A l’heure où les changements climatiques inquiètent les populations, où les chefs d’Etat se réunissent pour «sauver la planète», où le pape François s’apprête à publier une encyclique sur l’écologie, la vision du monde originale et résolument moderne de Pierre Teilhard de Chardin a fortement interpellé la trentaine de personnes réunies au Casino de Montbenon à l’invitation du cycle de conférences «Cheminements spirituels-II», proposé par Théofil, le Centre catholique d’études de Lausanne. Car, contrairement à d’autres penseurs, notamment chrétiens, le jésuite n’oppose pas la foi en Dieu à la compréhension scientifique du monde. Ce sont pour lui deux faces d’un même mouvement vers l’unité universelle.
Le Père Euvé, lui-même jésuite et scientifique de renom, explique à l’auditoire pourquoi la pensée de Pierre Teilhard de Chardin a la réputation d’être difficile d’accès. Cette impression est en particulier donnée par le fait qu’il tente de communiquer une expérience de l’évolution, par définition toujours en mouvement. Une «genèse permanente» dont aucun système n’est capable de rendre compte de façon complète.
Le directeur de la revue «Etudes» assure que le but de Pierre Teilhard de Chardin n’était pas de créer des disciples inconditionnels de sa pensée. Il cherchait au contraire à stimuler une pensée personnelle de l’individu, pour l’aider à développer son propre cheminement. «Il faut se laisser inspirer par les pistes et l’horizon spirituel qu’il ouvre», lance le Père Euvé.
Pour lui, la meilleure façon d’entrer dans la pensée de Teilhard de Chardin est de parcourir l’itinéraire de vie du religieux. François Euvé explique comment le jésuite né au 19e siècle est passé par trois étapes décisives de compréhension du monde, qui l’ont mené à établir sa spiritualité évolutionniste. Dans son enfance, Pierre Teilhard de Chardin était déjà fasciné par la nature, mais dans ce qu’il concevait comme sa «consistance», la pierre, le métal etc. Plus tard, sa constatation que même la matière la plus solide était éphémère et sa découverte de l’évolution organique décrite par le philosophe français Henri Bergson, l’amèneront à considérer que le vivant est la «vraie consistance», en ce qu’il contient la promesse de l’accomplissement, à travers l’évolution. Fort de cette vision, il va tenter de comprendre la finalité de ce mouvement, dans lequel il voit Dieu comme une force qui anime le monde de l’intérieur. Après le vivant, Pierre Teilhard de Chardin décrira «l’humain» comme une étape décisive vers le «point Oméga», le rassemblement universel ultime. A ce stade clé, l’évolution n’est plus poussée simplement par le hasard et la nécessité mais prend conscience d’elle-même.
Le jésuite et scientifique percevait ces tendances vers l’unification comme étant perpétuellement à l’œuvre dans le monde. Il estimait en particulier qu’il existe une aspiration profonde de l’être humain à réaliser son unité, à travers l’amour, qu’il considérait comme une force cosmique. Il voyait dans la venue du Christ sur terre la plus importante manifestation de cette dynamique vers la communion universelle. Pour Pierre Teilhard de Chardin, la Résurrection réalise la victoire de la vie sur la mort, des forces d’organisation sur celles de dispersion et préfigure le «point Oméga».
C’est là, selon le Père Euvé, un aspect important de la pensée du théologien, pour qui le christianisme n’est pas une «religion de l’évasion». La foi de Pierre Teilhard de Chardin est ainsi «incarnée». Le salut n’est pas dans la soustraction à un monde destiné à la déchéance, mais dans la participation à l’accomplissement de ce dernier. Le jésuite a toute sa vie regretté que le christianisme ait de tout temps tenté de «se dégager de l’humanité». Pour cette raison, le philosophe a toujours soutenu l’action concrète dans le monde, aussi bien à travers l’engagement social que le progrès technique et scientifique.
