explique Wilma Jung explique. La culture du nouveau continent est profondément influencée par celle des peuples premiers, qui ont une autre conception du temps. «Dans leur cosmos, le temps est pensé comme circulaire et non linéaire. Il n’y a ni de fin ni de début à son cycle, qui est inséparable de l’espace. La temporalité est qualitative, non quantitative, comme c’est le cas en Occident».
Ce n’est qu’un exemple des divergences considérables de conceptions et de visions du monde qui séparent les sociétés occidentales des sociétés latino-américaines. Partant de ce constat, Wilma Jung juge qu’il serait impossible de «calquer» le modèle du Buen Vivir en Occident et en Suisse.
«La graine du Buen Vivir pousse, fleurit à nouveau, et se répand en Amérique latine»
Elle estime cependant que nos sociétés auraient beaucoup à gagner à s’inspirer de ses principes. Elle rappelle que le continent latino-américain a toujours été un «laboratoire sociétal», dont les expériences ont considérablement influencé le reste du monde. Mais pour la Suissesse d’origine bolivienne, un changement de société doit venir de racines culturelles propres à une civilisation, en l’occurrence le christianisme pour l’Occident. C’est également un point important dans la philosophie du Buen Vivir, qui considère que pour aller quelque part, il s’agit en premier lieu de savoir d’où l’on vient. Pour Wilma Jung, il suffirait déjà de partir du concept de «maison commune» développée par le pape François dans Laudato Si’. «Si l’on vit dans la même maison, bien sûr, on est solidaire, on échange», assure la spécialiste de l’Amérique latine, qui gère une librairie de littérature latino-américaine en basse-ville de Fribourg.
Car la Suisse est touchée par les mêmes maux que les autres pays développés. Alors qu’une petite minorité ne cesse de s’enrichir, la pauvreté gagne du terrain. Elle note que l’individualisme est également très présent dans notre société. Elle explique être arrivée de Bolivie dans ce pays avec une mentalité très différente, influencée par l’esprit collectif des peuples indigènes, même si elle est née en zone urbaine. Elle relève avoir été étonnée par des attitudes égocentriques et par certains manques d’empathie vis-à-vis d’autrui.
Elle juge pourtant que la Suisse possède, avec sa petitesse et sa diversité, les atouts pour devenir un modèle de société plus juste. «Le Buen Vivir, c’est d’abord donner la priorité à la vie, en mettant de côté les fondamentaux de la société de consommation», une notion que tous les peuples du monde peuvent comprendre. Même si en Suisse il n’existe a pas, à sa connaissance, de mouvement s’inspirant directement du Buen Vivir, elle note que de nombreuses initiatives fleurissent, qui sont sur la même ligne.
«Cette ‘révolution qui vient d’en bas’ n’a pas dit son dernier mot»
Elle mentionne en particulier les démarches de troc, de plus en plus populaires, qui fonctionnent par l’échange de biens et de services, contournant la logique monétaire. Elle cite les actions de récolte d’invendus des supermarchés à destination des plus pauvres, et même les pédibus, un système d’accompagnement des enfants à pied à l’école, sous la conduite des parents. «Toutes ces petites choses permettent d’aller vers l’autre, de retrouver un esprit collectif, cela va dans la bonne direction». Soulignant que c’est ce genre de petits ruisseaux qui font les grandes rivières, elle estime toutefois que le changement ne peut pas seulement venir du bas. Elle insiste ainsi sur la nécessité d’agir au niveau politique pour créer des modes de vie alternatifs, plus communautaires.
Wilma Jung ne considère cependant pas naïvement que ces changements pourront se réaliser facilement, tant la force d’inertie de nos sociétés est grande et les forces consuméristes puissantes. Même si elle se réjouit que la graine du Buen Vivir «pousse, fleurit à nouveau, et se répand en Amérique latine», elle estime que rien ne sera réalisable si les pays latino-américains continuent dans leurs politiques de «développementisme» à tous crins, qui implique l’exploitation massive des ressources naturelles. Malgré le fait que plusieurs pays, dont l’Equateur et la Bolivie, aient inscrit le principe du Buen Vivir dans leur Constitution, elle remarque que l’emprise des multinationales et des intérêts capitalistes sur les gouvernements est difficile à contrer. L’urgence est d’autant plus importante que ce type de «développement», ainsi que le réchauffement climatique actuel, menacent de plus en plus les espaces d’existence de ces peuples mêmes qui soutiennent le Buen Vivir. Elle garde quoiqu’il en soit espoir, jugeant que cette «révolution qui vient d’en bas» n’a pas dit son dernier mot, et que l’union, dans le monde entier, des personnes s’orientant vers ces modes de vie plus sains peut faire bouger les choses.
Elle souscrit ainsi à l’opinion du pape François, qui a lancé, en juillet 2015, à Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie: «Que peut faire cet étudiant, ce jeune, ce militant, ce missionnaire, qui parcourt les banlieues et les environs, le cœur plein de rêves, mais sans presque aucune solution pour vos problèmes? Ils peuvent faire beaucoup!»
Encadré
Wilma Jung est une latino-américaine née en Bolivie vivant en Suisse depuis les années 80. Libraire spécialisée sur l’Amérique latine, elle milite très activement pour les Droits Humains, notamment au sein de l’association COTMEC. Elle réalise également des traductions de poèmes d’auteurs latino-américains. Elle a suivi des études en soins-infirmiers (spécialisation en Santé Publique) à l’Université catholique bolivienne, puis des études de psychologie à l’Université de San Simón de Cochabamba. Amoureuse de botanique, de jardinage, de cuisine, d’histoire, de poésie, de politique, elle s’intéresse particulièrement aux arts et cultures de l’Amérique latine. (cath.ch/rz)
Raphaël Zbinden
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