L'Etat nigérian «déradicalise» les membres de Boko Haram

Abuja, 09.10.2015 (cath.ch-apic) L’Etat nigérian mène un programme unique au monde visant à «déradicaliser» les membres du groupe djihadistes Boko Haram arrêtés. Une équipe de chefs religieux musulmans s’efforce de persuader les prisonniers qu’ils ont été abusés par une fausse vision de l’islam.

Obi Anyadike, envoyé spécial d’IRIN, le réseau d’information des Nations unies, s’est entretenu avec des combattants de Boko Haram emprisonnés, avec leurs victimes et avec les «équipes de traitement» du programme de «déradicalisation» qui tentent de les réinsérer dans la société.

L’agent de prison Malam Tata considère comme son devoir religieux d’aider les gens à obtenir le salut. Il pense que peu de personnes ont aussi mal agi que les 43 membres de Boko Haram dont il a la charge à la prison de Kuje, en périphérie d’Abuja, la capitale du Nigeria, rapporte IRIN le 8 octobre 2015. Il travaille depuis 26 ans dans cette prison, où il dirige une équipe d’imams composée d’agents de prison en contact très proche avec les membres de la secte islamiste, qui mènent quotidiennement des discussions spirituelles remettant en question les fondements de leur idéologie de la violence.

«Certains d’entre eux sont illettrés. Ils ne peuvent même pas citer le Coran, mais ils disent qu’ils font le djihad», souligne Malam Tata. «D’autres sont instruits. Ils ont lu le coran et le hadith, mais ils ne comprennent pas vraiment l’Islam».

Modifier le comportement?

Kuje est un établissement à sécurité moyenne, qui sert de banc d’essai au programme nigérian de lutte contre l’extrémisme violent (LEV) dans les prisons, lancé en mars dernier. L’idée centrale de ce programme est de «traiter» les hommes inculpés de faits de terrorisme. Grâce à des activités telles que la thérapie, le sport, l’éducation et la formation professionnelle, ils considèrent que leur comportement peut être modifié. Le risque qu’ils recrutent de nouveaux membres pendant leur incarcération diminuerait de même et ils pourraient finalement être réinsérés dans la société.

Nouer des liens entre l’équipe «de traitement» et les détenus membres de Boko Haram est considéré comme essentiel au succès de cette stratégie de LEV.

Malam Tata connaît bien les risques de son activité: il a été blessé lors de l’attaque d’une prison par Boko Haram. Il reconnaît que ce sont des personnes très dangereuses, avec lesquels tout peut arriver. L’équipe sait en outre que les prisonniers communiquent avec les autres membres du mouvement en liberté.

Il pense néanmoins que le vent a tourné, sur le plan militaire, et que les insurgés sont maintenant en fuite. Les «clients», comme il les nomme, à Kuje, «savent qu’ils sont en train de perdre», assure-t-il. Au-delà de Kuje, d’autres établissements pénitentiaires se remplissent à mesure que de plus en plus de membres de Boko Haram déposent les armes.

Espoirs de réinsertion

Malam Tata évoque notamment un ancien commandant de Boko Haram, qui affirme avoir été «transformé», par l’agent de prison et son équipe. «Lorsque je lui ai demandé dans quelle partie du Coran le meurtre de civils était justifié, il m’a répondu qu’il ne s’en souvenait pas. Il ne voulait manifestement pas s’attarder sur cet état d’esprit qui n’était plus le sien», raconte Malam Tata.

IRIN rapporte également le témoignage de Ferdinand Ikwang, directeur du programme de «déradicalisation». Son portefeuille comprend un ensemble de projets interconnectés luttant contre les mécanismes socio-économiques qui favorisent le recrutement et jetant les bases d’un processus de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) qui sera lancé quand Boko Haram sera vaincu ou qu’un accord de paix sera conclu.

Sa position concernant les hommes coupables de violences est cohérente. Ceux qui ont commis des atrocités resteront en prison pour suivre le programme de «déradicalisation». Mais les simples combattants ayant achevé le programme de LEV pourront être libérés et continuer à vivre leur vie, bien que sous surveillance.

