Roumanie: L’Eglise gréco-catholique se souvient de son martyre

Visite de la prison de Sighet, dans le Maramures, au cœur du goulag roumain

Sighet/Maramures, 18 septembre 2012 (Apic) «Ici sur la photo, c’est Sœur Pelagia Iusco… ma tante. Elle a été arrêtée en 1950 par la Securitate, qui l’accusait de polluer avec sa Bible l’esprit des jeunes communistes !» Le Père Vasile Iusco, doyen de Sighet, petite ville tranquille de Transylvanie, sur la rive gauche de la rivière Tisza qui sépare la Roumanie de l’Ukraine, me sert de guide. Il me fait visiter le bagne de Sighet, haut lieu du goulag roumain où périrent nombre de notables d’avant-guerre, de prêtres et d’évêques.

«Sighet, remarque le Père Iusco, qui travaille non loin de là comme curé du village d’Oncesti, est aussi la ville où est né le Prix Nobel de la paix Elie Wiesel. Sa maison natale est aujourd’hui un musée de la culture juive et des civilisations». Durant la guerre, les Allemands, aidés de gendarmes hongrois, arrêtèrent plus de 15’000 juifs de Sighet, et parmi eux Elie Wiesel et sa famille. Ils furent déportés à Auschwitz. Il reste aujourd’hui moins d’une centaine de juifs à Sighetu Marmatiei, comme on la nomme en roumain. La ville, qui comptait près de 40% de juifs dans les années 30, a totalement changé de visage depuis la Deuxième Guerre mondiale.

Lieu d’extermination d’une partie de l’élite intellectuelle et politique d’avant-guerre

Située à l’époque du régime communiste sur la frontière de l’URSS, à une soixantaine de kilomètres de la cité industrielle et minière de Baia Mare, l’ancienne prison du comté de Maramures a été construite, en 1897, par les autorités austro-hongroises pour des détenus de droit commun. A partir de 1944, le bâtiment servit à la déportation des juifs et des militants anti-fascistes.

Avec l’instauration du régime communiste en 1945, imposé par les Soviétiques, la prison est devenue rapidement un lieu d’extermination d’une partie de l’élite intellectuelle et politique de la Roumanie parlementaire d’avant-guerre, relève notre guide. Anciens ministres, académiciens, économistes, militaires, historiens, journalistes, politiciens y furent incarcérés dès 1948. Y périrent notamment le président du Parti national paysan Iuliu Maniu, qui fut Premier ministre du Royaume de Roumanie à trois reprises, et l’historien Georges Bratianu, professeur d’Université et homme politique. Il fut, dans les années 1930, chef d’une aile dissidente du Parti national libéral.

Les cellules exiguës, dépourvues de chauffage, ont été conservées en l’état: petites, sombres, avec un lit de fer adossé au mur, munies seulement d’un seau où les détenus devaient faire leurs besoins. Ils y vivaient dans des conditions insalubres, seulement nourris d’aliments infâmes, avec interdiction de s’allonger pendant la journée, détaille le Père Iusco.

C’est dans ces murs qu’a été érigé, avec le soutien du Conseil de l’Europe, le «Mémorial des Victimes du Communisme et de la Résistance». Le bagne, désaffecté en 1977, a abrité un atelier de balais, puis un dépôt de fruits et légumes, et enfin un entrepôt de sel. Il fut abandonné pendant les dernières années du communisme, alors qu’il était déjà une ruine.

Une mémoire à reconstruire

Le projet de réaliser un musée dans ce lieu de mémoire, initié par la poétesse dissidente Ana Blandiana, présidente de l’Alliance civique, n’a pas reçu d’emblée l’appui des autorités locales et nationales, même s’il bénéficiait du soutien du Conseil de l’Europe.

En 1994, une campagne violente contre cette initiative a été menée dans «La voix de la Roumanie», note le Mémorial de Sighet sur son site internet (www.memorialsighet.ro). Il s’agit, pour cette institution reconnue au plan international, d’une tentative de récupérer la mémoire collective du peuple roumain, dont l’histoire des 50 dernières années a été pratiquement effacée.

«Pour l’immense majorité des jeunes, le communisme est un trou noir», constate, désabusée, Ana Blandiana, dont c’est le nom de plume. Ils ont facilement oublié que la population roumaine a vécu près d’un demi-siècle sous un régime oppressif et que l’Eglise a été martyrisée.

Pour la jeune génération, c’est désormais le règne de la société de consommation et du matérialisme pratique, plus dangereux aux yeux de l’Eglise que le matérialisme dialectique imposé jadis par le système communiste.

