«En principe, les chrétiens ne partent pas davantage que les autres, mais dans la Djézireh, au nord-est de la Syrie, près des frontières avec la Turquie et l’Irak, dans le gouvernorat d’Hassaké, les chrétiens fuient en masse: ils craignent l’Etat islamique, Daech, qui réduit les femmes en esclavage», déclare le Père Jihad Youssef à cath.ch.
Le Père Jihad est moine du monastère de Mar Moussa (Deir Mar Musa al-Habachi, ou Saint Moïse l’Abyssin), fondé par le jésuite italien Paolo Dall’Oglio, enlevé le 29 juillet 2013 par Daech à Raqqa, au nord-est de la Syrie, et dont on est sans nouvelles depuis lors.
La communauté de Mar Moussa est située à près de 90 km au nord de Damas et à 17 km de Nebek, une ville qui compte 400 chrétiens sur 50’000 habitants. Ce prêtre maronite de 38 ans est originaire du Wadi al Nasara, la «Vallée des chrétiens», dans l’ouest de la Syrie. Il est à Rome depuis début septembre, où il étudie à l’Université pontificale Grégorienne pour une période de 5 ou 6 mois.
«J’ai étudié à l’Université de Lattaquié l’éducation sportive, mais je savais que je voulais devenir moine dès l’âge de 19 ans. C’est Dieu qui m’a touché!», confie-t-il à cath.ch. Le moine, attaché à sa terre, veut retourner en Syrie. Mais si la Syrie a pu être fière de l’harmonie, voire de l’amitié qui régnait entre chrétiens et musulmans, les choses commencent à changer, et cela est notamment dû à l’arrivée de l’Etat islamique (Daech, selon son acronyme en langue arabe). Les djihadistes de Daech, qui compte dans ses rangs de nombreux étrangers, quand ils s’emparent d’une région, laissent ce «choix» aux chrétiens: payer la jizya, un impôt de capitation à payer pour les non musulmans, se convertir à l’islam, ou partir!
«Dans la Djézireh, des villages entiers ont été désertés par les chrétiens, les Kurdes prenant leur place. Ils disent aux chrétiens: vous n’avez pas combattu à nos côtés contre les djihadistes, alors ne revenez pas!» Le Père Jihad relève que les chrétiens ne combattent pas dans des milices, mais dans les zones reprises par l’armée gouvernementale syrienne. «Le régime donne la sécurité aux gens locaux» et des chrétiens ont dressé des check points pour protéger ces zones. Certains se sont également battus au sein de l’armée gouvernementale comme tout le monde qui fait son service militaire obligatoire, tandis que d’autres sont des militaires de métier.
Certes, admet-il, des évêques syriens disent aux chrétiens «Restez, ne partez pas! Mais dire cela ne suffit pas… Les évêques n’ont pas de famille, de femmes, de filles. Il faut faire des choses concrètes pour que les gens restent, car sinon, c’est de la théorie. Des fois, les évêques n’arrivent pas à imaginer ce que ressentent les pauvres…. Personne ne quitte son pays par plaisir, laissant tout derrière!»
«Moi aussi, avant, je disais la même chose, mais j’ai eu aussi des moments de peur, alors je n’arrive plus à être aussi catégorique. J’ai compris pourquoi les gens quittent leur maison: ils sont menacés dans leur vie, ils ne voient plus aucun avenir pour eux, mais surtout pour leurs enfants. Nous, les religieux, les religieuses, les prêtres, les évêques, nous restons, car les gens voient en nous un signe d’espoir. Nous avons une mission, aussi pour les musulmans: pas pour les convertir, mais pour témoigner du Christ. Nous n’avons pas été baptisés pour vivre dans le confort. Quand on entre au couvent, on fait don de sa vie. Mais ce n’est pas facile, dans les circonstances actuelles: il faut décider chaque matin de croire. Il y a des moments où l’on a dit la messe quand les bombes tombaient aux alentours! «
Entre 2012 et 2014, les moines et moniales de Mar Moussa ont passé tout le temps dans le vieux monastère, les portes fermées avec des poutres: «Quand les djihadistes d’al-Nosra ont enlevé les douze sœurs orthodoxes du monastère de Sainte-Thècle, à Maaloula, cela nous a touchés. On avait peur de tout le monde! Un moment, nous avons quitté le monastère pendant plusieurs jours, puis nous sommes revenus petit à petit. On ne voulait pas être enlevés sans que cela ait un sens».
S’il songe à l’Irak de Saddam Hussein, renversé «au nom de la démocratie», nombre de chrétiens irakiens disent qu’ils étaient bien mieux avant sa chute, «en termes de sang versé, de destruction, d’anéantissement d’une civilisation mésopotamienne plurimillénaire… Tout cela a disparu, les chrétiens ont disparu de cette région. Au Moyen-Orient, la présence chrétienne sera à l’avenir infime, humble…»
Le Père Jihad est très critique de la politique des puissances occidentales dans la région, qui ont procédé, suite au démembrement de l’Empire ottoman, au partage de ses provinces arabes entre la France et la Grande-Bretagne, en vertu des accords Sykes-Picot (mai 1916). Puis, après la Deuxième Guerre mondiale, ces puissances ont favorisé la création de l’Etat d’Israël, «un Etat qui n’avait pas existé pendant près de deux millénaires!» et «en faisant venir des gens d’Europe».
Le prêtre syrien met également en cause les pays voisins, comme l’Arabie Saoudite et le Qatar, qui soutiennent le fondamentalisme et l’extrémisme, sans oublier le gouvernement turc actuel. «Daech a été créé dans un but spécifique, mais cela pourrait vite s’arrêter si ceux qui financent ces extrémistes fermaient le robinet. Mais sans guerre, on ne vend pas d’armes… Il y a des entreprises multinationales qui ont des intérêts dans cette région du Moyen-Orient, pour ne parler que du pétrole».
«Les musulmans eux-mêmes ne comprennent pas la logique de Daech. Les violents sont minoritaires dans le monde musulman, peut-être 100’000 sur bien plus d’un milliard et demi d’adeptes de l’islam. Mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil: le mal fait toujours bien plus de bruit que le bien!»
Quant à l’avenir des minorités chrétiennes qui ont choisi de rester sur place, ou n’ont pas eu la possibilité de partir, il n’est pas rose. «Actuellement, ce n’est pas le temps pour un dialogue théologique avec les musulmans. Avant la guerre, il y avait des séminaires, on invitait des imams, des musulmans venaient dans notre monastère pour la première fois. Maintenant, ce n’est plus le temps des théories. Pour le moment, je ne vois aucun signe d’espérance donnée par la communauté internationale, même si le chrétien doit espérer contre toute espérance».
Concernant l’avenir du dialogue avec l’islam, dans lequel est engagé depuis longtemps son monastère, le Père Youssef conseille à l’Europe, et à la Suisse également, de contribuer à créer un islam qui ne soit pas dépendant d’Al-Azhar, au Caire, ou de l’Arabie Saoudite, même s’il faut encore laisser du temps à l’islam pour évoluer. JB
Jacques Berset
Portail catholique suisse
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