Bernard Kinvi, un prêtre au secours des musulmans centrafricains

Jeune, souriant, calme, le Père camillien Bernard Kinvi a défié la mort à plusieurs reprises en République centrafricaine pour sauver et protéger des musulmans des violences sectaires. Pour son courage sans faille, il s’est vu remettre le Prix Alison Des Forges, décerné par Human Rights Watch, aux individus qui mettent leur vie en danger pour protéger la dignité et les droits d’autrui.

Père Kinvi, à 32 ans vous êtes déjà un héros. Souhaitez-vous vous présenter?

Je suis de nationalité togolaise et j’ai été ordonné prêtre camillien en 2010. Juste après mon ordination, j’ai été envoyé en République centrafricaine, à Bossemptélé. Depuis juin 2013, je suis responsable de l’hôpital Saint Jean-Paul II, toujours à Bossemptélé.

A mon arrivée, nous étions trois prêtres camilliens. Nous avons rencontré une population calme et paisible, une situation où musulmans, animistes et chrétiens vivaient dans une paix sereine. Il y avait même des mariages mixtes entre une femme musulmane et un non musulman et vice versa. J’ai été bien accueilli et je me suis senti chez moi. J’ai appris la langue locale. Je n’ai pas trouvé de tensions entre les différentes communautés. Les tensions ont commencé surtout avec l’arrivée des miliciens de la Séléka (pour la plupart musulmans, NDLR). Quand ils sont arrivés dans la région, ils ont racketté les gens. Ils torturaient certains et massacraient d’autres. Beaucoup de per- sonnes ont perdu la vie, d’autres ont été blessées. Je les ai accueillies dans l’hôpital. Je les ai soignées malgré les rebelles de la Séléka qui nous menaçaient de mort. Ils affirmaient que si nous soignions leurs ennemis, nous étions aussi leurs ennemis. Nous avons dû discuter longtemps avant qu’ils nous laissent soigner les blessés. Mais nous l’avons fait.

La situation a empiré avec d’autres violences…

Avec la présence et les violences des rebelles Séléka, en 2013, la population s’est sentie vraiment opprimée. Ils se sentaient des étrangers sur leur propre territoire et ils ont commencé à nourrir des sentiments de revanche vis-à-vis de ces milices Séléka. Malheureusement, aussi quelques civils musulmans ont aidé les milices Séléka et ont commis des exactions contre la population. La population a réagi en se disant ‘Nos ennemis ce ne sont pas seulement ces rebelles, mais tous les musulmans’. En réaction se sont constituées les milices anti-balaka. Ces milices font obédience à un chef religieux, animiste que nous pouvons aussi appeler féticheur ou marabout: il enduit leurs habits préférés d’une potion magique censée les protéger. Il leur donne des talismans, des amulettes, des gris-gris qu’il leur met autour du cou et une potion magique qu’ils doivent boire. Après ce rite d’initiation les anti-balaka s’estiment invulnérables…

Mais vous ne vous êtes pas contenté de soigner les blessés?

Dans cette situation générale de crise, de rébellion et de contre-rébellion, nous avons essayé d’intervenir et nous avons mis en place une plateforme avec les pasteurs et les imams pour savoir quels messages nous allions adresser à nos fidèles pour éviter des crises entre nos communautés. Nous sommes aussi allés voir les anti-balaka. Ils n’étaient pas dans la ville, occupée par les rebelles Séléka. Pour les rencontrer j’ai dû aller dans les villages aux alentours. Ils ne voulaient pas nous voir et ils étaient très armés. Lors de ma première mission, ils m’ont encerclé avec des armes, leurs machettes et leurs fusils de chasse et ils m’ont dit qu’ils ne voulaient pas d’une médiation. J’ai dû les supplier et leur dire que j’étais là à titre humanitaire pour soigner leurs malades et leurs blessés. Après concertation entre eux, ils m’ont laissé rencontrer leurs malades. Par ce biais, j’ai pu parler avec les leaders pour les supplier de ne pas attaquer la ville. Cela a ralenti la crise, mais elle a eu lieu.

