Directrice du Centre d’accompagnement psychosocial (CAPS) à Bogota, Angela Ospina est la principale invitée de la campagne de sensibilisation menée du 21 mai au 2 juin 2015 dans plusieurs régions de la Suisse par COMUNDO/E-Changer, l’ONG basée à Fribourg, spécialisée dans la coopération suisse par l’échange de personnes entre le Nord et le Sud.
La militante des droits de l’homme rappelle que si des négociations de paix sont en cours et si certains parlent déjà d’une phase de «post-conflit», sur le terrain la guerre n’a jamais cessé. Le scandale des «faux positifs» (*), en fait des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées, se poursuit, souligne-t-elle.
Eduardo Montealegre, «fiscal général de la nation» (Ministère public autonome colombien), enquête sur des exécutions extrajudiciaires et a révélé le mois dernier que 22 généraux sont sous enquête pour des cas d’assassinats de civils par des militaires. Ces cas connus en Colombie comme «falsos positivos» (»faux positifs»), sont plus de 3’500, selon l’ONG Human Rights Watch. Ils ont trouvé la mort durant le gouvernement d’Alvaro Uribe (2002-2010), «mais il y a encore de nombreux cas de ce genre, au moins 220 ces 2-3 dernières années!».
Le CAPS, l’organisation d’Angela Ospina, soutient les «mères de Soacha», qui réclament justice, depuis 2008 pour la disparition et l’assassinat de 17 jeunes de cette municipalité voisine de Bogota, que l’armée avait fait passer pour des guérilleros morts au combat. Si on parle peu en Occident de cette «guerre sale» qui continue d’ensanglanter le pays – une «démocratie» qui bénéficie de l’appui des Etats-Unis et d’autres puissances occidentales -, la situation est loin d’être pacifiée, malgré les négociations de paix en cours.
Certes, des émissaires du président colombien Juan Manuel Santos Calderón négocient à Cuba, depuis novembre 2012, avec les FARC, la principale organisation de la guérilla colombienne qui mène la lutte armée depuis plus d’un demi-siècle. L’ELN, la seconde guérilla du pays, a également entrepris des négociations secrètes. «Cela se passerait en Equateur, mais ce n’est pas public… «
La Colombie compte plus de 6 millions de déplacés internes, selon l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), soit le deuxième pays le plus touché après la Syrie. «Une infime minorité des personnes chassées de leurs terres par le conflit a bénéficié de la ‘Loi des victimes et de restitution des terres’ de juin 2011. Très peu depuis cette date ont pu retourner sur leurs terres, et ceux qui l’ont fait sont souvent victimes de menaces de la part des groupes paramilitaires qui se sont reconstitués. Ils occupent ces terres et y ont désormais leur finca».
Sur la Côte pacifique de la Colombie, Buenaventura, le port maritime le plus important du pays, peuplé majoritairement d’Afro-colombiens, connaît depuis quelques années un taux de violence inégalé, relève Angela Ospina. Les bandes armées des Urabeños, de l’Empresa et des Autodefensas Gaitanistas de Colombia (AGC), les trois principales bandes issues de groupes paramilitaires officiellement dissous y sèment la terreur.
On a découvert dans la ville des «casas de pique», où des personnes enlevées sont démembrées. «Des jeunes ont été entraînés à ces actes cruels, dans le but de terroriser les gens. Il y a eu des centaines de morts ces cinq dernières années. C’est une lutte pour le contrôle du territoire, des populations sont déplacées pour agrandir le port». Buenaventura présente le taux le plus élevé de déplacements forcés en Colombie.
Derrière les affrontements sanglants entre l’armée, les guérillas, les paramilitaires et les narcotrafiquants, se cachent de puissants intérêts économiques. 80 sénateurs sont sous enquête pour leurs liens supposés avec les paramilitaires, souligne Angela Ospina.
«Il s’agit dans ces régions stratégiques de s’emparer des ressources énergétiques et minières: charbon, pétrole, or, coltan… Si on prend une carte des personnes déplacées en Colombie, on peut aisément la superposer avec une carte des richesses naturelles. Ces personnes ont été chassées non seulement par les affrontements militaires, mais également par des violences destinées à s’emparer de leurs terres».
A la fin des années 1990, les paramilitaires des «Autodefensas Unidas de Colombia» (AUC) ont même utilisé, par exemple dans le Catatumbo, dans le département du Norte de Santander, des fours crématoires pour faire disparaître leurs victimes. «Nous avons connu des actes de cruauté indescriptibles, dans le but de terroriser la population et la faire partir des lieux convoitées par des milieux économiques puissants. Les paramilitaires disposent dans certains cas de titres de propriété, mais ils les ont obtenus à très bon marché en menaçant les vrais propriétaires, qui ont dû les céder sous peine de mort. Il est désormais très difficile de récupérer ces terres».
Le CAPS, un centre spécialisé dans l’aide psycho-sociale aux victimes du conflit socio-politique qui frappe la Colombie, comme tous ceux qui dénoncent les violations des droits humains dans le pays, est vulnérable, admet sa directrice, qui est elle-même mère de trois enfants. Mais elle affirme n’avoir pas été personnellement menacée, grâce notamment à la protection qu’offre son appartenance à un réseau international d’ONG et au soutien obtenu de l’Union européenne, d’ONG espagnoles et italiennes, ainsi que d’E-Changer. Ces dernières années, deux pédagogues suisses envoyés par E-Changer, la Tessinoise Alessia Bonardi Torres, enseignante spécialisée, et le Jurassien Samuel Bouille, ont renforcé l’équipe de CAPS. «La présence à nos côtés de ‘coopér-acteurs’ d’E-Changer est également pour nous une protection, tout comme l’appui international, qui nous sort d’un anonymat qui nous rendrait plus vulnérables». JB
(*) Le terme «positif» est une expression convenue en Colombie pour dire que l’armée a abattu un guérillero. Les «faux positifs» – sont en fait des civils, de simples paysans, des jeunes des bidonvilles, des leaders de mouvements sociaux, que l’armée veut faire passer pour des guérilleros tués au combat. Dans certains cas, selon la presse colombienne, des «bandes émergentes», un euphémisme pour désigner les paramilitaires officiellement démobilisés, recrutent des jeunes de milieux défavorisés et leur offrent un travail. Ils les livrent contre rémunération à des unités de l’armée. Les soldats leur fournissent un uniforme de guérillero puis les mettent à mort dans un simulacre de combat. Après coup, ces assassinats sont «légalisés». C’est ainsi que l’unité militaire concernée augmente ses points gagnés au service de la lutte contre la guérilla. Les soldats touchent alors une prime et bénéficient de jours de congé. (apic/be)
Jacques Berset
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