De passage en Suisse à l’invitation de l’œuvre d’entraide catholique «Aide à l’Eglise en Détresse» (AED), Mgr Pickel a indiqué à cath.ch que cette première rencontre entre le chef de l’Eglise orthodoxe russe et le pape François avait totalement changé l’atmosphère dans son diocèse.
Evêque auxiliaire pour la Russie d’Europe depuis 1998 et évêque du diocèse de saint Clément à Saratov dès février 2002, le jeune prélat est né en 1961 à Colditz, à mi-chemin entre Leipzig et Dresde, au cœur de l’ancienne RDA. C’est dire s’il connaît bien les réalités de l’ancien Bloc communiste. Depuis la chute du Mur de Berlin, en 1989, la vie sur place a bien changé. «Il y a 15 ans, en Russie, on avait atteint le point le plus bas dans les relations entre orthodoxes et catholiques. L’Eglise catholique était alors considérée comme une ‘secte'».
Entretemps, les choses ont bien évolué. «Ainsi, à La Havane, le patriarche de Moscou n’a pas rencontré une ‘secte’, mais des ‘frères’. En effet, c’est avec joie que l’on a pu lire, dans la déclaration commune signée par le pape François et le patriarche Cyrille, que nous étions ‘frères dans la foi chrétienne’, ce qui a eu immédiatement des conséquences pratiques: l’Eglise orthodoxe a tout de suite rendu compte de cette rencontre, dès que le texte a été signé. Nous l’avons également rapidement diffusé. Ce mot ‘frère’ est une expression qui nous porte au dialogue. Je puis le dire: depuis cette rencontre historique, les évêques orthodoxes sont intéressés à nous rencontrer. Auparavant, ils n’étaient pas sûrs s’ils devaient le faire!»
La présence catholique, sur un territoire qui s’étend, au sud de Moscou, de l’Ukraine au Caucase, des rives de la Mer Noire à celles de la Caspienne, et le long du Kazakhstan, est presque anecdotique. Il n’y a en effet que 21’500 catholiques, dispersés au milieu de quelque 45 millions d’habitants, sur un territoire de 1,4 million de km2, soit une superficie quasiment équivalente à l’Allemagne, la France, l’Espagne et le Portugal réunis.
«Il arrive que l’on doive faire 500 km de route avant d’apercevoir la prochaine paroisse… Sur nos 45 prêtres, 5 seulement sont incardinés dans le diocèse; les 40 autres sont des prêtres d’autres diocèses, que l’on pourrait appeler ‘fidei donum’, ou des religieux de diverses congrégations. Ils ne viennent que pour un temps donné, en moyenne dix ans. Certains restent 15 ou 20 ans, mais d’autres s’en vont après quelques années».
«La moitié d’entre eux viennent de Pologne, et nous avons ensuite dans notre diocèse des Allemands et des Slovaques, mais aussi des prêtres venant d’Argentine, d’Indonésie, du Mexique, de France, d’Italie, de Belgique ou des Etats-Unis…»
«Ils parlent tous russe, c’est la langue que l’on utilise dans les paroisses, mais avec leurs propres accents! On se comprend bien quand on est ensemble, mais parfois ce sont les Russes qui ne nous comprennent pas bien», ironise l’évêque. Mais les vieux paroissiens sont indulgents, ils ont attendus si longtemps! A Saratov, c’est en 1936 que le dernier prêtre catholique était enlevé au sortir de son église par des hommes de la police secrète arrivés en voiture noire, certainement des agents du NKVD.
«A cette époque, tous les prêtres avaient été liquidés: certains ont été fusillés tout de suite, d’autres déportés au goulag; quelques-uns ont travaillé dans des mines d’uranium, dans les camps de Sibérie, où ils ont été irradiés. Une vieille femme qui était surveillante dans un de ces camps de travail a raconté que quand ils tombaient malades, ils pouvaient s’en aller, et finissaient par mourir dans la taïga…».
C’est en 1987 qu’un premier prêtre est revenu s’installer dans la région, à savoir le Père Joseph Werth – actuel évêque du diocèse de la Transfiguration, à Novossibirsk – qui était curé de la paroisse catholique de Marx. Il officiait auprès des descendants des Allemands de la Volga, ces colons allemands invités par la tsarine Catherine II au XVIIIe siècle à s’installer près de la Volga et de la Mer Caspienne.
«Ces ‘Wolgadeutschen’ sont quasiment tous rentrés en Allemagne à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Dès qu’ils ont eu l’autorisation d’émigrer, c’était comme une réaction en chaîne, ils sont partis en masse… Alors qu’il suffisait au début qu’un des membres de la famille parle allemand, les lois allemandes sont devenues rapidement plus sévères».