Mais Pierre Teilhard de Chardin a été confronté, dans sa vie, à des événements contredisant à priori sa théorie d’une évolution vers l’unité. Il a notamment vécu l’horreur de la Première guerre mondiale, où il a officié en tant que brancardier, au plus près de la ligne de front. Cette expérience l’a mis devant un choix décisif: admettre l’absurdité du destin et du travail humain, ou tenter de trouver un sens à ce brutal et profond épisode de division de l’humanité. Des expériences parallèles à la violence et la haine des combats le persuaderont que loin de signifier un échec du mouvement vers l’unité, la guerre peut être une étape nécessaire vers l’unification. Il vivra notamment la puissante fraternité entre les camarades de combat, qu’il verra comme la montée d’une force de rassemblement. Il remarquera également que la guerre peut faire éclater le carcan de conventions qui emprisonnent les consciences individuelles. Ces découvertes le mèneront à considérer les événements tragiques dans une théorie de la «montée de complexité», de l’organisation, concomitante à un accroissement de la conscience.
Basée sur ces concepts, la pensée de Pierre Teilhard de Chardin adopte une approche quelque peu originale des principaux éléments de la théologie chrétienne. Ainsi, le péché originel n’est pas considéré comme une «perversion de l’histoire du monde», mais comme la révélation de la présence du mal dans le monde.
La vision «non académique» du jésuite a provoqué des controverses et une certaine animosité à son égard au sein de l’Eglise. Il a ainsi été, à cause d’un texte sur le péché originel, démis de ses fonctions de professeur de géologie à l’Institut catholique de Paris, et quelque temps «exilé» en Chine par sa hiérarchie, qui craignait les répercussions de ses idées. Le Père Euvé explique que Pierre Teilhard de Chardin avait le sentiment d’être incompris par les chrétiens de son temps. D’autant plus que son but n’était pas de réviser l’exégèse biblique traditionnelle, mais de juste y apporter une vision contemporaine. François Euvé note que cette prudence vis-à-vis de son confrère jésuite est encore présente dans certains milieux d’Eglise, même si de nombreux prêtres, prélats et même le pape Benoît XVI se réfèrent, souvent implicitement, à sa pensée*. Pour le directeur de revue, cela résulte principalement d’une difficulté d’accepter une vision évolutive de l’histoire et du christianisme. Quoiqu’il en soit, depuis les années 1980, les idées de Pierre Teilhard de Chardin sont de plus en plus admises et étudiées au sein de l’Eglise*.
Le Père Euvé estime que les idées de Pierre Teilhard de Chardin peuvent soutenir la cause de l’environnement dans le contexte actuel. Certains écologistes de renom se déclarent d’ailleurs proches de sa pensée. Le Père jésuite note tout de même que sa théologie n’est pas en parfaite adéquation avec la vision communément répandue dans les milieux écologiques d’aujourd’hui. Des concepts tels que la décroissance pourraient être perçus comme antagonistes à la philosophie de Pierre Teilhard de Chardin, qui valorisait l’action humaine, notamment à travers la transformation de la nature. Il était en général un fervent partisan du progrès, en particulier technique et scientifique. Le Père Euvé considère quoiqu’il en soit que l’humanité peut positivement s’inspirer de la vision du jésuite d’une spiritualité incarnée et d’une cohérence globale de l’univers.
*Dans son ouvrage ‘Lumière du monde’, Benoît XVI écrit : «Dieu a pu, au-delà de la biosphère et de la noosphère, comme le dit Teilhard de Chardin, créer encore une nouvelle sphère dans laquelle l’homme et le monde ne font qu’un avec Dieu».
*En 1981, le centenaire de la naissance de Teilhard a été célébré à l’Unesco en présence d’un représentant du Vatican. Un ‘colloque international Teilhard’ à l’université pontificale grégorienne, s’est tenu à Rome en octobre 2004 sous la présidence du cardinal Paul Poupard, représentant de Jean Paul II et du Père Peter-Hans Kolvenbach, Supérieur général de la Compagnie de Jésus. Cette même année, une chaire Teilhard de Chardin a été créée au Centre Sèvres, institut d’enseignement jésuite à Paris. Depuis 2006 des cours sur la pensée du théologien sont donnés à l’Ecole cathédrale de Paris.
Encadré1
Pierre Teilhard de Chardin naît le 1er mai 1881 à Orcines, en Auvergne. Il est professeur de physique au Collège jésuite de la Sainte Famille au Caire, en Egypte, de 1905 à 1908. Les quatre années suivantes, il étudie la théologie dans le scolasticat jésuite d’Ore Place à Hastings, en Angleterre. C’est au cours de ce séminaire théologique qu’il est ordonné prêtre en 1911.
