Couleurs vives, statuettes amérindiennes, multiples plantes vertes et accueil chaleureux. En entrant chez Wilma Jung, en basse-ville de Fribourg, on se retrouve immédiatement en Amérique latine. La Suissesse d’origine bolivienne cultive la passion pour ses racines et pour les idéaux sociaux, souvent novateurs, qui émanent de ce continent. Le Buen Vivir (‘bien vivre’ en espagnol) est l’un de ces concepts de civilisation qu’elle connaît bien et qui a actuellement le vent en poupe.
Cette conception philosophique de la vie existe en fait depuis la nuit des temps au sein des peuples premiers des Amériques, explique-t-elle. Le concept se décline de plusieurs manières dans les langues indigènes. En quechua, une langue surtout répandue au Pérou, en Equateur et en Bolivie, on parle de sumak kawsay, sumak signifiant «plénitude, sublime, magnifique» et kawsay «vie ou être vraiment». Il s’agit d’une vision holistique du monde, dans laquelle l’être humain est considéré comme partie intégrante de la nature. Comme dans beaucoup de peuples premiers de par le monde, l’homme est vu comme un être en symbiose avec la «Terre-Mère», la «Pachamama», en langue quechua. Cela implique pour l’être humain de respecter la terre et de lui accorder un statut, notamment juridique, égal au sien. La Terre-Mère est sacrée, car elle est la grande force dispensatrice de vie.
Le concept trouve un écho dans la pensée du pape François. «Une économie où l’être humain, en harmonie avec la nature, structure tout le système de production et de distribution pour que les capacités et les nécessités de chacun trouvent une place appropriée dans l’être social». Tel est le modèle de société qu’il a «rêvé» tout haut le 9 juillet 2015, à Santa Cruz de la Sierra, au centre de la Bolivie. Aux participants à la deuxième Rencontre mondiale des mouvements populaires, le pontife en visite apostolique a lancé: «Vous, et aussi d’autres peuples, vous résumez ce désir ardent d’une manière simple et belle: ‘vivre bien’ (en espagnol ‘Vivir Bien’, ndlr.), qui n’est pas la même chose que ‘prendre du bon temps'». Il a ajouté que cette économie était «non seulement désirable mais aussi possible».
Ces paroles faisaient écho aux appels lancés le mois précédent par le pape argentin dans sa première encyclique, Laudato Si’. Dans ce texte, consacré à la nécessité d’une écologie intégrale et humaine, il affirme que «pour que surgissent de nouveaux modèles de progrès, nous devons ‘convertir le modèle de développement global’ (…)» (LS.194). Le ‘bien vivre’ se comprend lui-même comme une alternative aux politiques néolibérales, qui dominent actuellement l’économie mondiale et dont des formes particulièrement agressives se sont développées en Amérique latine.
«L’acte 1 d’un appel pour une nouvelle civilisation»
Après la sortie de l’encyclique, plusieurs observateurs ont souligné la proximité du message papal avec les principes du Buen Vivir. Le sociologue et philosophe Edgar Morin notait par exemple, en juin 2015 dans le quotidien La Croix, que «c’est un pape imprégné par cette culture andine qui oppose au ‘bien être’ exclusivement matérialiste européen le ‘bien vivre’ (le Buen Vivir), qui est un épanouissement personnel et communautaire authentique». Le penseur français, docteur honoris causa de 27 universités à travers le monde, relevait ainsi que l’encyclique «est peut-être l’acte 1 d’un appel pour une nouvelle civilisation».
Il est significatif que l’expression «notre mère la terre» apparaisse dès la première page de Laudato Si’. Dans le livre Une encyclique pour une insurrection écologique des consciences, qui analyse l’ouvrage du pontife, le docteur en théologie de l’Université catholique de Lyon Fabien Revol ne s’étonne pas de ce choix de mots. «L’origine argentine de notre pape tend à faire pencher la balance pour la culture sud-américaine, dans laquelle la terre est une divinité», écrit-il. Le théologien précise que cette perspective, se référant notamment à saint François d’Assise,» n’est pas sans connexion avec la plus grande Tradition chrétienne».
La notion des ressources naturelles comme biens universels est très présente dans l’encyclique. Le pontife affirme notamment que «l’accès à l’eau potable et sûre est un droit humain primordial, fondamental et universel (…)»(LS.30). Pour le Buen Vivir, la terre et tous les éléments qu’elle contient étant la mère de tous les êtres humains, il est logique qu’elle ne puisse appartenir à personne en particulier.
