D’origine égyptienne, le Père Samir Khalil Samir, qui a de nombreux amis musulmans, refuse le parler «politiquement correct». Il veut inciter le monde islamique à poursuivre l’ouverture de la porte de l’interprétation du Coran, qu’on appelle ›l’ijtihâd’. Le religieux, qui a enseigné de longues années à l’Université Saint-Joseph (USJ), à Beyrouth, est depuis 41 ans professeur à l’Institut Pontifical Oriental (IPO) de Rome. Il a fonctionné comme «pro-recteur» de l’IPO, tout en restant responsable du CEDRAC (Centre de Documentation et de Recherches Arabes Chrétiennes et Islamo-chrétiennes), qu’il a créé à Beyrouth en 1986, et qui a été rattaché à l’USJ en 1996. Islamologue de renom, il sait de quoi il parle quand il analyse la religion islamique.
Il relève que la violence est omniprésente dans l’islam, que ce soit dans le Coran lui-même ou dans le «khabar» ou les «hadith», qui recueillent les traditions relatives aux actes et aux paroles de Mahomet et de ses compagnons.
«On trouve tout ce que l’on veut dans la tradition, et on prend ce qui arrange, selon les circonstances. Tout ce que font les extrémistes trouve sa justification dans une sourate du Coran, dans le ‘khabar’ ou les ‘hadith’. Il s’agit seulement de choisir un passage, pour justifier tel ou tel acte. Chaque groupe de djihadistes dispose de son propre mufti, qui édicte ses ‘fatwas’, des décrets religieux fondés sur les Écritures».
Et pour justifier l’extermination du «kâfir», le mécréant ou l’infidèle, les textes fondateurs de l’islam ne manquent pas. La violence est présente dans de nombreuses sourates du Coran. Ainsi la sourate 5, 33-37: «Voici quelle sera la récompense de ceux qui combattent Dieu et son apôtre,… vous les mettrez à mort ou vous leur ferez subir le supplice de la croix; vous leur couperez les mains et les pieds alternés; ils seront chassés de leur pays».
Mahomet, en 627, après la ‘bataille du fossé’ ou ‘bataille des coalisés’ – un des épisodes de la guerre entre Mahomet, exilé à Médine, et les habitants de La Mecque qui l’avaient contraint à la fuite en 622 – punit la tribu juive des Banû Qurayza, accusée de ‘traîtrise’.
«Mahomet donna l’ordre d’exterminer ces juifs, soit entre 600 et 800 hommes passés au fil de l’épée. Ils furent décapités, et les femmes et les enfants réduits en esclavage. On peut le lire dans le récit de la vie du prophète», relève le Père Samir Khalil Samir. Le «Kitâb al-Maghâzî» (»Livre des razzias») d’Abû l-Qasim ‘Abd al-Rahman, écrit vers l’an 750, énonce une soixantaine d’attaques guerrières et de razzias des hommes de Mahomet.
«L’islam doit reconnaître sa connivence avec une telle violence!» Pour l’islamologue égyptien, ces passages ne sont pas un dévoiement de l’islam, mais un aspect de l’islam qui a existé. «Si je cite ces passages, c’est parce qu’ils ont été écrits et qu’on peut s’y référer. Ce faisant, je ne suis pas islamophobe, et j’ai des amis imams qui viennent me trouver, d’Iran, d’Irak, du Liban… Je défends les musulmans, mais il s’agit d’être honnête, de défendre la vérité avant tout, si on veut construire la paix. En tant que chrétiens, nous avons une mission, celle d’aider les musulmans à sortir de cette impasse».
Chrétiens, musulmans sunnites modérés, chiites, yézidis… toutes les minorités religieuses sont frappés par la violence terroriste en Syrie, en Irak, en Egypte, au Nigeria, au Kenya, au Pakistan. «Une telle flambée est le signe d’une crise profonde de l’islam qui la mine depuis des décennies. L’islam n’a pas encore affronté le discernement du monde moderne et préfère se réfugier dans l’islam du passé», souligne le Père Samir Khalil Samir. Et il estime que la porte de ›l’ijtihâd’ (l’effort d’interprétation) n’a jamais été fermée, contrairement à ce que beaucoup prétendent.
«On doit faire une exégèse, contextualiser le Coran. Cette démarche existait déjà à la fin du XIXe siècle, avec le grand mufti d’Al-Azhar, Mohamed Abduh (mort en 1905), fondateur avec Jamal al-Din al-Afghani du modernisme islamique. «Ses commentaires du Coran font huit volumes! Il a demandé que l’on contextualise chaque phrase du Coran. Le président égyptien Abd Al-Fattah Al-Sisi, dans un discours prononcé à Al-Azhar en décembre dernier, a appelé à lutter contre l’idéologie extrémiste. ‘Nous devons changer radicalement notre religion’, a-t-il lancé, en réclamant un discours religieux qui soit en accord avec son temps».
