L’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF) présentait à la presse, venue nombreuse à l’évêché de Fribourg, le rapport final de l’étude historique qu’il avait mandatée en janvier 2015 sur les faits survenus dans ce pensionnat. Il a remercié les auteurs de cette importante étude de 126 pages, réalisée en toute indépendance par Anne-Françoise Praz, Pierre Avvanzino et Rebecca Crettaz (*).
Malgré l’état très lacunaire des archives – celles de l’évêché de LGF, de l’Etat de Fribourg, du Département de l’Instruction publique, de la paroisse et de la commune de Montet, ainsi que les Archives d’Etat de Lucerne, canton apportant un fort contingent de pensionnaires à l’Institut– l’enquête a livré des données intéressantes. Pierre Avvanzino a pu interviewer 14 personnes intéressées à témoigner.
Certaines victimes d’abus sexuels n’avaient jusqu’ici jamais confié leur histoire à quiconque, ni même à leur famille ou leur épouse. Un premier appel, lancé en janvier 2015 et invitant les témoins à s’adresser à l’évêché ou au centre LAVI, se révéla peu fructueux. Après discussion avec l’évêché, un deuxième appel fut lancé en avril 2015, avec la possibilité pour les témoins de s’adresser directement aux chercheurs.
Cela a été pour beaucoup une dure épreuve de témoigner des maltraitances physiques et psychiques, des attouchements sexuels voire des viols que ces personnes ont subis parfois semaine après semaine, pendant de longues périodes, relève-t-il. «Replonger dans l’horreur de son passé est difficile, avec le risque de ne pas être cru ou même de devenir soi-même l’accusé. Parler peut coûter cher!», poursuit Pierre Avvanzino, qui souligne que les témoignages ont été anonymisés, et respectent la protection des données et protection de la personnalité, ce qui correspond d’ailleurs aux règles d’éthique de Société suisse d’histoire.
Parmi les abuseurs deux prêtres directeurs et deux abbés ont été identifiés, ainsi que des laïcs, surveillants ou instituteurs, et même une femme laïque! La majeure partie des enfants francophones à l’Institut Marini durant la période étudiée n’avaient pas été envoyés par leurs parents, mais placés par diverses autorités, comme les communes, les services sociaux, les tutelles. Les plus vulnérables étaient ceux qui venaient d’autres cantons, ne disposant pas de réseaux familiaux pour les soutenir.
C’étaient des enfants venant essentiellement de milieux pauvres, sans aucun moyen de défense, âgés de 10 à 14 ans lorsqu’ils entraient dans l’institution, précise Rebecca Crettaz. «A cet âge, c’est une période de fragilité, de changement physique et psychique», ce qui accroît leur vulnérabilité face à des adultes prédateurs, bénéficiant d’un statut élevé, en tant que prêtres et éducateurs. Ces enfants abusés et maltraités, venant de milieux pauvres, n’avaient aucune ressource pour se défendre, personne à qui se fier, et quand ils parlaient et dénonçaient ces faits, personne ne les croit. Les surveillants n’avaient pas de formation adéquate, étant souvent eux-mêmes d’anciens pensionnaires de Marini.
En examinant les archives, les chercheurs ont trouvé deux dossiers judiciaires concernant un aumônier et un surveillant laïc. Durant les procès, les accusés font état d’une attitude de déni, recherchent des circonstances atténuantes, sans aucune empathie pour les victimes, avec une totale absence de prise en compte de leurs souffrances. Les prédateurs s’excusent envers leur hiérarchie, envers leur évêque, envers Dieu, mais pas envers leurs victimes. «On découvre dans les correspondances qu’en cas de dénonciations d’abus sexuels, il faut des années pour que des mesures soient enfin prises», note Rebecca Crettaz.
Le rapport fait état de 11 abuseurs et de 21 enfants victimes, mais Pierre Avvanzino estime que certains abus n’ont pas été révélés et que presque aucun abuseur n’a été puni.
Anne-Françoise Praz a rappelé le contexte dans lequel ces abus se sont produits: si les abus sexuels sur mineurs étaient punis par le Code pénal, encore fallait-il déposer plainte. On était alors dans une société fribourgeoise dominée par une alliance entre l’Eglise et le pouvoir conservateur.
«Il y avait une répression de tout débat public sur la sexualité, qui était un sujet tabou. Il y avait le prestige social du prêtre et un fort mépris social des enfants placés… Face aux abus, il y avait un déni et une stratégie pour faire cesser les rumeurs et les allégations d’abus. Les premières dénonciations ont été traitées comme des calomnies. Il y a eu des pressions pour que les victimes se rétractent, jusque dans les procès des années 1954-1956».
Il fallait à tout prix éviter le scandale et protéger l’image de l’Eglise. Et les directives vaticanes dès le 19e siècle exigeaient le secret absolu sur ces affaires. L’Eglise était alors secouée par la perte des Etats pontificaux, par le danger croissant représenté par des idéologies qu’elle combattait: la sécularisation, le libéralisme et le socialisme. «Il fallait traiter ces affaires à l’interne, selon les instructions vaticanes précises concernant les fautes sexuelles commises par les membres du clergé».
Le prêtre est alors, à Fribourg, au-dessus du commun des mortels, et les enquêtes qui aboutiront faisaient suite à des plaintes venues de l’extérieur du canton.
Mgr Morerod a également souligné qu’à l’époque l’Eglise était effectivement très cléricale, ce qui a été un facteur de silence sur ces abus. «Il faut rompre le silence, car se taire est une souffrance supplémentaire pour les victimes».