Dans cette vision du monde, la vie est respectée sous toutes ses formes: aucune plante, aucun animal ne doit être sacrifié inutilement. Pour tous et toute chose, la vie est un droit. Le pape François note, pour sa part, dans son encyclique: «En même temps que nous pouvons faire un usage raisonnable des choses, nous sommes appelés à reconnaître que les autres êtres vivants ont une valeur propre devant Dieu (…)». Le pontife argentin assure en outre que «quand le cœur est authentiquement ouvert à une communion universelle, rien ni personne n’est exclu de cette fraternité» (LS.92)
Le Buen Vivir insiste également sur le «bien vivre collectif», qui implique la solidarité et la réciprocité. Cet état d’esprit signifie vivre avec sobriété et simplicité, sans accumuler des biens ou amasser des richesses. La notion de richesse y diffère d’ailleurs de l’acception occidentale. En langue aymara, un peuple originaire de Bolivie, le riche est nommé qamiri «celui qui possède et qui sait partager». Le mot «pauvre» est synonyme «d’orphelin», celui qui n’a personne avec qui partager. Chaque communauté reçoit en gérance uniquement la terre suffisante pour la subsistance de ses membres, qui doivent la faire fructifier en travaillant collectivement.
Mais fondamentalement, le Buen Vivir va au-delà du simple appel à la sobriété et au refus du gaspillage, souligne Wilma Jung. Il invite surtout à trouver du plaisir et de la joie dans les choses les plus simples du quotidien. Un point également présent dans l’encyclique papale. François y affirme que «la sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice». Pour le pontife argentin, «ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie, mais tout le contraire; car ceux qui jouissent plus et vivent mieux chaque moment, sont ceux qui (…) font l’expérience de ce qu’est valoriser chaque personne et chaque chose, en apprenant à entrer en contact et en sachant jouir des choses les plus simples». (LS.223)
Le Buen Vivir encourage aussi l’échange intergénérationnel, dans des communautés où les personnes vivent dans leurs familles de leur naissance à leur mort. Les personnes âgées y tiennent, de par leur expérience de la vie, une place privilégiée.
Cet aspect est également mentionné dans Laudato Si’, où le pape François explique qu'»on ne peut plus parler de développement durable sans une solidarité intergénérationnelle» (LS.159). Le pape a plaidé à plusieurs reprises, depuis son accession au trône de Pierre, en faveur de la solidarité entre les générations et de la valorisation des personnes âgées. Dans une adresse aux membres de l’Académie pontificale pour la Vie, en mars 2015, il a rappelé que «les relations entre parents et enfants, entre anciens et jeunes, permettent de conserver et de transmettre l’enseignement religieux et la sagesse aux générations futures». A l’audience générale du 11 mars 2015, le pape a également plaidé la cause des personnes âgées dans la société. «La vieillesse est une vocation», a-t-il lancé, y voyant «une grâce et une mission particulières».
Wilma Jung souligne que le ‘bien vivre’ possède un aspect «féministe». Dans les sociétés premières d’Amérique latine, en tout cas les plus isolées, les femmes jouent un rôle central. Elles constituent souvent les piliers de l’économie, du fait qu’elles assument une grande part des travaux de subsistance. En tant que centres de la famille, elles sont la clef de voûte de la société.
La Suissesse d’origine bolivienne précise que le féminisme à la Buen Vivir ne correspond pas exactement aux catégories occidentales. Il ne s’agit pas pour elles de lutter contre les hommes, mais de lutter avec ces derniers pour changer le système. Il existe donc, dans ces sociétés, un respect et une égalité entre les sexes. D’ailleurs, de nombreuses femmes indigènes sont actives et engagées au sein des mouvements populaires. En Bolivie, il existe notamment depuis longtemps des syndicats de femmes paysannes.
A l’instar du Buen Vivir, la valorisation des femmes, dans l’Eglise et dans la société, est une préoccupation constante du pape François. Il a de nombreuses fois plaidé en faveur de l’harmonie et de la complémentarité entre les sexes. A l’issue de l’assemblée plénière du Conseil pontifical pour la culture, en février 2015, le pontife avait affirmé que «l’égalité et la différence des femmes, comme du reste des hommes, se perçoivent mieux dans la perspective de l’avec, de la relation, que dans celle du contre». Le pape avait appelé l’Eglise à faire un travail en interne pour s’ouvrir à une plus large présence féminine. «Il faut aussi encourager et promouvoir la présence efficace des femmes dans tant de domaines de la vie publique, du monde du travail et dans les lieux où sont adoptées les décisions les plus importantes, et en même temps maintenir leur présence et attention dans la famille», avait lancé le pontife.
Le Buen Vivir et le pape poursuivent également un combat commun en ce qui concerne la lutte pour la préservation et la dignité des peuples menacés. Le concept inclut ainsi la reconstitution d’un héritage séculaire pour fonder une politique de souveraineté et de dignité nationale.