La participation au programme est volontaire. A Kuje, quatre détenus ont choisi de ne pas participer au programme de traitement pour des raisons apparemment plus pratiques qu’idéologiques: ils contestent être membres de Boko Haram.

La plupart des 39 autres «clients» ont passé les quatre dernières années en prison.

Un désir de «tout casser»

Les avantages de participer au programme sont évidents: cela est notamment synonyme, pour les volontaires d’une amélioration notable de leurs conditions de détention, indique IRIN:

Le directeur de «l’équipe de traitement», le psychologue Wahaab Akorede, affirme que ce qui différencie les prisonniers de Boko Haram des criminels ordinaires, c’est leur niveau de colère, leur désir de «tout casser». «Prenons un homme qui n’est pas heureux. Il n’a pas eu la chance d’être éduqué. Il n’a aucun avenir. Si vous lui donnez 10’000 nairas [50 dollars], il acceptera de porter une bombe», relève le docteur. Cela indique qu’ils sont eux-mêmes «victimes de traumatismes», assure-t-il: ils sont si désespérés, ont si peu de perspectives d’avenir qu’ils sont prêts à croire que le paradis est la récompense de leur martyre.

Les responsables du programme ne voient en général pas beaucoup de signes d’une religiosité profonde chez les participants. Le docteur Akorede a pointé d’autres facteurs potentiels les ayant amenés à intégrer Boko Haram: l’appartenance à une famille polygame, dans laquelle les femmes sont en concurrence pour l’affection de leur mari au détriment des enfants, un enseignement de l’islam tel que pratiqué dans le nord du pays, qui ne prépare pas les jeunes hommes au marché du travail moderne, ou encore la dureté des gouvernements successifs, qui a condamné tant de gens à la souffrance et à une mort précoce. A tel point que «Dieu doit en avoir assez de voir des Nigérians», commente le psychologue.

Wahaab Akorede préfère parler d’»aliénation» pour expliquer l’attrait de Boko Haram. Les extrémistes sont généralement des hommes qui ont été peu scolarisés, qui vivent au jour le jour de petits travaux en marge des centres urbains et qui sont «considérés comme de la racaille, même par les musulmans de leur propre communauté». Ils sont en colère et la religion sert d’exutoire à cette colère. Le psychologue classe ces hommes en deux groupes: les «gros poissons» et les «suiveurs». «Les gros poissons sont les plus intelligents. Ils savent comment manipuler les gens. Ils leur disent que leur religion est spéciale et qu’elle est menacée». En réalité, ils créent un culte dans lequel tout le monde — y compris les institutions religieuses et traditionnelles — est l’ennemi, souligne le responsable de programme.

Le terreau de la pauvreté

La secte de Boko Haram (qui signifie littéralement: l’éducation occidentale est un péché) a été fondée en 2002 par Mohammed Yusuf, un jeune religieux, et elle a pris racine à Maiduguri, ville du nord-est du pays, au coeur de la région qui a été le centre de l’enseignement de l’islam pendant des siècles.

Mais la radicalisation du «commandant» est plus ancienne que le mouvement lui-même. «J’étais Boko Haram avant que Boko Haram existe», s’est-il vanté. Le commandant vient d’une famille qui accordait de l’importance à l’éducation. Mais il avait un esprit rebelle et avait quitté l’école tôt pour travailler. Quand son père l’a appris, il l’a chassé de la maison. Le commandant a alors commencé à s’intéresser à l’islam et s’est retrouvé dans une madrasa dirigée par un cheik pakistanais. Le Nigeria était alors le théâtre d’agitations liées à la charia. Son introduction par 12 Etats du nord à majorité islamiste en 2000 était motivée par la demande de la population musulmane d’un antidote égalitaire à la vénalité et à la corruption dans la vie nigériane. Mais une «charia politique» au service de l’élite a entravé toute véritable réforme et la classe dirigeante du Nord est donc devenue la cible de certains radicaux.

«Il était facile d’attirer les jeunes. Ils étaient désireux d’entendre parler de djihad», affirme «le commandant». Ceci s’explique en partie par le système traditionnel almajiri, au sein duquel sont encore scolarisés des millions de jeunes garçons dans le Nord. Un enseignant du Coran (qui ne comprend pas toujours complètement le texte) leur est assigné pour le leur faire apprendre par coeur pendant des années. Ils vivent et font vivre leur mentor en mendiant. Le Nord s’est ainsi retrouvé défavorisé au niveau éducatif et avec un extrémisme populaire latent, affirme IRIN.

