Les «Chrétiens de gauche romands» s'interrogent sur la «Suisse multiculturelle»

La population suisse est confrontée, au quotidien, à de réels problèmes qui rendent difficile l’accueil de migrants nombreux et de plus en plus «différents», constate le mouvement des «Chrétiens de gauche romands» (CGR). Ces militants, héritiers de l’ancienne Fédération romande des socialistes chrétiens FRSC fondée en mars 1914 (*), organisent à Yverdon-les-Bains une journée de réflexion, le samedi 30 janvier 2016, sur le thème «Réussir une Suisse multiculturelle ?»

La Suisse se vante et se félicite souvent d’être un pays multiculturel: quatre langues nationales, deux grandes confessions chrétiennes, des influences culturelles latines et germaniques, «un savant mélange».

La Suisse s’est construit une mythologie commune

«La coexistence a été cultivée au sein de grandes associations et fêtes fédérales. Une mythologie commune s’est constituée au XIXe siècle surtout, faisant de Guillaume Tell un ancêtre et un modèle commun», écrivent les Chrétiens de gauche romands. Ils relèvent qu’un «authentique et très honorable goût pour la paix et la concertation a compensé les méfiances, et parfois le mépris, subsistant entre les communautés linguistiques (…) On n’a pas tort de penser que ce modèle devrait (ou aurait pu) inspirer la construction de l’Europe».

Mais la Suisse a changé, constatent les CGR: «Les migrations et la mondialisation de la culture ont profondément modifié l’équilibre culturel du pays. Si les aires de base sont toujours les mêmes, on y trouve de nombreuses minorités parlant d’autres langues, pratiquant d’autres religions, vêtues autrement». En période d’économie florissante et de grande confiance morale, cela ne poserait guère de problème, relèvent les Chrétiens de gauche, mais «il se trouve que les temps sont durs, que la prospérité n’est plus si assurée, que l’avenir économique, écologique et social inquiète».

Une cible privilégiée: les étrangers

Et Jean-François Martin, secrétaire romand des CGR, de relever qu’aux réfugiés politiques et économiques pourraient s’ajouter les réfugiés climatiques. «La tentation est forte de rêver à un bon vieux temps idéalisé, et donc de chercher ce qui a bien pu compromettre notre petit paradis. Une cible privilégiée: les étrangers, qui déstabiliseraient notre bel équilibre social et culturel. La Suisse a pourtant une riche expérience de la multiculturalité et, grâce à sa tradition de concertation et de compromis, devrait pouvoir relever les défis que pose sa complexification», poursuit-il.

Les chrétiens de gauche ne veulent pas se contenter d’évoquer le commandement de l’amour du prochain: «les difficultés sont réelles et il faut les identifier sans angélisme». Le comité des CGR a choisi d’aborder ce thème lors de sa prochaine journée de réflexion, en invitant la pasteure Hélène Küng, directrice du Centre social protestant vaudois, ainsi que le psychiatre Jean-Claude Métraux, chargé de cours à l’Université de Lausanne et co-fondateur de «Appartenances», une association créée en 1993 à Lausanne par un groupe de médecins, psychologues, travailleuses et travailleurs sociaux, dans le but notamment de favoriser l’autonomie et la qualité de vie des personnes migrantes.

Lionel Imhof, responsable du projet «Multiculturalité» de la police de Lausanne, se demandera «Que fait la police ?», tandis qu’une table ronde proposera ensuite des esquisses de solutions. Y participeront notamment la conseillère nationale Ada Marra, du parti socialiste, Lionel Imhof, Sandrine Ruiz, vice-présidente de l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), et Cécile Ehrensperger, ancienne responsable du Secteur Nord et Ouest de l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM).

(*) La Fédération romande des socialistes chrétiens, qui regroupe plus de 200 membres, a changé son nom, car si elle accueille dans ses rangs une légère majorité de membres du parti socialiste, les autres adhérents sont affiliés à divers partis ou mouvances de gauche, ou alors appartiennent à des syndicats ou des mouvements de la société civile, précise Jean-François Martin, secrétaire romand des CGR.


Encadré

Socialistes chrétiens romands: 100 ans d’histoire

La Fédération romande des socialistes chrétiens a été fondée en mars 1914. «L’Espoir du Monde», cahier trimestriel qu’elle publie, date, quant à lui, de 1908. L’origine de ce mouvement est à chercher en France. Depuis la fin du XIXe siècle, de plus en plus de protestants du mouvement chrétien-social s’étaient rapprochés du socialisme, convaincus de la nécessité de changer la société et le système économique qui produisaient tant de misères que la charité traditionnelle ne parvenait pas à éliminer. Le théologien marquant de cette période était Wilfred Monod, qui s’exprimait entre autres dans les «Cahiers du christianisme social», une revue alors assez connue en Suisse romande.

En 1908, les Français Paul Passy et Raoul Biville fondent une «Union des Socialistes Chrétiens» (USC) regroupant ceux des chrétiens sociaux qui considèrent que la socialisation des moyens de production est un objectif politique correspondant à leur espérance religieuse d’une réalisation, au moins partielle, ici-bas, du Royaume de Dieu. Certains n’hésitaient pas à dire: «Nous voulons le Paradis sur terre !» Leur but est aussi de «dissiper le malentendu» entre chrétiens et socialistes. Passy et Biville fondent simultanément la publication «L’Espoir du Monde».

Très vite, l’USC compte des adhérents individuels en Suisse. Un premier groupe local, celui de St-Imier et Sonvilier, dans le Jura bernois, voit le jour en 1910. Il est suivi par ceux de Genève, Lausanne, La Chaux-de-Fonds (1911) et Neuchâtel (1912). Ce dernier est fondé par le pasteur Jules Humbert-Droz, qui occupera d’importantes fonctions dans l’Internationale communiste avant de terminer sa carrière au Secrétariat central du Parti socialiste suisse.

Les socialistes chrétiens absents des cantons catholiques

Cette répartition correspond aux régions où le socialisme avait déjà pu prendre pied au début de ce siècle. Peu industrialisées, les régions catholiques (Valais, Fribourg, Nord du Jura) restent alors très imperméables au socialisme. «Si le christianisme social catholique y joue un rôle non négligeable, ce mouvement est cependant loin de constituer un marchepied pour une évolution vers le socialisme», écrit le Vaudois Jean-François Martin, secrétaire romand des CGR.

Aujourd’hui, note-t-il, la répartition géographique des abonnés à «L’Espoir du Monde» correspond encore à peu près à celle de 1912: «Notre mouvement n’a donc jamais réussi à s’implanter véritablement dans les cantons catholiques». Alors même que plusieurs pasteurs, quelques prêtres et autres laïcs théologiens font partie des CGR et écrivent parfois dans «L’Espoir du Monde», les débats théologiques y sont rares. «En fait, indirectement en général, de nombreux courants y cohabitent: barthisme, christianisme social de gauche, ‘moltmannisme’ (théologie de l’espérance), sympathisants des théologies de la libération». (cath.ch-apic/be)

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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