Pierre Emonet: «J'ai vécu mon sacerdoce dans une époque passionnante»

Le 25 septembre 1966, Pierre Emonet était ordonné prêtre à Martigny, sa ville d’origine. A l’autre bout du lac Léman, le Jésuite dirige aujourd’hui de Genève la Revue culturelle Choisir, après un ministère varié. Ouvert. «Comme le climat familial dans lequel j’ai grandi». Des banlieues ouvrières de Paris, où il reconnaît «avoir refait toute son ecclésiologie», à la tête de la Compagnie en Suisse, Pierre Emonet revient sur ces 50 années de sacerdoce inscrites dans «une époque passionnante de l’histoire de l’Eglise».

Vous fêtez dimanche vos 50 ans de sacerdoce. Que dit-on en pareilles circonstances? Félicitations?

Je ne crois pas, je n’ai fait que suivre un appel intérieur. En faisant ce qui me portait depuis toujours, je n’ai aucun mérite. Et aucun regret.

Depuis votre ordination, l’Eglise a connu de profondes mutations. Quel regard posez-vous sur son évolution ces 50 dernières années?

Un regard plein d’admiration. J’ai vécu mon sacerdoce dans une époque passionnante de l’histoire de l’Eglise. Le moule strictement clérical s’est fracturé. Des prêtres ont essayé d’aller à la rencontre de nouvelles cultures, marquées par l’agnosticisme, l’athéisme, voire l’anticléricalisme.

J’ai eu la chance de travailler une année en mission ouvrière dans une banlieue parisienne. Sur ce terrain, j’ai refait toute mon ecclésiologie, au coude à coude avec d’autres prêtres de la Mission de France ou du Prado [une association sacerdotale fondée en 1860 par le bienheureux Antoine Chevrier, prêtre du diocèse de Lyon, ndlr], entièrement voués au monde ouvrier français, très marxiste à l’époque. L’ouverture qu’on percevait a été consacrée par le Concile. Et nous avons eu des papes formidables comme Jean XXIII, Paul VI et aujourd’hui François. J’ai vécu de très belles années.

Sont-elles révolues?

Je ne crois pas. Mais je dirais qu’il y a deux tendances dans le clergé aujourd’hui. Beaucoup de prêtres s’efforcent d’être proches des gens alors qu’une nouvelle génération peut être tentée par le cléricalisme. Ces tendances recouvrent deux conceptions distinctes du sacerdoce. D’une part le prêtre «père». Il engendre à la foi en prenant son disciple par la main tout en lui disant ce qu’il faut faire. D’une autre, le prêtre fraternel, qui «marche avec». Il n’impose pas une certaine forme de culture, mais «vit avec». Une telle attitude suppose évidemment un véritable déplacement de la part du prêtre.

«Des initiatives déconcertantes ont fait de nous des pionniers»

Vous entrez chez les jésuites en 1976, dix ans après votre ordination. Pourquoi avoir attendu?

Je suis d’abord entré dans une communauté religieuse apostolique en France, mais je ne m’y suis jamais trouvé à l’aise. Son orientation était trop marquée par une certaine droite française. J’ai quitté cette communauté pour rejoindre les jésuites.

Qu’est-ce qui vous y attirait?

Une sympathie pour la Compagnie et sa proposition de vie religieuse active sans couvent.

Vous rejoignez donc les jésuites trois ans après la levée de l’interdiction de la Compagnie inscrite, jusqu’en 1973, dans la Constitution suisse. Quel souvenir gardez-vous de cet événement?

A vrai dire, il ne m’a jamais préoccupé. Mais ce n’était pas le cas pour certains de mes confères. Ils avaient vécu sous l’interdiction et avaient conservé des réflexes de clandestinité après. Ils ne se profilaient pas volontiers comme jésuites.

Comment expliquez-vous cette suspicion qui a longtemps pesé sur la Compagnie?

D’une part parce que les jésuites ont toujours exercé une activité apostolique relativement indéfinie. Dans un ordre enseignant, on enseigne. Dans un ordre de prêcheurs, on prêche. D’une certaine manière, un jésuite peut «tout faire». On ne peut l’enfermer dans un cadre strictement défini de vie religieuse, ce qui peut être ressenti par certains comme une menace.

De manière plus générale, la suspicion est aussi liée à la proximité qu’entretenaient certains jésuites auprès de cours européennes. Elle est aussi issue du Sonderbund et du Kulturkampf, au XIXe siècle.

Est-elle toujours actuelle?

Non, plus aujourd’hui, bien que, de temps en temps, on entende encore quelques «witz» légèrement marqués par une forme de jalousie dans certains milieux ecclésiastiques. On a l’impression que les jésuites sont un peu redoutables parce que leur formation est poussée. Ce sont des savants. Sur ce point, la Compagnie porte sa part de responsabilité. Elle a été suffisamment maligne pour ne montrer que ses chevaux de parade. En réalité, pour un grand spécialiste de sciences naturelles ou de théologie, il y a beaucoup de simples prêtres qui ont passé leur vie à enseigner dans des collèges, sans faire de bruit.

Comment définiriez-vous l’identité de l’ordre aujourd’hui?

Un ordre missionnaire qui cherche à ouvrir de nouvelles perspectives plutôt que d’entretenir une piété dans les peuples.

N’est-ce pas un peu risqué?

Oui bien sûr. Lorsque l’on se situe aux frontières de deux mondes, on fait face à une terra incognita. Et cela nous amène à prendre des initiatives déconcertantes. Elles ont fait de nous des pionniers. L’ancien archevêque de Milan, le cardinal Martini, un jésuite, avait instauré une «chaire d’incroyance» pour entrer en dialogue avec l’athéisme contemporain. Voyez aussi Matteo Ricci. Ses efforts d’évangélisation ont été compromis par la querelle des rites chinois. Sur le coup, les jésuites se font taper sur les doigts. Plus tard, on remarque qu’ils avaient raison.

Comme d’autres communautés en Suisse, les effectifs de la Compagnie baissent. Comment envisagez-vous l’avenir?

Je ne suis pas prophète. Je ne sais pas. Des jeunes entrent toujours dans la Compagnie en Suisse, plutôt du côté alémanique où nous sommes responsables d’aumôneries universitaires. A les entendre, ils sont intéressés par la mobilité apostolique de la Compagnie, le sérieux de la formation et une certaine ouverture théologique.

Au-delà de la formation et du fonctionnement de l’ordre, dans quel but s’engage-t-on dans la Compagnie en 2016?

Pour faire entendre autant que possible l’Evangile et témoigner de Jésus-Christ dans un monde en recherche de justice et de paix.


Pierre Emonet

Pierre Emonet est né à Martigny en 1936. Il est ordonné prêtre dans sa ville d’origine le 25 septembre 1966, en même temps que son frère Jean, chanoine du Grand-Saint-Bernard. Il entre chez les jésuites en 1976, où il se consacre à l’écriture (il a publié de nombreuses études sur l’histoire et la spiritualité de la Compagnie de Jésus) et aux ministères ordinaires de l’ordre: exercices spirituels dans la vie ou en retraites, accompagnement spirituel, prédication et aide dans le ministère paroissial. Après avoir été deux fois Provincial suisse (de 1987 à 1993 et de 2009 à 2012), il dirige à nouveau depuis 2013 Choisir, après un premier mandat à la tête de cette revue culturelle jésuite de 1995 à 2007. (cath.ch-apic/pp)

Pierre Pistoletti

Portail catholique suisse

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