Des 1’000 civils massacrés en ces jours de décembre 1981 à El Mozote et dans les hameaux environnants de la juridiction de Meanguera, dans la zone orientale du Salvador, 448 avaient moins de 12 ans. L’émotion saisit notre guide, une femme du village vêtue d’un pull fuchsia portant le sigle de l’association qui garde le souvenir de cette atroce période de la guerre civile. Dans ce lieu de mémoire, l’Eglise salvadorienne a invité Frère Nicolas de Flüe, le saint patron de la Suisse, à veiller sur les mânes des enfants martyrs d’El Mozote.
«A partir de la force de notre foi, nous voulons transformer ce lieu de malédiction en un lieu de bénédiction, promouvoir la réconciliation, aider les familles des victimes sans oublier que la paix authentique survient de la réconciliation et d’une justice basée sur la vérité», nous confie Mgr Miguel Angel Moran Aquino. L’évêque du diocèse de San Miguel nous accompagne à El Mozote, un petit village des montagnes de l’Oriente, à plus de 200 km au nord-est de San Salvador. Il tient à nous faire visiter le projet de paix et de réconciliation initié dans ce pays d’Amérique centrale par le Père Peter Bretzinger, un missionnaire allemand originaire de Bruchhausen, près de Karlsruhe.
Le Père Bretzinger a fondé à Quito, en Equateur, la communauté religieuse «Communio Sanctorum» dédiée à la contemplation et à la mission. Un beau jour, il a été interpellé par un prêtre salvadorien originaire du lieu, qui avait fui le massacre avec sa mère et s’était réfugié aux Etats-Unis. De là est né un vaste projet de réconciliation dans cette zone meurtrie. Au sommet d’une longue rampe d’escalier, couronnant un cercle de hautes montagnes couvertes d’une végétation ocre et verte, se dresse désormais un imposant monument intitulé «Les saints innocents». Aux quatre coins, de hautes statues des prophètes de la non-violence: Mahatma Gandhi, Martin Luther King Jr., Mère Teresa et le pape Jean Paul II. En son centre s’élance un Christ ressuscité aux bras grand’ouverts, surmontant une inscription en espagnol: «Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix».
Nous allons visiter le chantier de la maison «Mgr Oscar Arnulfo Romero», pouvant accueillir 60 personnes et destinée aux retraites spirituelles. Un peu plus haut, vers le sommet de la colline, à quelques encablures d’une haute statue de Mgr Romero, se construit l’exacte réplique de la chapelle du Ranft. «L’architecte équatorien en charge du projet s’est rendu à Sachseln pour s’imprégner de l’atmosphère du Flüeli-Ranft et relever les plans de la chapelle de saint Nicolas de Flüe», nous confie Samantha Zelaya, la jeune avocate de San Miguel, qui coordonne les travaux sur place pour le compte de la communauté «Communio Sanctorum».
Mais auparavant, nous nous arrêtons dans le village martyr, à un kilomètre plus bas. La guide locale nous conduit sur la tombe de Rufina Amaya Marquez, décédée le 6 mars 2007. Elle était la seule survivante de ce jour maudit où ce petit village du département de Morazan a été encerclé par les soldats du bataillon d’élite Atlacatl. Commandé par lieutenant colonel Domingo Monterrosa Barrios, ce bataillon d’infanterie de réaction immédiate (BIRI), appuyé par des éléments de la Troisième Brigade d’Infanterie de San Miguel, a procédé, au cours de l’Opération «Rescate», à l’exécution systématique des civils de la région.
Il s’agissait, pour le jeune stratège de la lutte antiguérilla qui avait fait ses classes avec les conseillers militaires américains à l’Ecole militaire des Amériques, située à l’époque dans la zone du canal de Panama, de «retirer l’eau au poisson».
Cela signifiait qu’il fallait exterminer la population civile soupçonnée de soutenir la guérilla qui contrôlait cette région montagneuse proche du Honduras. A l’époque, pour les Forces armées salvadoriennes, comme pour les conseillers militaires américains qui les coachaient, toute personne vivant au nord du Rio Torola était considérée d’emblée comme membre ou sympathisant de la guérilla du Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN), qui menait la lutte armée depuis 1979. A leurs yeux, il était donc légitime d’éliminer physiquement ces «terroristes», femmes et enfants compris!
La pierre tombale de Rufina Amaya Marquez, cette mère de famille qui a perdu ce jour-là ses quatre jeunes enfants, dont la petite dernière que les soldats arrachèrent à son sein, est placée au pied d’un long mur incurvé. Sur le monument, accrochées dans une longue litanie, les plaques portant les noms des victimes de cette politique de «terre brûlée». Juste à côté, dans ce qui fut, avant les événements, le «convento», c’est-à-dire la sacristie et le lieu où le prêtre itinérant pouvait se reposer, se trouve le «Jardin des enfants innocents», soigneusement garni de roses.