Le Père Samir émet cependant des réserves: «Si dans l’islam, on a un urgent besoin d’interpréter les textes dans le contexte du XXIe siècle, et même si Al-Azhar dépend du gouvernement et que ses imams sont payés par l’Etat, ils sont encore loin d’être capables d’épurer leurs livres…» Des centaines de professeurs et d’assistants dépendant de la confrérie des Frères musulmans sévissent encore au sein de l’Université d’Al-Azhar.
Le religieux jésuite rappelle l’époque de la renaissance arabe, la «Nahda», qui depuis le XIXe siècle jusque dans les années 1930-1950, a permis de nombreuses tentatives de réformes. «Mais la confrérie des Frères musulmans, fondée en Egypte en 1928 par Hassan el-Banna, a tout bloqué. Il s’agit pour ce mouvement de réislamiser l’islam, de réintroduire la charia, de revenir au passé».
Venu de la Péninsule arabique, soudain enrichie par le pétrole, le mouvement politico-religieux wahhabite, fondé au XVIIIe siècle en Arabie saoudite par Mohammed ben Abdelwahhab, s’est également répandu un peu partout. Cette vision puritaine et rigoriste de l’islam, qui ne correspond pas aux traditions de l’islam africain ou asiatique, infecte ces continents, grâce à ses moyens financiers. Dans la même veine, les salafistes veulent revenir à l’islam de la première génération, c’est-à-dire à l’islam du VIIe siècle.
«Ils veulent restaurer les us et coutumes de l’époque, dans les moindres détails, jusque dans la coupe de la barbe et la forme des vêtements. Est-ce qu’une femme peut mettre du rouge à lèvre, s’allonger les cils, que peut-on manger ? Tout est classifié ‘halal’ ou ‘haram’, permis ou interdit…»
«Le malheur est que ces écrits s’appliquaient à une civilisation qui vivait dans le désert… au VIIe siècle! Des milliers de fatwas de ce type sont ainsi publiées chaque année en Egypte. Et les milliers et milliers de penseurs musulmans libéraux, qui aimeraient faire évoluer leur religion, ne font pas le poids face à la masse des musulmans dans le monde». JB
Encadré
En Syrie et en Irak, note le jésuite égyptien, les partis Baath (Parti de la résurrection arabe et socialiste, fondé par Michel Aflak, un chrétien orthodoxe syrien) au pouvoir, prônant une idéologie socialiste, panarabe et laïque, avaient freiné ces mouvements d’islamisation. Maintenant, les terroristes de Daech, l’Etat islamique, qui reçoivent des soutiens financiers et politiques de la part des monarchies du Golfe et de la Turquie, prétendent installer un califat sunnite dans la région.
«Si l’argent vient principalement de l’Arabie saoudite et du Qatar, les armes viennent essentiellement des pays occidentaux, car on n’en fabrique pas dans les pays arabes!» Les mouvements islamistes veulent faire tomber le président Bachar al-Assad, notamment parce qu’il est alaouite, une branche du chiisme, minoritaire en Syrie.
«Même si c’étaient des dictatures, les gouvernements baathistes, en Syrie comme en Irak, étaient neutres face aux religions. Les chrétiens, s’ils ne se mêlaient pas de politique, pouvaient vivre tranquillement et pratiquer leur religion. Ce n’est pas le cas avec les djihadistes, qui ne laissent aux chrétiens que ce ‘choix’: payer la jizya, un impôt de capitation pour les non musulmans, se convertir à l’islam, ou partir! Sinon, c’est la mort…»
Alors qu’ils étaient, il y a encore quelques années, 9% de la population en Syrie et 2% de la population en Irak, les chrétiens partent en masse. «Mais sur place, les musulmans nous disent de rester, qu’ils ont besoin de nous. Les chrétiens dans ces pays apportent de l’ouverture, et si les pays occidentaux doivent accueillir ceux qui fuient la guerre, ils doivent aussi aider ceux qui veulent rester à se maintenir sur place, en leur procurant la sécurité».