En 1912, il quitte l’Angleterre et rend aussitôt visite à Marcellin Boule, paléontologue et directeur du laboratoire de paléontologie du Muséum national d’histoire naturelle, à Paris. Il deviendra un paléontologue de renom international 10 ans plus tard.
Entre 1915 et 1918, il est mobilisé comme caporal brancardier (il refuse d’être aumônier militaire) au front dans le 8e régiment de marche de tirailleurs marocains. Sa bravoure lui fait obtenir la Médaille militaire et la Légion d’honneur.
En 1916, il écrit son premier essai, «La Vie Cosmique», et en 1919, «Puissance spirituelle de la Matière». De 1922 à 1926, il obtient en Sorbonne trois certificats de licence ès sciences naturelles: géologie, botanique et zoologie, puis soutient sa thèse de doctorat sur les «Mammifères de l’Éocène inférieur français et leurs gisements».
Voyage en Chine
En 1923, il effectue son premier voyage en Chine pour le Muséum d’histoire naturelle de Paris.
En mai 1923, Pierre Teilhard de Chardin, docteur ès sciences en 1922 et vice-président de la Société géologique de France en 1923, va travailler, pour sa première campagne en Chine, sur des gisements de fossiles repérés au Gansu et en Ordos. En 1924 il prend la tête de la Mission paléontologique française. Explorant le désert d’Ordos en Mongolie-Intérieure, Teilhard y achève sa «Messe sur le Monde».
A son retour de Chine, il enseigne comme professeur de géologie à l’Institut catholique puis se voit démis de ses fonctions: la diffusion d’un texte portant sur le péché originel lui cause ses premiers troubles avec le Vatican. L’ordre des Jésuites lui demande d’abandonner l’enseignement et de poursuivre ses recherches géologiques en Chine
En 1926, il retourne en Chine. En 1929, il participe à la découverte des ossements du «sinanthrope», longtemps considéré le comme le plus ancien représentant du genre Homo en Chine. Jusqu’à son installation à New York en 1951, Teilhard de Chardin poursuit une carrière scientifique ponctuée de nombreux voyages d’études.
Un scientifique de premier plan
En 1932 dans «Christologie et évolution», il propose sa vision évolutive de la création, qui oblige à relire autrement les notions de création, de mal, de péché originel.
En 1946, il est promu Officier de la Légion d’honneur au titre des Affaires étrangères en reconnaissance de son brillant travail en Chine. Il entre en 1950 à l’Académie des sciences. Il est nommé directeur de recherche au CNRS en 1951. Il meurt le 10 avril 1955, jour de Pâques, à New York. Un an plus tôt, au cours d’un dîner, il avait confié à des amis: «J’aimerais mourir le jour de la Résurrection».
Pierre Teilhard de Chardin est considéré comme l’un des théoriciens de l’évolution les plus remarquables de son temps. Il était à la fois un géologue spécialiste du Pléistocène et paléontologue spécialiste des vertébrés du Cénozoïque. L’étendue de ses connaissances lui a permis de comparer les premiers hominidés, tout juste découverts, aux autres mammifères, en constatant l’encéphalisation propre à la lignée des primates anthropoïdes.
Encadré2
François Euvé, né le 9 août 1954, est un théologien et écrivain français, scientifique de formation. Agrégé de physique (1976), il est également titulaire d’un doctorat en théologie. Après un troisième cycle en physique des plasmas et quelques années d’enseignement en lycée, il entre dans la Compagnie de Jésus en 1983 et est ordonné prêtre en 1989.
Entre 1992 et 1995, il a été le premier représentant officiel des jésuites à Moscou depuis le 18e siècle. Il enseigne la théologie à l’Institut de philosophie, de théologie et d’histoire Saint-Thomas de Moscou.
Professeur au Centre Sèvres, il a été doyen de la faculté de théologie et titulaire de la chaire Teilhard de Chardin.
Il est depuis janvier 2013 rédacteur en chef de la revue jésuite «Etudes», à laquelle il collaborait depuis une dizaine d’années. (apic/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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