Interpellé rudement par Clément Wieilly, fondateur de l’Association Agir pour La Dignité (APLD) luttant pour restaurer les droits de «l’enfance volée», qui lui a reproché de ne pas parler d’autres cas dans des institutions religieuses, Mgr Morerod a répondu que personne ne prétendait qu’il n’y avait eu des abus qu’à Marini. «Il y a plus de victimes que ce que montrent les statistiques. J’ai rencontré des victimes de Marini qui n’ont pas voulu parler aux chercheurs…» L’évêque de LGF a encore précisé que chaque fois qu’il a rencontré des victimes, il a été bouleversé.
Au-delà d’une demande de pardon qu’il adresse aux victimes – ce qu’avait déjà fait son prédécesseur Mgr Bernard Genoud, ainsi que les papes Benoît et François – il y a des indemnisations, pour lesquelles le diocèse est déjà entré en matière. Une victime, présente à la conférence de presse, a confié à cath.ch sa difficulté à se rendre dans une église: «ce que j’ai vécu enfant ne me permet plus de prier, de mettre les pieds dans une église, le prêtre m’avait violé… Mais j’ai chez moi une madone et je crois à ma façon». L’important, pour lui, c’est de sortir du silence.
Pour Mgr Morerod, qui a rencontré certaines des victimes à plusieurs reprises, il s’agit de rendre justice aux victimes et de tirer les leçons du passé pour limiter les risques que de tels abus ne se reproduisent. «Je ne crois pas que l’on puisse éviter tous les abus sexuels, mais essayons par tous les moyens de les prévenir autant que possible, et s’ils se produisent, d’en parler. Quant aux victimes qui se présentent chez nous, il faut qu’elles s’adressent à la justice dans tous les cas. Ils peuvent nous parler et s’adresser aux diverses commissions mises sur pied». (voir encadré).
(*) Pierre Avvanzino, ancien professeur à la Haute école de travail social de Lausanne et auteur de plusieurs ouvrages sur l’enfance placée, a rencontré les témoins et conduit l’enquête d’histoire orale. Rebecca Crettaz, historienne diplômée de l’Université de Fribourg et au bénéfice d’une expérience de recherche et d’archivage, s’est consacrée au dépouillement des sources écrites et a rédigé une série de synthèses. Anne-Françoise Praz, professeure associée à l’Université de Fribourg, a coordonné la recherche, dirigé Rebecca Crettaz, élaboré la structure du rapport et rédigé le texte final. Selon des sources de l’évêché, cette étude, qui a duré un peu moins d’une année, a coûté quelque 30’000 francs, sans compter les heures passées par le personnel de l’évêché, notamment l’archiviste Nathalie Dupré-Balmat.
Encadré 1
Toute personne
– ayant été victime d’abus sexuels ou de harcèlement de la part d’un agent pastoral
– concevant des soupçons sur le comportement sexuel d’un agent pastoral
– ayant été témoin d’abus, de harcèlement ou de comportement déplacé
– ainsi que toute personne engagée dans la pastorale du diocèse ayant commis un abus ou éprouvant des difficultés de maîtrise sexuelle
est appelée à prendre contact avec l’une des instances énumérées ci-dessous:
– la Commission diocésaine ASCE: Interlocuteur : 079 724 70 87; Interlocutrice : 079 721 27 16
– la Commission d’écoute, de conciliation, d’arbitrage et de réparation (CECAR), association neutre à laquelle l’Eglise prend part aux côtés de victimes et de personnalités indépendantes. Contacts.
– d’autres organes, sans lien explicite avec l’Eglise, que vous trouvez dans la liste suivante.
Toute personne travaillant pour l’Eglise dans le diocèse est tenue de suivre des cours de prévention des abus sexuels. Actuellement, c’est l’association «mira» qui propose ces cours.
Au niveau diocésain, une commission intitulée «Abus sexuels en contexte ecclésial» (ASCE) a été mise sur pied. Elle fait partie du projet de commission interdiocésaine suisse romande. La Commission ASCE élaborera un schéma d’intervention en cas d’abus sexuels dans le diocèse, qui sera prochainement disponible sur notre site. Au niveau national existe la Commission d’experts «Abus sexuel dans le contexte ecclésial» de la Conférence des évêques suisses (cf. no 4.1 des directives «Abus sexuels dans le contexte ecclésial»).
Encadré 2
Historique de l’Insitut Marini
L’orphelinat Marini a été fondé en 1881 suite au testament de la comtesse Victoire de Marini.
Suite au décès du fondateur et premier directeur, l’abbé Torche en 1908, une série de discussions aboutissent à confier la direction de Marini aux Frères des écoles chrétiennes jusqu’en 1929.
Entre 1929 et 1955, deux abbés dépendant directement de l’évêché de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF) se succéderont à la direction de l’institut. C’est sur cette période qu’a porté l’enquête commanditée par le diocèse.
Les Pères salésiens sont ensuite chargés de la direction de 1956 à 1959, tirant un trait définitif sur le sinistre passé de l’établissement. Ils doivent renoncer à leur mandat notamment en raison des difficultés à trouver suffisamment de Pères pour œuvrer à l’institut, dans le contexte de la guerre d’Algérie.
C’est alors que les Pères salvatoriens manifestent leur intérêt pour l’institut, qu’ils acquièrent en 1963. Dès lors, l’établissement change quelque peu de vocation : il devient un internat avec une école secondaire pour garçons, mais comptant toujours une section pour les élèves alémaniques et une autre pour les élèves romands.
A la fin des années 1970 et au début des années 1980, les salvatoriens tentent de revendre leur institut, ou tout au moins de lui trouver d’autres utilités, mais connaissent quelques difficultés. Finalement, en 1981, l’institut est vendu au mouvement chrétien des Focolari, qui occupe toujours le bâtiment en 2016. (cath.ch-apic/rz/be)
Jacques Berset
Portail catholique suisse
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