Bucarest, 20 janvier 2015 (Apic) «En Roumanie, l’œcuménisme semble vraiment banni!» Interrogé par l’Apic, le Père Michel Kubler, ancien rédacteur en chef religieux du quotidien français «La Croix», ne mâche pas ses mots.
Depuis septembre 2010, comme directeur du Centre «Saint Pierre – Saint André» dans la capitale roumaine Bucarest, il a pour mission d’œuvrer à la réconciliation entre les communautés chrétiennes divisées. Une tâche plutôt ardue, comme on le découvre à l’occasion de la Semaine de prière pour l’Unité des chrétiens, qui se déroule cette année du 18 au 25 janvier.
«Cette semaine de l’unité se passe assez bien à Bucarest, confie à l’Apic le religieux assomptionniste d’origine alsacienne. Ainsi, chaque jour de cette semaine de prière, l’ensemble des chrétiens de la capitale – du moins ceux qui sont sensibles à la question de l’unité, ce qui en réduit le nombre! – se retrouvent toutes confessions confondues à tour de rôle dans l’une des sept églises historiques de la ville. La prédication est assurée à chaque fois par le représentant d’une autre Eglise, ce qui introduit un peu de diversité, avant de nous retrouver pour un moment de convivialité. C’est assez fraternel. Le problème, pour l’œcuménisme à Bucarest, ce n’est pas la Semaine de prière pour l’unité, qui se passe bien, mais c’est ce qui se passe tout le reste de l’année».
Apic: Récemment le Père Cristian Langa, prêtre de l’éparchie gréco-catholique de Cluj-Gherla, en Transylvanie, nous déclarait qu’en Roumanie, l’unité des chrétiens n’est pas à l’ordre du jour. Il déplorait que, lors de la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens, il priait avec les protestants, les baptistes, les réformés, les luthériens, les pentecôtistes, les adventistes, les évangéliques, mais pas avec les orthodoxes…
Père Michel Kubler: Rappelons d’abord un fait: le métropolite orthodoxe du Banat, Nicolae Corneanu, avait demandé, le 25 mai 2008, à recevoir la communion dans l’église gréco-catholique de «Sainte Marie, Reine de la Paix et de l’Unité» à Timisoara, ce qui avait suscité la colère de la hiérarchie orthodoxe. Il est vrai, du point de vue de la chronologie des faits, que cette initiative du métropolite Corneanu, récemment décédé, avait contribué à geler considérablement l’oecuménisme en Roumanie.
Apic: Pouvait-on vraiment parler d’œcuménisme avant l’incident de Timisoara ?
Père Michel Kubler: Je n’en suis pas sûr. Je vois cet incident plutôt comme une sorte de prétexte des plus anti-œcuméniques au sein du Saint-Synode de l’Eglise orthodoxe roumaine. Ces milieux conservateurs s’en sont servis pour dire: on arrête tout! Aujourd’hui encore, des années après cet incident, il est impossible d’avoir le moindre temps de prière commune entre orthodoxes et ‘hétérodoxes’. Il n’y a même pas moyen de réciter un ‘Notre Père’ ensemble publiquement.
Cela n’empêche pas que les activités à notre Centre soient fréquentées tout aussi bien par les catholiques – tant du rite latin que byzantin – que par des orthodoxes, des protestants et d’autres encore. Mais au niveau officiel, on ne peut rien faire, y compris durant la Semaine de prière pour l’unité. Lorsque l’on va chez les orthodoxes, on ne peut qu’assister à une liturgie, en général l’office des vêpres, au terme duquel quelqu’un de notre Eglise prononce quelques mots, mais quand l’iconostase s’est refermé. Pas question de prier ensemble!
Apic: On avait pourtant eu l’impression, après le voyage du pape Jean Paul II en Roumanie en mai 1999, que nous assistions à un dégel de ces relations ?
Père Michel Kubler: C’était sans doute davantage l’émotion d’un moment unique. C’était la première fois dans l’histoire, en effet, qu’un évêque de Rome se rendait dans un pays majoritairement orthodoxe. La population de la Roumanie étant orthodoxe à près de 80%.