La confrontation entre Boko Haram et les autorités a explosé en juillet 2009. Mohammed Yusuf s’était brouillé avec le gouvernement de l’Etat de Borno et, quand plusieurs de ses partisans se sont fait tuer, il a promis de se venger. Ses hommes ont alors attaqué des commissariats de police et des bâtiments publics dans quatre Etats du Nord. En quelques jours d’affrontements, 700 personnes sont mortes, dont Mohammed Yusuf, tué alors qu’il se trouvait en garde à vue à Maiduguri.

Sous couvert de lutte anti-corruption

«Le commandant» fait une distinction entre les débuts de Boko Haram et l’extrême violence du mouvement sous le successeur de Mohammed Yusuf, Abubakar Shekau, un chef de guerre apparemment plus meurtrier qu’instruit, qui a fait cause commune avec le mouvement djihadiste mondial. «Je ne sais pas comment c’est arrivé. Dans toutes les villes qu’ils occupent, ils tuent les habitants. Qui [vont-ils] diriger? C’est ça que je ne comprends pas», s’interroge «le commandant». Plus de 25’000 personnes, majoritairement musulmanes, sont mortes dans les violences liées à Boko Haram, au Nigeria et au-delà de ses frontières.

Suleiman Aliyu, directeur d’école interrogé par IRIN, admet cependant que Boko Haram était soutenu par une partie de la population. Dans leur habit traditionnel simple, l’ourlet du pantalon au-dessus de la cheville, les membres du mouvement étaient considérés comme pieux et disciplinés. Leur message de lutte contre la corruption leur parlait et certains partisans riches, emportés par l’air du temps, leur faisaient des dons généreux. «Si vous ne réfléchissiez pas trop, vous les suiviez».

Lorsque l’insurrection a été réprimée, Boko Haram s’est dispersé. Mais, grâce à des fonds envoyés par des djihadistes d’Algérie et du Mali, les membres ont pu se regrouper et revenir sur le devant de la scène en 2010. L’interdiction des motos-taxis, souvent utilisés pour des fusillades, avait laissé environ 34’000 personnes sans source de revenus, multipliant ainsi les recrues de Boko Haram.

Une opération inappropriée de contre-insurrection par l’armée, imposant des punitions collectives à des quartiers entiers en réaction aux attentats, a également éprouvé la loyauté de la population. Et pendant ce temps, Boko Haram distribuait de l’argent à tout va: le mouvement répond[ait] à vos besoins», que ce soit de l’argent pour un mariage ou pour un baptême, les membres de Boko Haram «voulaient vous attirer» — et vous tuaient si vous résistiez, affirme l’enseignant.

Une génération perdue?

Les habitants de Maiduguri sont unanimes sur un point, qui reflète la position du programme de «déradicalisation»: il n’y a pas de réinsertion possible pour les membres les plus radicaux de Boko Haram, assure IRIN. Ceux qui ont été embrigadés dans la secte pourraient cependant bénéficier d’une amnistie, à condition qu’ils s’installent dans un autre Etat, afin d’éviter les actes de vengeance.

Selon Ferdinand Ikwang, ceux qui seront réinsérés seront logés dans des foyers de transition et feront l’objet d’un suivi. Ils seront regroupés en coopératives selon leurs compétences professionnelles avec une assistance psychologique obligatoire. Il souligne que l’adhésion de la population sera essentielle.

Le responsable du programme s’inquiète cependant d’un problème plus systémique, en rapport au bilan affligeant du Nigeria en matière de gouvernance, dont Boko Haram et d’autres conflits latents dans tout le pays se sont nourris. «Tout extrémisme est une idéologie qu’il faut attaquer à la base, en commençant dans les jardins d’enfants, avec un gouvernement bien plus réactif et qui rende des comptes aux citoyens», avertit-il. «Qu’avons-nous fait pour perdre toute cette génération d’enfants?», s’interroge-t-il finalement. (apic/irin/rz)

Raphaël Zbinden

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