Une révolution populaire confisquée

De son vrai nom Otilia Valeria Coman, fille d’un prêtre orthodoxe qui passa plusieurs années dans les bagnes communistes, Ana Blandiana déplore que les plus jeunes en Roumanie réduisent le communisme aux frustrations d’avoir eu à porter la cravate rouge et à l’interdiction des cheveux longs alors à la mode. La mystification des événements qui ont amené la chute de la dictature communiste de Ceausescu – qui a fait croire à une révolution populaire, alors que les anciens cadres du régime restaient en place – n’a fait que rajouter à la confusion des esprits. Partout dans le pays, pourtant, au fond de chaque église gréco-catholique, un grand poster rappelle la figure des sept évêques morts martyrs sous le régime communiste.

Poursuivant la visite des trois étages de la prison, le Père Vasile Iusco rappelle que sa tante, une sœur de Notre-Dame de Sion, avait été condamnée à cinq ans de prison pour avoir refusé d’abjurer sa foi. Elle a survécu à cette terrible période de détention et vit aujourd’hui à Roman, dans la région de Neamt, en Moldavie. «Mon grand-père, poursuit le curé d’Oncesti, a été accusé de faire partie d’un groupe de partisans anticommunistes armés cachés dans les forêts de Maramures. Il a été arrêté en 1949 avec de nombreuses autres personnes dans le village d’Ieud, d’où je viens. En charge de 6 enfants, il est mort en janvier 1952 dans la prison de Gherla à l’âge de 51 ans. Mon père n’avait alors que 5 ans…»

Deux évêques gréco-catholiques sont morts dans la cellule 44 A chacun des étages, 4 grandes cellules côtoient 10 petites cellules servant à l’isolement, avec au bout du couloir la «noire», que le gardien du Mémorial nous invite avec insistance à visiter. C’est la cellule sans lumière où sont punis les prisonniers, enchaînés au sol dans une position insupportable.

Le prêtre s’arrête alors devant la cellule 44. C’est là que sont morts deux évêques de l’Eglise gréco-catholique roumaine, une Eglise de rite byzantin unie à Rome depuis le 7 mai 1700. Comme l’ensemble des évêques de cette Eglise de rite oriental, Mgr Valeriu Traian Frentiu, évêque d’Oradea Mare, et Mgr Ioan Suciu, évêque de Blaj, avaient refusé de la dissoudre au sein de l’Eglise orthodoxe roumaine. Et ce, malgré les menaces appuyées des autorités communistes, alternées de promesses de récompense s’ils venaient à céder à cet oukase.

C’est dans les cellules 34, 39, 44, 48 et 50 qu’ont été détenus plusieurs évêques et des prêtres gréco-catholiques et catholiques romains durant la période de 1950 à 1955. Deux autres prélats, Mgr Anton Durcovici, évêque catholique romain de Iasi, et Titu-Liviu Chinezu, évêque auxiliaire gréco-catholique de Fagaras et Alba Iulia, ont trouvé la mort durant cette période dans les geôles du bagne de Sighet. Ils ont été enterrés de nuit, clandestinement, dans des fosses communes du «cimetière des pauvres» ou dans le cimetière juif, avec des dizaines d’autres anciens dignitaires et intellectuels roumains morts dans la même prison dans les années 1950. D’autres, comme Mgr Iuliu Hossu, évêque gréco-catholique de Gherla, passèrent par ce lieu d’extermination. Ils y survécurent, mais furent internés dans des monastères orthodoxes, notamment à Ciorogarla et à Caldarusani. Après une campagne de menaces contre les hiérarques gréco-catholiques, les communistes mirent sur pied, le 1er octobre 1948, un simulacre de Synode à Cluj.

36 prêtres gréco-catholiques roumains, dont un archiprêtre, avaient alors signé, sous la pression, l’adhésion à l’Eglise orthodoxe roumaine, ce qui entraîna immédiatement leur excommunication. En octobre et novembre 1950, près de 50 évêques et prêtres gréco-catholiques et catholiques romains qui refusent la dissolution de leur Eglise sont alors amenés à Sighet, un pénitencier qualifié d’»unité spéciale de travail» sous le nom de «colonie Danube». En réalité, c’était un lieu sécurisé. Comme la prison se trouvait à deux kilomètres de la frontière soviétique, il était aisé de transférer les détenus en URSS en cas de complications internationales.

Le premier des évêques gréco-catholiques décédés en captivité fut Mgr Vasile Aftenie, assassiné le 10 mai 1950 pendant qu’il était sous enquête au Ministère de l’Intérieur à Bucarest.

A la chute du régime Ceausescu, fin décembre 1989, l’Eglise gréco-catholique est redevenue légale. Mais elle ne compte plus aujourd’hui que 200’000 fidèles (environ 1% de la population), alors qu’ils étaient 1,5 million en 1948 lors de leur intégration forcée à l’orthodoxie. Plus de deux décennies après la chute du communisme en Roumanie, elle doit toujours lutter devant les tribunaux pour retrouver ses propriétés. La grande majorité des anciennes paroisses gréco-catholiques sont restées orthodoxes. Après plus de deux décennies, l’Eglise orthodoxe roumaine n’a toujours pas restitué aux gréco-catholiques les biens confisqués en 1948.