On a pu voir également le caractère d’amitié qui est apparu entre les deux hommes, le patriarche Teoctiste, chef de l’Eglise orthodoxe roumaine, et Jean Paul II, déjà malades. Les deux vieillards se sont étreints, et leur baiser de paix qui n’en finissait plus avait dénoté un vrai désir d’unité entre eux.
J’y étais alors comme journaliste pour «La Croix», et lors de la grande messe, suite à cette longue accolade, la foule, spontanément, a crié: «Unitate!, Unitate!» Faites l’unité! A tel point qu’une décennie plus tard, quand nous sommes revenus à Bucarest pour rouvrir notre Centre, je voulais d’abord lui donner le nom d'»Unitate», mais on m’en a dissuadé, et j’ai été très déçu.
Apic: Les Eglises minoritaires ne semblent pas non plus trop intéressées à développer l’esprit œcuménique…
Père Michel Kubler: Effectivement! J’ai compris surtout que le temps avait passé, et qu’on en était revenu à la suspicion, non seulement de la part de l’Eglise majoritaire – qui peut se dire: on est un pays orthodoxe, et qui n’est pas orthodoxe n’est pas Roumain, c’est toujours la mentalité profonde – mais également de la part des Eglises minoritaires, y compris l’Eglise catholique. Elle ne veut pas l’œcuménisme, car elle a peur de se diluer dans la masse orthodoxe, et surtout de ne plus apparaître comme ayant, elle et elle seule, toute la vérité. Il y a certes un rapport démographique, mais il y a surtout un rapport théologique.
Apic: Les gréco-catholiques de rite byzantin sont aujourd’hui cinq fois moins nombreux qu’avant leur dissolution par le régime communiste, et ils en souffrent!
Père Michel Kubler: Rappelons qu’avant la période communiste, avant la dissolution de l’Eglise gréco-catholique en 1948 et son intégration forcée dans l’Eglise orthodoxe, cette Eglise de rite oriental était, elle, plus nombreuse en Roumanie que l’Eglise catholique de rite latin. C’était elle, durant des siècles, la vraie Eglise catholique roumaine du point de vue historique et démographique. Malheureusement, à la chute du communisme, lorsque l’Eglise gréco-catholique a pu ressortir des catacombes, la majorité des fidèles qu’elle comptait avant 1948 sont restés dans l’Eglise orthodoxe, et c’est une de ses grandes souffrances.
Il est juste de dire que si l’Eglise catholique de rite byzantin a été absorbée par l’Eglise orthodoxe, c’est le pouvoir communiste qui l’a voulu, c’est historiquement établi. Certes, cette dernière le désirait, car elle considérait l’existence d’une Eglise catholique de rite byzantin dans cette région comme un accident de l’histoire. Elle s’est réjouie de la fermeture de cette parenthèse historique que constituait à ses yeux l’Eglise gréco-catholique, mais ce n’est pas elle qui s’est emparée de ses biens. C’est le régime communiste qui les lui a remis.
Apic: Dans de nombreux endroits, l’Eglise orthodoxe ne veut pas rendre les églises prises à l’Eglise gréco-catholique par les communistes…
Père Michel Kubler: Il faut souligner que du point de vue juridique, les églises appartiennent aux communautés locales. Nombre d’églises anciennement gréco-catholiques ne leur ont pas été restituées, car les fidèles et les prêtres de la paroisse devenue orthodoxe n’ont pas souhaité retourner au sein de l’Eglise gréco-catholique. Il y a évidemment des situations très injustes, car dans certains villages où il y avait avant une église orthodoxe et une autre gréco-catholique et devenue orthodoxe par la force des choses, les orthodoxes ont refusé d’en restituer une aux catholiques de rite byzantin. Ce sont des causes de grande souffrance.
