Alors que l’on célèbre la publication de cette importante déclaration sur les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes, les chrétiens de Terre Sainte vivent une réalité spécifique. Ils sont minoritaires à la fois face aux juifs et aux musulmans, relève le jésuite israélien David M. Neuhaus, vicaire patriarcal pour les catholiques de langue hébraïque d’Israël.
Juif converti au christianisme, le Père Neuhaus souligne, dans un commentaire publié sur le site internet du Patriarcat latin de Jérusalem http://fr.lpj.org, que le dialogue prend des formes multiples et va beaucoup plus loin que ce qu’auraient pu imaginer les pères du Concile, surtout en Europe et en Amérique, où les chrétiens sont en majorité. Qu’en est-il alors de la Terre Sainte ?
Les rédacteurs de «Nostra aetate» avaient clairement à l’esprit les régions où les chrétiens se trouvaient être en majorité. Dans ces régions, les chrétiens furent invités à réaliser qu’une grande partie de la pensée, du discours et du comportement chrétien avait conduit à une marginalisation et une exclusion des juifs (et d’autres non chrétiens). Par contre, en Terre Sainte, les chrétiens représentent une minorité, et ont eux-mêmes été souvent objet de marginalisation ou d’exclusion, relève le Père Neuhaus.
Depuis le VIIème siècle, l’islam est la religion dominante en Terre Sainte. Par conséquent, pour la plupart des chrétiens vivant en Terre Sainte, le dialogue avec les musulmans est depuis longtemps une priorité. En Israël et à Jérusalem, les traditionnelles relations de pouvoir entre la majorité chrétienne et la minorité juive sont inversées. Les chrétiens représentent une petite minorité dans un contexte où les juifs et les musulmans sont dominants et dans une position de force, souligne le Père Neuhaus.
Pour les rédacteurs de «Nostra aetate», le tournant décisif des relations judéo-chrétiennes est la Shoah, l’extermination des juifs d’Europe par le régime nazi, qui a provoqué une prise de conscience générale du mépris des juifs dans une partie de l’enseignement chrétien.
«Pour beaucoup de chrétiens de Terre Sainte, c’est plutôt la question de la Palestine qui se situe au centre des relations entre juifs et musulmans. Alors que du point de vue européen, le dialogue est souvent centré sur la bataille contre l’antijudaïsme et l’antisionisme, l’élément essentiel de tout dialogue interreligieux dans le contexte de Terre Sainte est la justice et la paix».
L’héritage biblique partagé est fondamental dans le dialogue judéo-chrétien en marche depuis Vatican II. Juifs et chrétiens découvrent tout ce qu’ils partagent et jusqu’où ils peuvent s’éclairer mutuellement dans leur lecture des Saintes Ecritures. «Cependant, dans le contexte de la Terre Sainte, l’expérience de cet héritage biblique partagé n’est pas sans ambiguïté. La Bible a été utilisée comme texte fondateur permettant de justifier le don d’une partie de la Palestine pour construire l’Etat d’Israël. Cependant les Palestiniens, chrétiens ou musulmans, considèrent qu’il s’agit de leur territoire».
«Dans ce contexte et à la lumière de ‘Nostra aetate’, que peut-on attendre de la promotion d’un dialogue interreligieux en Terre Sainte?», se demande le Père Neuhaus. En 2000, après un long Synode de 5 ans, l’Eglise catholique de Terre Sainte a publié un Plan Pastoral Général où l’on trouve une réflexion sur ‘Nostra aetate’. Ce document appelé «Les relations avec les croyants des autres religions» propose une réflexion sur le dialogue interreligieux dans le contexte de la Terre Sainte: «Nos pays se situent sur la terre de ce dialogue, c’est leur première vocation et leur plus grand défi (…) Même si les chrétiens sont peu nombreux, cela ne devrait pas être un frein au dialogue, mais plutôt un appel à témoigner courageusement des valeurs de l’Evangile».
Les chrétiens et musulmans arabes, s’ils ne partagent pas la même religion, vivent dans la même société, parlent la même langue et ont la même culture. «Par conséquent, le dialogue avec les musulmans est une priorité pour l’Eglise locale d’une manière plus évidente qu’ailleurs. Dans certaines parties des diocèses de Terre Sainte, c’est ce dialogue avec les musulmans qui est le plus urgent, comme par exemple en Jordanie ou à Gaza (où il n’y a pas de juifs)».
«En termes très réalistes (contrastant avec le caractère plutôt idéaliste des formulations de ‘Nostra aetate’), le document du Synode (de l’Eglise catholique de Terre Sainte, ndlr) décrit les aspects positifs et négatifs de la coexistence contemporaine entre chrétiens et musulmans, établissant un programme pour le développement de cette coexistence. Ce programme est centré sur l’approfondissement des relations personnelles, la formation des religieux et la lutte commune contre toutes formes de discriminations dans la société civile».
