«Alors que nous appartenons à cette région et faisons partie de son histoire, nos fidèles quittent massivement leurs terres, car il en va de leur survie physique…», confie à cath.ch le catholicos de l’Eglise arménienne apostolique de Cilicie. Il était l’hôte d’honneur, la semaine dernière en Suisse, pour les commémorations du centenaire du génocide des Arméniens dans l’Empire ottoman.
A cette occasion, le patriarche des Arméniens orthodoxes du Moyen-Orient et de la diaspora arménienne en Europe, au Canada, aux Etats-Unis et en Amérique du Sud, a exprimé la reconnaissance du peuple arménien pour «l’engagement hors du commun des Suisses envers les survivants des massacres et leurs descendants».
Résidant à Antélias, près de Beyrouth, le catholicos de la Grande Maison de Cilicie est venu en Suisse pour rendre hommage à tous ces «Justes» qui ont consacré leurs efforts, voire leur vie, à la cause arménienne, dans l’Empire ottoman ou en Suisse. Lors de sa visite, du 24 au 26 septembre, Aram 1er a appelé les Suisses à agir en faveur des victimes des guerres d’aujourd’hui, en particulier des réfugiés qui arrivent d’un Moyen-Orient en feu.
«Comme Eglise, notre politique est très claire: nous appartenons pleinement à cette région, et c’est là que nous continuerons notre témoignage», assure-t-il. Lui-même, né à Beyrouth en 1947, vient d’une famille originaire de la Turquie actuelle, où ses grands-parents et leurs proches furent massacrés par les Ottomans. Avec la progression de Daech, l’Etat islamique, les Arméniens, comme toutes les autres minorités – chrétiennes ou non – d’Irak et de Syrie font face à une menace mortelle. C’est comme si l’histoire se répétait.
«Nos familles ont quitté l’Irak ces dernières années… Les Arméniens n’y sont plus que quelques milliers. Maintenant, c’est le tour de la Syrie. A Alep, sur 50’000 Arméniens, il n’en reste plus que 10’000». Les Arméniens, des descendants des rescapés du génocide, ne vont pas revenir à Kassab. Cette bourgade syrienne située près de la frontière turque, un temps occupée par les terroristes islamiques venus de Turquie, a été reprise par les troupes syriennes en juin de l’année dernière. «Ils craignent que cela ne recommence», assure-t-il.
A l’heure actuelle, 15’000 réfugiés arméniens se trouvent au Liban: ils ont été accueillis à Bourj Hammoud, un quartier arménien de Beyrouth, et à Anjar, une bourgade arménienne de la plaine de la Bekaa, qui accueillit après 1938 les réfugiés arméniens du Jabal Moussa, qui avaient fui leurs villages quand la France a remis le sandjak d’Alexandrette à la Turquie.
10’000 autres s’en sont allés en Arménie, et le reste au Canada et aux Etats-Unis. «Ces gens ont une nouvelle fois été déracinés, c’est l’histoire de tous les chrétiens de cette région, car les Arméniens n’ont pas été les seuls à subir un génocide dans l’Empire ottoman».
Alors que s’effondrait l’Empire ottoman, ce sont toutes les minorités qui ont subi le génocide planifié par les «Jeunes Turcs»: les peuples arménien, assyro-chaldéen-syriaque, grec pontique et yézidi. Le massacre planifié de ces populations assyriennes ou araméennes durant la Première Guerre mondiale est connu sous le nom de «Seyfo».
«L’Occident doit traiter les causes de ces problèmes à la racine, et pas seulement les conséquences», insiste-t-il. Et la cause principale, «c’est le radicalisme, l’extrémisme, le terrorisme. C’est un problème global, et il faut élaborer une politique globale pour déraciner ce mal. Ce n’est pas seulement notre problème, c’est aussi le vôtre: demain, qu’allez-vous faire quand tous ces djihadistes venus d’Occident pour aller combattre en Syrie rentreront chez vous ? Il faut absolument que toutes les forces de l’Occident s’allient avec les musulmans modérés pour combattre ces groupes extrémistes».
Pour Aram 1er, l’Occident a fait fausse route en voulant à tout prix éliminer Bachar al-Assad. «Les chrétiens ont vite fait leur choix: malgré tout, ils préfèrent de loin Assad aux islamistes, c’est un moindre mal! Rappelons-nous qu’Alep, dans l’histoire, était une ville majoritairement chrétienne. Puis, même comme minorité, la coexistence entre chrétiens et musulmans y était excellente, la cohabitation est au centre de notre histoire».
C’était bien avant l’irruption des groupes extrémistes, soutenus notamment par la Turquie. «Nous attendons des musulmans modérés qu’ils s’impliquent davantage, qu’ils jouent un rôle d’avant-garde contre les extrémistes. Et quel jeu joue la Turquie dans cette sale guerre ? Les terroristes ne sont pas venus du ciel. Ce pays joue un double-jeu, et quand il prétend s’en prendre à l’Etat islamique, il bombarde les Kurdes… La Turquie est membre de l’OTAN, alors que fait cette organisation ? La Turquie a toujours joué un rôle négatif dans la région!»
Le catholicos rappelle que les plaies du génocide – qui a fait 1,5 million de victimes parmi les Arméniens – mais qui a visé aussi les Grecs et les Syriaques – ne sont pas refermées. «Il n’y a pas une famille arménienne qui n’ait pas été touchée. Il faut reconnaître la vérité historique, la Turquie doit se réconcilier avec son passé».
Aram 1er affirme que le peuple arménien ne considère pas les Turcs comme ses ennemis, mais estime qu’il y aura toujours un grand problème s’ils n’acceptent pas de regarder leur histoire en face. «S’ils ne sont pas capables de respecter la vérité, il n’y a pas de réconciliation possible! Il ne peut y avoir de réconciliation superficielle, à bon marché. Il y a effectivement des secteurs de la société civile turque qui sont favorables à la reconnaissance du génocide arménien. C’est la base de la réconciliation, car le génocide est profondément enraciné dans la conscience de chaque Arménien!»
Encadré
S’il y a deux catholicos, un à Antélias, au Liban, et l’autre à Etchmiadzine, en Arménie, «nous appartenons à la même Eglise, même si dans l’histoire les deux centres ont eu une sensibilité différente», assure Aram 1er. «Nous avons de bonnes relations, et la concurrence est positive, du moment qu’elle n’est pas cause de contradictions. Pour nous, l’essentiel, c’est d’être Arménien. Que l’on soit orthodoxe, catholique ou protestant, cela vient après notre arménité. C’est le message de notre histoire, pouvoir, comme petite nation, survivre dans une réalité mondialisée, garder notre identité, mais être ouvert aux cultures dans lesquelles nous vivons». JB
Encadré
Le catholicos de la Grande Maison de Cilicie salue le fait que le pape François ait qualifié, le 12 avril dernier, le génocide arménien de «premier génocide du XXe siècle». Le cacher ou le nier, avait averti le pape, «c’est comme laisser une blessure continuer à saigner». Il relève qu’ensuite les Turcs ont réagi «très agressivement». (apic/be)
Jacques Berset
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