Invité le 31 août dernier comme expert biblique à la Conférence des évêques suisses (CES), Philippe Lefebvre a rappelé que la Bible, prise dans toute son ampleur, est nécessaire pour penser la famille. Selon lui, on se contente souvent de quelques passages, toujours les mêmes, qu’on ne prend parfois plus la peine de lire. «On plaque tel ou tel verset comme une sorte d’autorité qu’on ne prend pas la peine d’explorer et d’interroger à nouveaux frais». La Parole de Dieu est faite pour questionner et pour être questionnée, pour créer le débat et entrer en dialogue, et non pour légiférer ou édicter des repères indiscutables, insiste-t-il.
Dans le cadre d’une étude sur la famille, il faut commencer par savoir ce qu’en disent véritablement les sources bibliques. Dans la Bible, la notion de «famille» fait référence au clan, à la maison, c’est-à-dire à un grand nombre. Un exemple parlant est la «famille» de Jésus: c’est le clan qui appartient à l’antique tribu de Juda, «dans laquelle répudiation, contraception, polygamie, mariages prohibés et incestes ont été monnaie courante», rappelle le professeur. Prenant l’exemple des frasques commis par des ancêtres de Jésus, le bibliste met le doigt sur ces paradoxes que l’on trouve fréquemment dans la Bible. La famille de Jésus ne se limite ainsi pas au modèle de la Sainte Famille – Marie, Joseph et Jésus – mais comprend également des personnes parmi ses ancêtres comme Ra’ab, la prostituée, ou le roi David, polygame avéré.
Jésus lui-même présente la famille de manière contrastée. Par exemple, lorsqu’il vient annoncer la division dans les familles (Mt 10, 35), ou quand il enjoint à haïr son père, sa mère et tous les siens pour pouvoir le suivre (Lc 14, 26), où encore lorsqu’il ne reconnait ses frères et sœurs uniquement parmi ceux qui écoutent sa parole (Lc 8, 19-21). Que faire de ces contradictions? Pour Philippe Lefebvre, il faut garder en mémoire que la Bible ne donne pas de lois toutes faites, mais qu’elle questionne et provoque. «Le fait de ne pas toujours savoir, c’est être à l’école de la Bible», répète-t-il souvent. Il dénonce cette lubie que l’homme a de vouloir tout de suite légiférer et aboutir à une solution directe. «Ce n’est qu’en prenant le temps d’écouter la Bible que l’homme prendra le temps d’écouter en vérité ce que les gens vivent», ajoute le professeur.
Philippe Lefebvre propose une réflexion sur la notion de couple. Pour lui, l’union entre homme et femme dans la Bible a très peu de rapport avec le mariage tel que nous l’entendons aujourd’hui. Il l’explique en prenant l’exemple d’un des versets les plus représentatifs du mariage chrétien, situé au moment de la création du monde: «Mâle et femelle Dieu les créa» (Gn 1, 27). Ce n’est qu’au chapitre suivant que les mots «femme», puis «homme» apparaissent. C’est au moment où Adam s’émerveille de «l’aide» que Dieu lui a amenée (Gn 2, 23). Femme et homme connaissent ainsi un avènement lors de la rencontre avec Dieu. Philippe Lefebvre insiste sur le fait qu’il existe deux temps dans cette théologie biblique du couple. Il y a d’abord une réalité de base – mâle et femelle –, et dans la collaboration inspirée des humains avec Dieu, se crée un passage à une deuxième étape: femme et homme. Il déplore le fait que l’on traduise souvent «homme et femme il les créa», court-circuitant ainsi la démarche proposée par la Bible. Pour lui, on essentialise d’emblée ce qui est mouvement et avènement. «On fait comme si l’on savait d’avance ce qu’est un homme, une femme, sans leur laisser l’occasion d’émerger comme tels», dénonce le bibliste.
On parle très souvent du mariage, mais pas beaucoup de noces. Alors que pour Philippe Lefebvre, ce sont plutôt les noces que la Bible vise en priorité. Il explique que, dans la Bible, les noces sont l’histoire d’une rencontre heureuse, généralement non prévisible, voire impossible, d’un homme et d’une femme. Il prend l’exemple d’Élie et de la veuve de Sarepta qui vivent une expérience nuptiale, sans qu’il y ait mariage. Ou le cas de Booz et Ruth, que tout sépare – la «confession», la nationalité, la disparité de fortunes et d’âges – mais ils se rencontrent, vivent véritablement des noces et se marient. Leur situation exceptionnelle et marginale arrive cependant au cœur d’Israël, puisqu’ils engendrent Obed, le grand-père de David, lui-même ancêtre de Jésus. Pour Philippe Lefebvre, une chose est essentielle: si tout le monde n’est pas appelé au mariage, tout le monde est appelé aux noces. Et pour penser noces et mariage, il est essentiel de revenir au Christ, «l’Époux qui vient» (Mt 25), à l’exemple des rencontres qu’il fait avec des femmes: des rencontres vraies et joyeuses. (apic/gr)
Grégory Roth
Portail catholique suisse
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