Dans les campagnes, les cimetières appartiennent encore aux paroisses. Les fidèles gréco-catholiques, souvent, ne peuvent pas enterrer leurs morts là où sont ensevelis leurs ancêtres. Rares sont les endroits en Roumanie où une vieille église gréco-catholique, aujourd’hui orthodoxe, ouvre ses portes aux «uniates» pour des célébrations en alternance. Les concélébrations sont interdites par le Patriarcat orthodoxe de Bucarest. Quand on aborde le thème de «l’œcuménisme» dans une communauté gréco-catholique de Transylvanie, ce n’est la plupart du temps qu’un haussement d’épaule, suivi de cette réflexion quelque peu désabusée: «en Occident, nos frères orthodoxes peuvent célébrer dans vos églises, et ils vous remercient vivement… Mais ici, ils montrent un autre visage, et ce n’est pas celui de l’œcuménisme!» JB


Une Eglise antinationale

Pour parachever l’action d’anéantissement de l’Eglise gréco-catholique – qui comptait alors 1,5 million de fidèles -, les communistes émettaient, le 1er décembre 1948, le décret 358 ordonnant sa dissolution. Cette Eglise, ancrée en Transylvanie, est née après la victoire des Habsbourg contre l’armée ottomane en 1686, suite au Synode général qui s’est tenu à Alba Iulia, en 1697. Elle était considérée, tant par les communistes que par les orthodoxes, comme «antinationale» et brisant l’unité du peuple roumain en raison de ses liens avec le Souverain pontife à Rome, une «puissance étrangère hostile». Pour les orthodoxes, la «restitution» à leur Eglise des édifices gréco-catholiques n’était que «justice». Une position qu’ils maintiennent aujourd’hui encore.

Au cours du mois d’août 1948 déjà, les écoles confessionnelles furent supprimées. Le 4 août parut le décret 177 – la loi générale sur les Statuts et dénominations religieuses – qui interdisait toute relation avec un culte situé en dehors des frontières de la Roumanie. Dès ce moment des membres de la Sigurantsa (police politique qui deviendra la Securitate) lancèrent une campagne pour convaincre prêtres et fidèles gréco-catholiques de «réintégrer» l’Eglise orthodoxe. La majorité des prêtres et tous les évêques refusèrent de signer le document de passage. Ils furent arrêtés.

L’Eglise orthodoxe roumaine également frappée

Le 1er décembre 1948, le décret 358 fixait définitivement le sort de l’Eglise gréco-catholique. Ses biens étaient confisqués et son existence légale cessait immédiatement. Ses 1’725 églises – ainsi que tous les cimetières, registres et archives – furent attribués à l’Eglise orthodoxe roumaine. Cette dernière, majoritaire et disposant du statut d’Eglise nationale, n’a cependant pas été épargnée. Le pouvoir ayant comme objectif de déraciner la foi et d’imposer le matérialisme dialectique athée, elle a également souffert de la répression. Près de 2’000 prêtres ont été arrêtés durant la période communiste. Des évêques ont été «déchus» et quelques uns ont trouvé la mort dans des conditions suspectes. D’autres furent «assignés à résidence» dans des monastères. Les nouveaux élus étaient promus sur des critères d’obéissance vis-à-vis du régime. Au cours des années, sur ordre de la Securitate et du Département d’Etat pour les cultes, le nombre de monastères et de moines a été réduit des deux tiers. JB

Ce reportage a été effectué dans le cadre d’une visite aux projets ecclésiaux financés en Roumanie par l’œuvre d’entraide catholique internationale Aide à l’Eglise en Détresse (AED) basée à Königstein, près de Francfort-sur-le-Main. En Suisse: Kirche in Not|Hauptsitz|Cysatstrasse 6|CH-6004 Luzern |Tel +41 (0)41 410 46 70|mail@kirche-in-not.ch|PC 60-17200-9. Pour la Suisse romande et le Tessin: Aide à l’Eglise en Détresse|Chemin du Cardinal Journet 3|CH-1752 Villars-sur-Glâne|Tel +41 (0)26 422 31 60|mail@aide-eglise-en-detresse.ch|PC 60-17700-3. Des photos peuvent être commandées à apic@kipa-apic.ch. Prix pour diffusion: CHF 80.– la première, CHF 60.– les suivantes. (apic/be)

webmaster@kath.ch

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/visite-de-la-prison-de-sighet-dans-le-maramures-au-coeur-du-goulag-roumain/