Au pied du mur multicolore de l’église, où sont représentés une dizaine d’enfants s’égayant joyeusement, à nouveau des plaques brunes avec les noms d’enfants de moins de douze ans exécutés par les hommes de Monterrosa: Concepcion Sanchez, âgé de 3 jours, Amilcar Pereira, 2 mois, José Cleofas Lopez, 3 mois, Evaristo Reyes Luna, 6 mois, et ainsi de suite tout le long du soubassement de la petite église. Le cœur des visiteurs se serre, les larmes sont difficiles à contenir.
«Malgré les efforts constants de la Tutela Legal, le bureau juridique et des droits humains de l’archevêché de San Salvador, le gouvernement salvadorien et ses parrains américains ont longtemps nié ce massacre. C’est seulement après les Accords de paix de janvier 1992 entre le gouvernement et le FMLN, qui ont mis fin à la guerre civile, que des experts en médecins légale ont pu procéder aux exhumations. Ce travail a été effectué par l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale (Equipo Argentino de Antropologia Forense, EAAF) et des experts de l’Institut de médecine légale d’El Savaldor, à l’initiative de la ‘Commission de la vérité’, chargée de faire la lumière sur ce qui s’est passé durant la guerre civile qui a fait près de 100’000 morts de 1979 à 1992», poursuit la guide locale.
Dans le «convento», transformé aujourd’hui en jardin du souvenir, 131 squelettes d’enfants de moins de douze ans ont été retrouvés. Les expertises balistiques ont montré qu’il s’agissait d’une exécution massive qui a eu lieu en même temps en cet endroit. Ils ont exclu qu’il s’agissait de victimes d’affrontements entre l’armée et la guérilla et qui auraient été enterrées par la suite, comme l’ont longtemps prétendu les autorités et l’ambassade américaine à San Salvador. Samantha Zelaya relève que «quand nous creusons dans cette zone, nous trouvons encore des squelettes». C’est cette expérience traumatisante qui a incité la communauté «Communio Sanctorum», en accord avec les habitants du lieu, à mettre sur pied ce projet visant à créer dans la région une atmosphère de paix et de réconciliation.
Dans le centre «Mgr Oscar Arnulfo Romero», dont le premier étage est déjà sorti du sol, seront organisées des retraites spirituelles, des thérapies de guérison avec la participation de psychologues, de thérapeutes et de prêtres, et d’autres offres pour répondre aux besoins des survivants du massacre et de leur famille. Ce projet est pris en charge financièrement par Adveniat, l’œuvre caritative de la Conférence épiscopale allemande pour l’Amérique latine.
Au-dessus, dans un décor de terre ocre ravagée par les bulldozers, se dresse l’ossature de la chapelle du «Santo Hermano Nicolas de Flüe», Frère Nicolas, «un saint qui représente particulièrement le charisme de la paix». Samantha nous explique qu’à l’intérieur, des peintures feront connaître aux visiteurs la vie de l’ascète suisse.
Au pied de la chapelle, le terrain a été arasé pour faire place à un ermitage de 12 cellules et à une maison destinée à une petite communauté religieuse qui se consacrera à l’adoration perpétuelle pour la paix et la réconciliation. Le centre spirituel «Santo Hermano Nicolas», dédié au saint patron de la Suisse, est financé à hauteur de 30’000 dollars par l’œuvre d’entraide catholique «Aide à l’Eglise en Détresse» (AED), dont le siège suisse se trouve à Lucerne.
De retour à San Miguel, en empruntant la Route Panaméricaine, nous passons devant la caserne de la Troisième Brigade d’Infanterie, qui porte aujourd’hui encore le nom du boucher d’El Mozote, le «Teniente coronel Domingo Monterrosa Barrios». Il y a deux ans, le président salvadorien Mauricio Funes avait demandé que l’armée cesse de présenter comme héros des militaires responsables de graves violations des droits humains.
Les nostalgiques de la «sale guerre» continuent aujourd’hui encore – dans les casernes et sur les blogs en l’honneur de l’ancien chef du bataillon Atlacatl – de parler des événements tragiques d’El Mozote comme d’une «farce médiatique». Les assassins bénéficient toujours de la loi d’amnistie proclamée en 1993 par le président Alfredo Cristiani (du parti de la droite dure ARENA – Alianza Republicana Nacionalista), juste après la publication du rapport de la Commission de la vérité. Mgr Moran reconnaît que si les combats ont cessé il y a de cela plus de deux décennies, «au Salvador, comme vous le voyez, le chemin d’une réconciliation authentique est encore long!» (apic/be)
webmaster@kath.ch
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/nous-voulons-transformer-ce-lieu-de-malediction-en-un-lieu-de-benediction/