Saluant les quelque 250 personnes qui avaient fait le déplacement au Kultur-Casino de Berne, Mariangela Wallimann-Bornatico, présidente de Caritas Suisse, a déclaré d’emblée que leur présence aussi nombreuse était une preuve supplémentaire que l’acceptation par le peuple suisse de cette initiative ne contribuait pas aux solutions des problèmes existants, mais au contraire en créait de nouveaux.
La juriste grisonne a déploré que durant la campagne, les promoteurs de l’initiative ont joué la partition de la xénophobie, tout en faisant croire à l’économie que tout resterait plus ou moins en l’état en cas d’acceptation de l’initiative. Ainsi, l’UDC a prétendu que l’on ne toucherait pas aux bilatérales avec l’Union européenne. Maintenant, c’est au «méchant» Parlement et au «très méchant» Conseil fédéral de trouver rapidement des solutions, alors que s’est installé en Suisse un climat isolationniste et anti-étranger.
Elle regrette que les milieux politiques, économiques et médiatiques ne se soient pas assez mobilisés pour montrer les conséquences funestes d’une telle initiative. Et de souligner que la Suisse est un pays d’immigration qui, à cause de l’ouverture du marché du travail, occupe aujourd’hui 600’000 personnes de plus qu’il y a encore dix ans.
Pour la seule année 2011, les migrants ont fait croître les recettes nettes de la Confédération de quelque 11 milliards de francs. «En bref, les migrants contribuent de façon décisive au bien-être de la Suisse, et il faut voir la migration comme une ressource plutôt que comme un problème!»
Alors que la mobilité est posée comme une condition sine qua non du progrès, les deux tiers de l’humanité ne sont pas libres de circuler librement, se heurtant à des frontières de plus en plus hermétiques, a souligné la chercheuse française Catherine Wihtol de Wenden. Elle a rappelé que depuis un quart de siècle, la Méditerranée a été le tombeau de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Et si des lieux d’échouage des clandestins comme Lampedusa, Calais, Ceuta et Melilla – enclaves espagnoles au Maroc – ou la frontière gréco-turque sont connus, il n’en est pas de même d’autres endroits, que les médias occidentaux ignorent, comme Mayotte ou la Guyane. Il y a à l’heure actuelle 240 millions de migrants internationaux, un chiffre qui a doublé depuis la fin du XXème siècle, dont près de la moitié concerne une immigration à l’intérieur des pays du Sud.
La directrice de recherche du Centre CERI-Sciences Po à Paris a relevé que tout le monde revendique le droit à la mobilité, de l’étudiant qui cherche la meilleure formation possible au senior qui veut s’installer dans un endroit agréable pour sa retraite, sans oublier les gens qui fuient la violence et la guerre, les changements climatiques et la pauvreté. Et si les migrations se sont mondialisées depuis vingt ans, elles ne concernent que 3,1 % de la population mondiale. Les effets pervers de la fermeture sont légion: sans papiers, économie du passage clandestin, exploitation des sans-droits, prostitution, déficit économique lié au blocage de la mobilité, déséquilibres démographiques.
«Face à la lente émergence d’un droit de migrer ne vaudrait-il pas mieux considérer que la liberté de circulation des personnes est un principe universel, quoique utopique, plutôt que de nous faire les gardiens d’un Far West où seuls les grands pays d’immigration définissent à l’échelle de la planète le régime de passage des frontières ?», s’est-elle demandé, plaidant pour que la mobilité soit reconnue comme «un bien public mondial».
En effet, «comment ne pas s’étonner que l’on valorise aujourd’hui la mobilité comme mode de vie symbole de modernité et que les deux tiers de la population de la planète ne puissent pas circuler librement ?» Dans la pratique, le contrôle des frontières est devenu la réponse quasi-exclusive à l’évolution des flux migratoires et les fonds consacrés à la prévention, à la dissuasion, à la répression, à l’enfermement et au rapatriement dépassent de beaucoup les efforts d’intégration et de vivre ensemble. Catherine Wihtol de Wenden déplore que les capitaux et les marchandises circulent bien plus librement que les hommes…
Evoquant les caractéristiques de la main d’œuvre étrangère arrivée en Suisse dans les années 1950-60 et 70, Sandro Cattacin, lui-même fils d’immigrés, rappelle les pressions à l’époque pour que les migrants s’assimilent au mode de vie suisse: «Vous devez vous adapter, sinon il vous faut partir!». Mais dans le monde actuel devenu global, on est passé de la sédentarisation à la mobilité, et cela ne concerne pas que les étrangers, mais également les Suisses. «Plus personne ne veut de gens qui restent immobiles. Celui qui étudie toujours dans le même collège, la même Université, sans bouger, ne trouvera pas d’emploi et finira à l’aide sociale», lance-t-il en guise de provocation. La «déterritorialisation» est la réalité des jeunes générations, qui vivent en réseaux, avec des appartenances multiples, considérant le local et le translocal comme la normalité.
«C’est un changement de paradigme: la moitié des Suisses sont des pendulaires… L’appartenance nationale est en train de disparaître et fait place à une appartenance nouvelle. A Genève 60% des gens ont des parents non Suisses… La moitié des Suisses n’ont pas la tradition de la fondue dans leur famille. L’innovation et la mobilité sont étroitement liées, et la confrontation avec l»autre’ ouvre l’horizon des interprétations. Ainsi, plus une ville est diversifiée du point de vue de sa population, plus les salaires médians sont élevés, plus on développe l’innovation. Il faut encore faire comprendre cela aux milieux politiques!»
Conseiller national, représentant le canton de Schwytz depuis 2007, le socialiste Andy Tschümperlin a déploré qu’au Parlement, en matière d’immigration, les partis de centre-droit serrent toujours davantage la vis. A l’instar des radicaux, «qui abandonnent de plus en plus leurs valeurs libérales», et de certains démocrates-chrétiens, qui embouchent trop souvent les trompettes de l’UDC, a-t-il déclaré à l’Apic. «Où est le centre ? Veut-on uniquement l’immigration des capitaux», a-t-il lancé.
Alors que la Suisse se vante de sa longue tradition humanitaire, il rappelle qu’elle accueille trois fois moins de réfugiés syriens que l’Autriche (qui en a reçu 1’500), tandis qu’un pays du Moyen-Orient, le Liban, en héberge bien plus d’un million! «Il faut sortir de notre mentalité de forteresse assiégée au milieu de l’Europe».
Contrairement à la politique plus ouverte de grandes villes à la population diversifiée comme Genève, le politicien schwyzois vit une toute autre réalité en Suisse centrale. Dans son canton, même les catholiques ont refusé le droit de vote aux étrangers à l’intérieur de l’Eglise, malgré l’engagement de ses responsables. «Ce n’est pas pour cela que, moi le socialiste, je suis sorti de l’Eglise catholique, à laquelle j’appartiens depuis toujours. Ma mère était catéchiste et j’habite près de l’église», déclare-t-il à l’Apic en plaisantant. Il plaide pour une intégration plus rapide des immigrés, car une politique de dissuasion à leur égard est «économiquement et démographiquement fausse». Si l’immigration a beaucoup à faire à la législation, a-t-il conclu, «pour moi, il s’agit avant tout d’êtres humains». (apic/be)
Jacques Berset
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