L’abbé Clemens Pickel était d’abord venu en Russie dès les années 1990 pour travailler avec ces «Deustchstämmigen», mais c’était l’époque où tous partaient. Aujourd’hui, ils ne sont peut-être plus qu’un demi-millier. Les catholiques de son diocèse sont de diverses origines, mais ils ont tous été «russifiés» à l’époque de l’URSS. Ce sont d’abord d’anciennes familles catholiques, certaines d’origine polonaise, tchèque, lituanienne, biélorusse ou ukrainienne, qui ont gardé la foi malgré la persécution sous le régime communiste, souvent grâce aux grands-mères, les «babouchkas»; puis sont venus plus tard des jeunes en recherche, sans fondement religieux. A ces groupes s’ajoutent des étudiants en médecine étrangers, africains ou indiens, fréquentant l’Université de Saratov, ou l’ingénierie pétrolière à Oufa.
A Saratov, on note une croissance de l’Eglise, notamment grâce à la présence de ces étudiants étrangers. Ces jeunes viennent tous les dimanches à la messe, ce qui est un bon exemple pour la population russe, relève Mgr Pickel.
«Il faut se rappeler que trois générations ont vécu dans une société athéiste. Si le mur était tombé vingt ans plus tard, il n’y aurait plus eu aucune trace des catholiques ou des évangéliques dans l’ex-URSS!» Les conséquences du système soviétique, qui a façonné l'»homo sovieticus», sont encore bien présentes dans la société actuelle: beaucoup de gens ont peur de dire la vérité, d’exprimer un point de vue personnel; ils jouent un rôle, comme au théâtre, c’est inconscient. «On joue sa vie sans se connaître vraiment, sans aller au fond de soi-même. C’est le résultat de l’éducation soviétique qui perdure dans les mentalités. La société russe ne prêche pas la liberté, beaucoup sont par conséquent passifs».
Les personnes qui fréquentent l’église sont en général des pauvres, et l’on peut dire que «la pauvreté mène à l’église». Dans les premiers temps de l’ouverture du pays à l’étranger, après la chute du communisme, nombre de personnes venaient dans les paroisses «parce qu’il y avait du chocolat… ils n’en avaient jamais vu, et des camions arrivaient alors d’Allemagne, plein de marchandises, comme du riz ou du sucre».
«A l’Ouest, lors du changement de régime, tout le monde voulait aider la Russie. L’Eglise orthodoxe nous a alors accusés de faire du prosélytisme…» Cette aide blessait aussi la fierté russe. Ensuite, l’arrivée de marchandises des pays d’Europe de l’Ouest a été freinée par les taxes douanières. «Aujourd’hui, c’est fini, on peut acheter ces biens sur place».
La situation est différente entre les villes, où l’on trouve de tout, et les villages éloignés, sans grands débouchés, où la vie est très difficile. Là, dans les isbas, on fabrique le «samogon», la vodka faite maison, dont on connaît les ravages. L’alcoolisme représente effectivement un grand problème au sein de la jeunesse. Dans les paroisses, le curé ne rencontre que des personnes âgées, des femmes, des enfants et des adolescents. Les hommes ne viennent pas à l’église: ils sont absents, préfèrent regarder la télévision, boire ou faire la fête avec des amis. Dans de nombreuses familles, les hommes sont partis.
«Maintenant, nous voyons venir la première génération de catholiques qui ont des enfants. On sent la différence: ces familles ont des relations entre elles, forment un réseau d’amitié, sont liées par internet, se rencontrent. Ce n’est toutefois qu’une goutte d’eau dans la mer…» Il est loin le temps où tout le monde voulait venir en Russie, où les congrégations voulaient toutes avoir des succursales dans le pays qui s’ouvrait vers l’extérieur et qui était présenté, dans une illusion romantique en vogue dans les milieux chrétiens, comme «la lumière venant de l’Est».
«Dans les faits, il y a peu de nouvelles vocations, car avec l’ouverture du pays est aussi venue la sécularisation. Mais une chose est sûre: depuis 25 ans, il y a une réelle liberté religieuse. Etre Eglise en Russie, c’était encore impossible il y a 30 ans! Nous avons des évêques, l’Eglise peut se développer, et même si tout n’est pas facile, on remarque une véritable renaissance spirituelle!»
L’histoire de l’Eglise catholique dans le sud de la Russie remonte loin dans le temps. Astrakhan et Azov ont été villes épiscopales durant une courte période, il y a environ 800 ans. Saratov était le centre administratif du diocèse de Tiraspol, fondé en 1848. Après la Révolution soviétique en 1917, le régime communiste a tenté de détruire systématiquement l’Eglise. Le dernier prêtre catholique, parmi les 160 pasteurs de la région de la Volga, a été déporté en 1936.
Sur les 45 prêtres du diocèse de Saratov, venant de 12 pays, quatre ont la nationalité russe, ainsi que 20 religieuses, sur les 67 religieuses et religieux venus de 21 pays différents. Ils sont actifs dans les 6 décanats de ce gigantesque diocèse d’une superficie de 1,4 million de km2. (cath.ch-apic/be)
Jacques Berset
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