Mais il serait faux de tout mettre sur le dos de la hiérarchie orthodoxe. L’Eglise gréco-catholique refuse souvent de reconnaître publiquement qu’elle a peut-être récupéré un quart ou tiers des fidèles qu’elle avait avant sa dissolution forcée en 1948. C’est pour elle une grande souffrance de n’avoir pu retrouver tous ses fidèles et son clergé. La plupart ne sont pas revenus: ils suivent comme toujours la liturgie de saint Jean Chrysostome, ils ont un clergé marié, l’exacte tradition de l’Eglise byzantine, alors que ce soit le versant orthodoxe ou le versant catholique oriental, ils ne voient pas la différence entre ces deux Eglises. Je parle ici des croyants de la base, pas des théologiens, des prêtres ou des militants.
Apic: Les gréco-catholiques avaient pourtant créé une «Eglise des catacombes».
Père Michel Kubler: C’est vrai. En 1948, certains gréco-catholiques ont résisté, sont entrés dans la clandestinité, certains ont été internés dans des camps, voire ont connu la mort dans les geôles communistes. La grande majorité à l’époque s’est accommodée de la nouvelle réalité. A la messe du dimanche, c’est la même liturgie, à la seule différence que chez les orthodoxes, on prie pour le patriarche et chez les gréco-catholiques pour le pape.
En 1990, quand les fidèles ont eu le choix de retourner dans l’Eglise gréco-catholique au grand jour, la majorité ne voulait plus changer. Les fidèles, à la base, ne s’embarrassent pas trop de ces subtilités confessionnelles. On peut le regretter, mais la foi populaire est comme cela. C’est une profonde douleur qui reste chez les gréco-catholiques, et c’est un obstacle supplémentaire à l’œcuménisme. Car quand on a souffert comme ils ont souffert, on se raidit. On est encore loin d’avoir atteint la sérénité.
Apic: Les relations entre gréco-catholiques et catholiques latins ne sont pas non plus au beau fixe…
Père Michel Kubler: Entre les deux, c’est même pire que de la méfiance, c’est de l’ignorance. Car la méfiance repose au moins sur une certaine connaissance de l’autre. C’est peut-être ironique de le dire ainsi, mais c’est vrai, hélas! En Roumanie, les catholiques des deux rites se connaissent très peu et se fréquentent quasiment pas. C’est chacun chez soi. Il y a deux épiscopats, même s’il y a une seule conférence épiscopale sur le papier. Ce sont deux Eglises très distinctes qui en fait estiment n’avoir rien à vivre et rien à partager ensemble. Le premier œcuménisme à pratiquer en Roumanie est intra-catholique!
Le grand mérite de la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens est d’exister, de permettre aux gens de se rencontrer. A partir du moment où on connaît physiquement des gens d’une autre Eglise, on porte automatiquement un regard différent sur cette Eglise en tant que telle. Mais une semaine ne suffit pas pour faire avancer l’œcuménisme. Mais le problème, dans un pays comme la Roumanie, tout le reste de l’année, vous n’avez rien ni personne pour travailler à construire l’unité. Ni l’Eglise orthodoxe, ni l’Eglise catholique, ni les Eglises protestantes, ne se donnent les moyens de se connaître au fil de l’année. L’Eglise catholique de Roumanie – tant au niveau de l’archevêché de Bucarest que de la Conférence épiscopale catholique – n’a personne chargé de l’œcuménisme. On a l’impression que le Concile Vatican II n’est pas encore arrivé ici.
Apic: Y a-t-il quand même des lueurs d’espoir dans le paysage religieux roumain?
Père Michel Kubler: Evidemment, sinon nous ne serions pas là. C’est parce que nous pensons que l’unité est non seulement quelque chose de bien, mais c’est une nécessité vitale, c’est la prière de Jésus à son Père: «Qu’ils soient un comme nous sommes un pour que le monde croie», c’est la crédibilité de l’annonce de l’Evangile qui est en jeu, la crédibilité du message chrétien qui est en jeu! C’est un travail de longue haleine, mais il faut s’y mettre dès aujourd’hui. (apic/be)
Jacques Berset
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