En 2003, le patriarche latin de Jérusalem Michel Sabbah écrivait dans une lettre apostolique: «Dans la vie quotidienne, bien que les relations entre chrétiens et musulmans soient plutôt bonnes, nous sommes pleinement conscients des difficultés et des défis auxquels nous sommes confrontés: ignorance et préjugés réciproques, un vide d’autorité qui produit l’insécurité, une discrimination qui tend vers l’islamisation dans certains mouvements politiques, menaçant ainsi non seulement les chrétiens mais aussi de nombreux musulmans désireux d’une société ouverte. Quand l’islamisation constitue une violation de la liberté des chrétiens, nous avons à insister sur la nécessité de respecter notre identité et notre liberté religieuse. Cette complexité est parfois exploitée à des fins politiques pour diviser la société».
Malgré les violences et les tensions qui existent entre arabes palestiniens et juifs israéliens, l’Eglise cherche à mettre en œuvre les enseignements de «Nostra aetate»: en plus de l’héritage biblique partagé entre juifs et chrétiens, en Terre Sainte, les musulmans, les chrétiens et les juifs ont vécu ensemble et ont partagé des relations sociales et culturelles, «ce qui est évident au regard des traces laissées dans la civilisation arabe».
De plus, l’Eglise catholique invite les chrétiens à apprendre ce qu’est «le judaïsme vécu et professé aujourd’hui par les juifs dans le cadre de l’histoire juive et la manière dont il est vécu en Terre Sainte en ce moment».
L’Eglise propose que les relations avec les juifs soient basées sur une recherche commune de la vérité, de la paix et de la justice. Les chrétiens de Terre Sainte sont invités à «collaborer avec des mouvements pour la paix et la justice au sein de la société juive» et à mener un combat commun contre la discrimination.
L’Eglise de Terre Sainte affirme également que les juifs et les chrétiens partagent une grande partie des Saintes Ecritures. «Elle invite alors les juifs à lire les Ecritures dans un esprit favorisant la paix et la justice plutôt que l’exclusion et l’occupation».
Ces propositions ont pris une forme concrète dans le travail de la Commission pour le dialogue entre les juifs et l’Eglise catholique en Terre Sainte ainsi que dans l’introduction de cours de judaïsme dans les institutions chrétiennes de plus haut niveau en Terre Sainte.
Le Père Neuhaus souligne également l’apport des chrétiens issus de l’immigration, dont certains sont d’origine juive ou ont des liens familiaux avec des juifs, tandis que beaucoup d’autres ont immigré en Israël à la recherche d’un travail ou de l’asile politique. «Ils sont les nouveaux visages de l’Eglise de Terre Sainte. La vie de ces chrétiens intégrés dans la population juive ouvre de nouvelles perspectives pour un dialogue entre les minorités chrétiennes vivant au cœur de la société juive, adaptés à la culture et au langage de cette société, et les juifs»
Les chrétiens israéliens hébréophones vivant au sein de la société juive ont élaboré une pratique de la foi chrétienne qui ne réside pas uniquement dans l’utilisation de l’hébreu. «Cette foi est vécue au quotidien dans la culture et la société juive. «Cela donne une façon particulièrement créative et innovante de comprendre que Jésus Christ est un juif et que les racines de l’Eglise sont juives.
A travers un christianisme israélien hébréophone, Jésus et Son Eglise nous réintroduisent dans une matrice juive contemporaine. Ces chrétiens peuvent aussi montrer aux juifs un visage de l’Eglise respectueux envers les juifs et le judaïsme et déterminé à contribuer à la construction d’un monde où les chrétiens apportent leur contribution dans toutes les sphères de la société», explique le jésuite israélien.
«A travers les travailleurs migrants et les demandeurs d’asile venant d’Asie et d’Afrique, les juifs rencontrent une chrétienté différente de celle que l’on connait en Europe, et qui ne soulève pas le spectre du passé traumatisant des pays d’Europe où les juifs ont souffert par les mains des chrétiens. Les soins aimants donnés par un travailleur migrant philippin, indien, sri lankais ou nigérian à une personne âgée israélienne, un malade ou un handicapé peuvent aussi transformer la mémoire qu’ont les juifs des chrétiens», relève le Père Neuhaus.
Et de conclure que «sans aucun doute, les chrétiens de Terre Sainte sont profondément affectés par les expressions de mépris que peuvent exprimer les juifs ou les musulmans envers eux. Cependant, ces manifestations contre les chrétiens doivent augmenter leur détermination à construire des liens avec les juifs et les musulmans afin de guérir les blessures inhérentes à ce territoire que les habitants de Terre Sainte sont appelés à partager». (apic/com/be)
Jacques Berset
Portail catholique suisse
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