«En Roumanie, on a désormais la liberté de tout dire, mais personne n’écoute»
Iasi, 18 décembre 2012 (Apic) «Nous les Roumains, nous sommes des latins, mais des latins orientaux!», plaisante Mgr Petru Gherghel, évêque de Iasi, en Moldavie roumaine. Pour preuve, son pays est un peu fâché avec les statistiques. Les chiffres officiels parlent de 22 millions d’habitants. «En réalité, il n’y a pas plus de 18-19 millions d’habitants dans le pays. Près de 4 millions vivent à l’étranger!»
Mgr Gherghel, un jovial prélat de 72 ans, nous reçoit dans son bureau de «l’Episcopia Romano-Catolica» de Iasi, au numéro 26 du Bulevardul Stefan cel Mare. La rue porte le nom du fameux Etienne III de Moldavie, qu’on appelle désormais «Saint-Etienne le Grand» depuis sa canonisation en 1992 par l’Eglise orthodoxe roumaine. Pour sa résistance face à l’Empire ottoman, il fut appelé de son vivant «champion du Christ» par le pape d’alors Sixte IV. Toute une page de l’histoire mouvementée de ce pays de culture latine et de religion majoritairement orthodoxe, placé au carrefour entre les mondes balkanique et slave, autrefois partagé entre les empires turc, austro-hongrois et russe.
«Dans mon diocèse, qui compte quelque 250’000 catholiques, plus de 35’000 sont partis en Europe occidentale: en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne, en Irlande…Nous n’avons plus de jeunes, les baptêmes se font de plus en plus rares, car il n’y a plus de bébés qui naissent», déplore Mgr Petru Gherghel. La dénatalité et l’émigration de tant de forces vives inquiète l’évêque. Tout comme les tensions sociales et politiques qui s’exaspèrent et qui se font également sentir au niveau des paroisses.
«Sous le communisme, nous n’avions que des préoccupations spirituelles. Il n’y avait pas autant de conflits que maintenant dans les communautés. Par exemple, nous avions moins de problèmes de sécurité. Un grand mal, à la chute du communisme, est survenu avec la rétrocession des propriétés et autres terrains confisqués par les communistes. Nous n’étions pas habitués à ce genre de conflits. Certes, ce n’est pas une solution de renoncer à nos droits de propriété, mais à l’époque, nous n’avions pas d’instruments pour demander le retour de nos propriétés».
Les demandes de restitution ont provoqué de fortes tensions dans la société roumaine. Mgr Gherghel se défend pourtant de dire que c’était mieux sous le communisme.
«Il faut tout de même avouer que la liberté est plus difficile aussi pour l’Eglise, nous n’y étions pas préparés. Les gens ont pensé que tout devenait permis. Cette fausse conception de la liberté a conduit au ’libertinage’, à l’abus de la liberté».
«Avant, sous l’ancien régime, les communistes avaient tout en mains: de l’économie à la justice. Peu sont à même de dire qu’ils n’ont pas collaboré à un degré ou à un autre à ce système. Même dans l’Eglise… C’est un héritage qu’on ne peut ignorer».
L’évêque de Iasi pense qu’il faudra attendre une bonne génération pour tout changer. En 1989, «le pays n’a pas connu une vraie révolution, quoi qu’on en dise, mais simplement un coup d’Etat» organisé par une faction du régime. ¨
Depuis, admet-il, «on a la liberté de tout dire, mais personne n’écoute… Pourtant un changement se profile. Les gens commencent à être critiques, à ne pas croire toutes les informations qu’ils reçoivent, à filtrer, à juger par eux-mêmes…»
Mgr Gherghel est certes en faveur de la démocratie occidentale, mais à condition qu’elle respecte les valeurs chrétiennes et la dignité de l’homme créé par Dieu. «Les politiciens de chez nous aimeraient plutôt une démocratie de type balkanique. L’ancien président Ion Iliescu disait que nous n’avions pas besoin de la démocratie occidentale. Nous refusons que l’argent soit la valeur suprême. Nous les Roumains, à partir de notre expérience de décennies de régime communiste, nous pouvons apporter à l’Occident l’expérience de la souffrance, du sacrifice et du don. Cette période que nous avons vécue ne doit pas être oubliée. Elle a une valeur rédemptrice: il ne faut pas cacher la croix. Il faut garder en mémoire que l’on ne peut pas parler de la victoire sans parler de la souffrance».
L’évêque de Iasi cite à ce propos le «Mémorial des Victimes du Communisme et de la Résistance» à Sighet, en Transylvanie, qui fut un haut lieu du goulag roumain. Nombre de notables d’avant-guerre, de prêtres et d’évêques y périrent. «Ce mémorial est pour nous comme une lumière, car là, des gens se sont sacrifiés pour nous!»