Les peuples indigènes du continent rejettent en général la dénomination «d’Amérique», considérée comme celle donnée à leur terre par les colons européens. En 1992, au Panama, à l’occasion du 500e anniversaire de la découverte du continent par Christophe Colomb, des représentants des peuples aborigènes ont adopté le terme d’Abya Yala. Ce mot d’origine kuna (un peuple premier du Panama) signifie «notre terre». Pour ces peuples, la défense de leur mode de vie signifie ainsi également une lutte pour disposer d’eux-mêmes et simplement préserver leur culture et leur identité.
Dans Laudato Si’, le pontife souligne qu’il est «indispensable d’accorder une attention spéciale aux communautés aborigènes et à leurs traditions culturelles» (LS.146). Il rappelle que «la disparition d’une culture peut être aussi grave ou plus grave que la disparition d’une espèce animale ou végétale» (LS.145).
Ce qui réunit sans doute le plus la philosophie du pape François et celle du Buen Vivir est l’idée que la civilisation occidentale et capitaliste se trouve actuellement dans une impasse et qu’il est urgent de lui proposer des alternatives. Dans son adresse aux mouvements populaires, en Bolivie, le pontife a qualifié le désir sans retenue de l’argent qui commande, «le fumier du diable». Il a rappelé que «quand le capital est érigé en idole et commande toutes les options des êtres humains, quand l’avidité pour l’argent oriente tout le système socio-économique, cela ruine la société, condamne l’homme (…) et comme nous le voyons, met même en danger notre maison commune, la sœur et mère terre».
Wilma Jung souligne que ces peuples «rebelles», soutenant aujourd’hui le modèle du Buen Vivir, sont en partie à l’origine de la création du Forum social mondial (FSM), qui s’est tenu pour la première fois en 2001 à Porto Alegre, au Brésil. Lors du FSM de 2009, à Bélem, toujours au Brésil, les peuples premiers ont lancé «l’Appel des peuples indigènes face à la crise de civilisation», qui présente comme réponse les principes du Buen Vivir. Comme en écho à ce cri, le pape François a lancé avec audace à Santa Cruz de la Sierra: «J’insiste, disons-le sans peur: nous voulons un changement, un changement réel, un changement de structures».
Le Buen Vivir et l’Eglise, ensemble pour changer le monde
Wilma Jung croit à la collaboration de l’Eglise catholique et du Buen Vivir pour changer le monde. Elle n’est pas étonnée par la proximité des principes du Buen Vivir et de la pensée du pape François. Pour elle, ce concept est tout à fait compatible avec la foi chrétienne. Elle répète que cette vision de la place de l’homme dans la nature est finalement très proche de celle de saint François d’Assise, dont le pape actuel porte le nom et dont il s’inspire. Pour cette membre de l’association COTMEC, il est certain que le catholicisme et le Buen Vivir peuvent beaucoup s’apporter l’un à l’autre.
Le pape argentin a déjà appelé de ses vœux cette coopération. Lors de son discours à Santa Cruz de la Sierra, il a espéré: «L’Eglise ne peut ni ne doit être étrangère à ce processus (de changement, ndlr.) dans l’annonce de l’Evangile». Il s’est dit ainsi «convaincu que la collaboration respectueuse avec les mouvements populaires peut renforcer ces efforts et fortifier les processus de changement».
Quand Marie rencontre Pachamama
Cette forme de synergie existe déjà d’une certaine manière au sein des sociétés du Buen Vivir. Chez de nombreux peuples d’Amérique latine, il existe un syncrétisme entre leurs croyances ancestrales et le christianisme, note Wilma Jung. Souvent, ils fêtent en même temps la Terre-Mère et la Vierge Marie. Ces peuples, malgré le fait qu’on leur a imposé cette religion, ont su en intégrer les bons côtés sans renier leurs racines. Si d’autres ont disparu, souvent à cause d’une colonisation agressive, ces peuples-là ont pu se reconstruire sur cette base. Malgré les tentatives d’anéantissement des envahisseurs, ils sont parvenus à survivre grâce à la force intérieure tirée de leur «cosmovision», cette capacité intégrative, assure Wilma Jung. «Ces peuples premiers se ‘sentent’ partie intégrante du cosmos, donc leur vie, comme le cosmos, est infinie, éternelle et indestructible».
Bibliographie
Lettre encyclique du pape François, Laudato Si’ (2015 – Parole et Silence)
Une encyclique pour une insurrection écologique des consciences, Fabien Revol-Alain Ricaud (2015 – Parole et Silence)
Trop riches, trop pauvres (2015 – Association Cotmec/Editions d’en Bas)
(cath.ch/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/buen-vivir-societe-revee-pape-francois/