«Pour le moment, l’espoir vient des Russes, qui semblent bien plus efficaces que les Occidentaux pour chasser les terroristes, qu’ils appartiennent à Daech ou à al-Nosra, la branche locale d’al-Qaïda. Tous ces djihadistes, dont la plupart viennent de l’étranger, ne sont en rien des ‘modérés’. Sur le terrain, il n’y a pas de ‘rebelles modérés’, comme voudraient nous le faire croire certains gouvernements occidentaux!» JB
Encadré
L’établissement du Centre Suisse Islam et Société (CSIS), à l’Université de Fribourg, est une nécessité, pour le Père Samir Khalil Samir. «Il faut repenser l’islam aujourd’hui, dans la société d’ici. Cela demandera quelques décennies, mais on ne peut pas échouer. L’Autriche a proposé récemment que tout imam fasse ses prêches en allemand, et pas en arabe ou en turc.
Le responsable religieux musulman devra avoir suivi des cours, connaître la société dans laquelle il vit, comme l’égalité hommes-femmes. S’il n’accepte pas l’ordre démocratique en vigueur dans cette société, il devra partir! Il est essentiel pour les musulmans, s’ils veulent vivre dans cette société occidentale, qu’ils en respectent son ordre juridique». JB
Encadré
Le Père Samir Khalil Samir est né le 10 janvier 1938 au Caire. Il entre dans la Compagnie de Jésus en octobre 1955 à Aix-en-Provence. Après sa formation jésuite (lettres, philosophie et théologie) en France de 1955 à 1969 et à Maastricht, aux Pays-Bas, en 1966-67, il est depuis 1962 spécialisé dans le patrimoine arabe chrétien (histoire, philosophie, théologie), notamment dans sa relation à la pensée musulmane, et dans la méthode d’édition critique des textes arabes.
Il a obtenu un doctorat de 3° cycle en islamologie (Aix-en-Provence 1966, sur Ibn Sabbâ’) et un doctorat en sciences ecclésiastiques orientales en 1980 à Rome, sur le philosophe arabe chrétien Abū Zakariyyā Yahya Ibn ›Adi al-Takrītī (893-974).
Il a travaillé comme professeur au séminaire copte catholique de Ma’adi, au Caire (1968-1975), au Liban (Université Saint-Joseph et Université Saint-Esprit Kaslik en 1972-1975), puis à Rome comme professeur de théologie arabe chrétienne (Institut Pontifical Oriental, 1974-2015) et d’islamologie (Institut Pontifical d’Etudes Arabes et Islamiques, 1975-1987 et 1999) et de nouveau au Liban (Université Saint-Joseph et Université Saint-Esprit Kaslik) et Faculté de Théologie Grecque Orthodoxe de Balamand. Il a également enseigné à l’Institut Œcuménique de Théologie de Bari, en Italie.
Il a enseigné comme «professeur invité» dans diverses universités, à Paris (Centre Sèvres), à Nimègue et Amsterdam, à l’Université Fouad du Caire, à la Faculté de Théologie Copte Orthodoxe de Haute-Egypte, à l’Université de Graz, en Autriche, à Hong Kong, à Bonn, Cologne, Munich, Halle, etc., sans oublier les Selly Oak Colleges (Birmingham, Grande-Bretagne), l’Université de Georgetown, à Washington, l’Université Sophia, à Tokyo, ou encore la Faculté de Sciences Politiques de Turin.
Invité à de nombreux congrès spécialisés en études islamo-chrétiennes ou arabes chrétiennes dans divers continents, il a fondé la collection «Patrimoine Arabe Chrétien» ainsi que le «Bulletin Arabe Chrétien». Il est co-éditeur de la «Coptic Encyclopaedia» et co-directeur de «Parole de l’Orient» et de la «Collectanea Christiana Orientalia». Il est membre du comité de rédaction de plusieurs revues internationales et auteur d’une soixantaine de livres et de plus de 1’500 articles scientifiques en diverses langues. Ses recherches tournent autour du rapport entre culture, religion et société au Moyen-Orient, au Moyen-Age et à l’époque contemporaine. (apic/be)
(*) Le Père Samir Khalil Samir était invité à la Liebfrauenkirche de Zurich, par la section suisse de l’œuvre d’entraide catholique «Aide à l’Eglise en Détresse» (AED) les 24 et 25 octobre, à l’occasion de la Journée nationale de sensibilisation et de prière pour les chrétiens persécutés dans le monde. L’AED, en mentionnant les noms des chrétiens qui ont trouvé la mort pour leur foi durant l’année passée, a rappelé que dans le monde, plus de 200 millions de chrétiens ne peuvent vivre leur foi en toute liberté. «Ils représentent 80% de l’ensemble des personnes qui subissent des discriminations et des persécutions pour des raisons religieuses».
Jacques Berset
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