Dans les rayons de la bibliothèque de Mgr Gherghel, un livre de Fabian Dobos attire l’attention: «Dieceza de Iaşi în timpul păstoririi episcopului Dominic Jaquet OFMConv (1895-1903)». Un Jaquet, évêque du chef lieu de la Moldavie roumaine ? Un nom fribourgeois! Face à notre surprise, un prêtre nous tend l’ouvrage. Effectivement, le religieux cordelier est né à Grolley, près de Fribourg, le 31 octobre 1843. Ordonné prêtre en 1866, il passe les premières années de sa vie sacerdotale comme curé du Cerneux-Péquignot, dans les Montagnes neuchâteloises (1867 à 1870). Il fut également professeur au Collège Saint-Michel, puis à l’Université de Fribourg. Et évêque de Iasi de 1895 à 1903… En ce temps-là, des Suisses s’installaient en Roumanie. Aujourd’hui, les Roumains en grand nombre cherchent leur salut en Europe occidentale. JB
Responsable de la pastorale des migrants de la Conférence des évêques catholiques de Roumanie, également en charge de la pastorale des Roms, Mgr Petru Gherghel rappelle que la plupart des Tziganes de Roumanie sont de confession orthodoxe. Ils forment entre 2,5% et 5% de la population roumaine, voire plus, selon les différentes statistiques. «Nous n’avons pas de prêtres catholiques roms. Au sein de l’Eglise catholique hongroise, dans quelques paroisses de Transylvanie, on trouve nombre de Roms qui se déclarent catholiques».
En Moldavie, par contre, il y a seulement une trentaine de familles Roms catholiques. L’évêque de Iasi est très heureux que les autorités se montrent «préoccupées» par cette réalité. S’il salue les nombreuses initiatives soutenues par l’Union européenne, il relève que les fonds européens pour l’intégration de la population rom n’arrivent pas toujours à leurs destinataires. Cette population marginalisée est marquée par la pauvreté et la discrimination, notait en décembre 2010 le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Thomas Hammarberg. «Les Roms sont victimes d’une discrimination dans différents domaines, notamment l’emploi, l’éducation, le logement et la santé», écrivait-il.
Chez les orthodoxes, le Père Daniel Ganga est le premier prêtre d’origine rom du pays officiellement reconnu par l’Eglise orthodoxe roumaine. Il a été ordonné le 20 février 2009, cent cinquante-trois ans exactement après l’abolition de l’esclavage des Roms en Roumanie. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les Roms appartenaient aux grands propriétaires terriens. JB
Selon le dernier recensement de la population roumaine datant de 2002, 86,7% des quelque 22 millions d’habitants se sont déclarés chrétiens orthodoxes. Les catholiques romains sont plus d’un million (5 % de la population du pays), répartis dans les archidiocèses de Bucarest et d’Alba Iulia, et les diocèses de Iasi, Oradea Mare, Satu Mare et Timisoara. En Moldavie, nombre de catholiques de rite latin sont des «Csangos», une minorité ethnique qui parle sa propre langue, un dialecte du hongrois pratiqué dans le cercle familial et dans la communauté villageoise. Mgr Gherghel lui-même est issu de cette minorité.
La communauté gréco-catholique de rite byzantin (unie à Rome depuis le Synode d’Alba d’Alba Iulia de 1697) ne compte aujourd’hui plus que 200’000 fidèles (1% de la population du pays), répartis dans l’archéparchie de Fagaras et Alba Iulia et dans les éparchies de Cluj-Gherla, Lugoj, Maramures et Oradea Mare. Après la Seconde Guerre mondiale, elle comptait quelque 1,5 million de fidèles. Elle était, en nombre, la deuxième Eglise de Roumanie après l’Eglise orthodoxe. Cette communauté catholique de rite byzantin a été «liquidée» par les communistes en 1948. JB
En Roumanie, au plan religieux, l’unité des chrétiens n’est pas à l’ordre du jour et l’œcuménisme est encore considéré comme une hérésie par certains milieux orthodoxes. «Pendant dix ans, avec d’autres communautés, nous avons célébré ensemble avec les orthodoxes la semaine de prières pour l’unité des chrétiens. Cela a duré jusqu’en 2008. Puis il y a eu un diktat du Synode de l’Eglise orthodoxe roumaine», déplore Mgr Petru Gherghel. Le 25 mai de cette année-là, Nicolae Corneanu, métropolite orthodoxe du Banat, recevait la communion dans l’église gréco-catholique de «Sainte Marie, Reine de la Paix et de l’Unité» à Timisoara. Ce geste du métropolite orthodoxe, né en 1923, avait déclenché une vague de réactions très vives au sein du clergé et auprès des fidèles de l’Eglise orthodoxe roumaine et bien au-delà. Le patriarcat de Moscou avait ainsi sommé le patriarcat de Bucarest et le Saint-Synode d’apporter des «éclaircissements» sur cet événement.
«Désormais, en Roumanie, chaque communauté prie l’une après l’autre. On ne peut plus célébrer ensemble!», regrette l’évêque de Iasi. Le métropolite Nicolae Corneanu avait également pris l’initiative de rendre aux gréco-catholiques de son territoire toutes les églises et cimetières, registres et archives, qui leur avaient été confisquées par les communistes en 1948, puis remis à l’Eglise orthodoxe suite à la dissolution forcée de l’Eglise gréco-catholique, unie à Rome. Dans nombre d’endroits, les églises gréco-catholiques confisquées et transformées en églises orthodoxes n’ont pas été restituées à leurs anciens propriétaires. JB
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