Vous voulez parler du massacre de Bossemptélé…

Le 17 janvier 2014, les Séléka, ayant appris que les forces de l’armée française arrivaient à Bossemptélé pour les désarmer, avaient décidé de fuir la ville. Ils avaient alors besoin de moyens roulants. Ils sont arrivés à l’hôpital au moment même où on s’apprêtait à opérer un des leurs blessé par balle. Ils ont pillé des motos et une voiture, celle de l’hôpital. L’un d’eux a pointé son arme sur moi tout en la chargeant. J’ai dû crier pour le supplier de ne pas me tuer. Cette nuit-là, tous les Séléka ont fui Bossemptélé, laissant derrière eux quelques rares extrémistes musulmans (neuf selon les anti-balaka) et beaucoup de civils musulmans qui ne voulaient pas de cette guerre. Le 18 janvier, l’affrontement entre les anti-balaka et ces extrémistes musulmans a fait plus de 100 morts parmi la population musulmane. Nous avons caché des civils musulmans un peu partout dans notre mission, dans les chambres, dans le poulailler, dans les laboratoires, pour empêcher les milices de les tuer. Nous avons cherché, ramassé, soigné les blessés. Nous allions ramasser les cadavres pour les enterrer. J’ai enterré des personnes décédées depuis deux semaines. Ce sont des jours difficiles à oublier.

Vous parlez d’animistes, mais une bonne partie de la presse parle des milices anti-balaka comme de milices chrétiennes et de conflit interconfessionnel.

Je n’aime pas cette approche, je n’ai pas vu de personnes tuer au nom d’un Dieu, je n’ai pas entendu dire ‘Moi je prends les armes pour défendre ma foi’. Il s’agit de milices qui voulaient tuer leurs ennemis, une revanche, et ils répondent avant tout à un chef féticheur. Je connais des chrétiens qui se sont fait initier pour devenir anti-balaka. Il y en a. Ils ont quitté les rangs de l’Église pour aller rejoindre ces milices. Je reconnais aussi que des massacres ont été perpétrés contre les musulmans, mais la crise est complexe, car les Séléka avaient dans leurs rangs aussi des non-musulmans et parmi les anti-balaka il y a également des musulmans. Je crois que, plutôt que d’une guerre entre musulmans et chrétiens, il s’agit d’une guerre politique.

Les pouvoirs qui se sont succédés en République Centrafricaine ont fait preuve de mauvaise gouvernance. Les biens du pays n’ont pas profité à tous. C’est un pays riche en or, en diamant, en bois, un pays convoité par beaucoup de puissances extérieures. Mais les pouvoirs n’ont pas utilisé ces richesses pour aider la population et il y a une région presque ignorée, le nord-est du pays. C’est de là surtout qu’est venue la rébellion pour chasser le pouvoir. C’est une région où il y a beaucoup de musulmans et pour cette raison, dans le groupe de rébellion Séléka, il y en avait beaucoup. Ils ont commis des massacres. Et la population a eu l’impression que les musulmans collaboraient avec les Séléka, car il y a eu des cas.

Il vous a fallu beaucoup de courage pour rester, pour défendre les musulmans. Où avez-vous trouvé cette force?

J’aime beaucoup cette population et ses habitants, chrétiens ou non, que je considère comme un talent que le Seigneur m’a confié. Alors, voir ce bien si riche, si merveilleux disparaître ou être détruit serait vraiment dommage. Je suis peureux de nature et je crois que c’est grâce à la prière que j’ai trouvé la force et les moyens d’aider la population.

Notre vie chrétienne nous conduit à un engagement. La doctrine sociale de l’Église parle de l’option préférentielle pour le pauvre, le faible. Il fallait la mettre en pratique, surtout en tant que Père camillien: j’ai fait le vœu de servir les malades même au péril de la vie. Ce n’était pas un vœu fait au hasard. Quand je l’ai prononcé je ne savais pas à quoi j’allais être confronté, mais quand le moment de l’épreuve est venu, j’ai su quelle était ma mission et que je ne devais pas l’abandonner. J’aurais pu partir, mes supérieurs me l’ont proposé, mais j’ai décidé de rester pour soigner tout le monde sans distinction: Séléka, anti-balaka, chrétiens, musulmans et j’ai donné cet ordre à tout le personnel de l’hôpital. Il fallait respecter ce principe ou partir. Il y a eu un seul départ.

De plus, je n’étais pas seul. Nous sommes une équipe d’une vingtaine de personnes, avec un médecin chirurgien et deux religieuses infirmières, deux sages-femmes, des aides-soignantes et des assistants de santé. Nous continuions chaque jour à célébrer la messe, même quand les armes retentissaient.

Notre témoignage n’a pas été vain. Un jour les anti-balaka ont lancé un mot d’ordre général de ne pas tuer des musulmans et je me souviens de ce jour où ils nous ont amené 115 femmes et enfants qu’ils avaient kidnappés et gardés dans la brousse pendant plusieurs jours. Quelle merveille! D’autres prêtres ou évêques en Centrafrique ont aussi sauvé des vies humaines.

Mais la situation reste sombre. Les tensions sont en effet nombreuses. C’est très complexe et beaucoup profitent de cette situation pour piller le pays. Il ne faut pas oublier la République centrafricaine.

Pierre Pistoletti

Portail catholique suisse

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