Egypte: Rencontre avec Mgr Ibrahim Isaac Sidrak, évêque copte catholique de Minya
Fribourg/Minya, 6 avril 2012 (Apic) «Forts de notre foi en Jésus-Christ et sûrs de notre amour pour l’Egypte, nous ne quitterons pas notre terre», lance Mgr Ibrahim Isaac Sidrak. Alors que Khairat al-Chater, riche homme d’affaires et candidat des Frères musulmans à la présidentielle, déclare que l’application de la charia, le droit islamique, est «son premier et dernier objectif», l’évêque copte catholique de Minya soutient que la foi des chrétiens égyptiens et leur conviction d’être de vrais citoyens de ce pays sont à la base de leur résistance. Rencontre.
Dans un français parfait – durant l’été, dans les années 80 et 90, il faisait des remplacements à la paroisse de la cathédrale St-Nicolas à Fribourg alors qu’il étudiait à Rome -, Mgr Sidrak se dit bien conscient de la situation précaire des chrétiens d’Egypte. L’évêque copte catholique de Minya estime que si on a éliminé Moubarak, «le ’moubarakisme’ perdure!»
Mgr Sidrak: Ce qui arrive aujourd’hui n’est pas survenu du jour au lendemain, c’est un long processus. La Révolution qui a commencé avec les manifestations du 25 janvier 2011 était en germe depuis longtemps. La Révolution de Nasser, en 1952, avait fait rêver beaucoup de monde et avait bien démarré. Il a fait construire des usines, nationalisé les compagnies étrangères. Quand les puissances occidentales ont refusé leur aide pour le financement du haut barrage d’Assouan, il s’est tourné vers l’Union soviétique.
Mais le Raïs, qui, au nom de l’unité arabe, aspirait à établir un grand Etat arabe, du Maghreb au Moyen-Orient, nous a entraînés dans des hostilités qui ont détruit l’Egypte, comme la «Guerre des Six Jours» en 1967. Certes, Nasser a redonné la dignité aux paysans, mais a maltraité les riches et les étrangers. Beaucoup ont quitté le pays.
Quand Sadate arrive au pouvoir, il commencé par changer le système, ouvre le pays aux intérêts américains et, modifiant ses alliances, chasse les Russes. Après la guerre du Kippour, en 1973, il se concentre sur l’Egypte et mène la politique de la «porte ouverte» aux étrangers (l’infitah), pas seulement sur le plan économique, mais également sur le plan culturel.
Dans les années 1970, Sadate, utilisant les Frères musulmans pour faire contrepoids à la gauche, fait des compromis avec eux et fait modifier la Constitution égyptienne dans le sens de leurs demandes.
Mgr Sidrak: Les modifications de la Constitution le montrent. Elle déclare que l’islam est la religion de l’Etat et que les principes de la loi musulmane, la charia, constituent la source principale de la législation. Initialement, la Constitution disait que la charia «constitue une source de législation», signifiant que ce n’était pas la seule source.
Cependant le président Sadate, qui voulait satisfaire les Frères musulmans, a ajouté en mai 1980 la mention «la source principale» à l’article 2, ce qui, bien évidemment, a renforcé l’islamisation, avec souvent des lois discriminatoires à l’encontre des non-musulmans et des femmes. A partir des années 1970, la société se confessionnalise, pas officiellement, mais de façon rampante. On a ainsi commencé à éliminer les chrétiens des postes à responsabilités, des postes académiques…
Mgr Sidrak: Il faut savoir que les attaques de ce type font partie du jeu, pour semer le désordre et détourner l’attention des problèmes de l’heure, par exemple des problèmes sociaux. Le peuple manifeste, demande sa dignité, réclame les améliorations de sa situation matérielle, alors on provoque une diversion.
Le régime organise ou laisse faire les attentats: les salafistes et les Frères musulmans en profitent. Le régime abuse des incidents où chrétiens et musulmans s’affrontent, il fait fructifier les tensions pour son propre intérêt.
Mgr Sidrak: Si Moubarak n’est plus aux commandes, le ’moubarakisme’ n’a pas pour autant disparu… Rappelons-nous la manifestation du 9 octobre dernier, quand des milliers de coptes défilaient, pacifiquement, du quartier de Choubra vers celui de Maspero, où se trouve la télévision publique. Ils protestaient contre l’attentat du 30 septembre dernier visant l’église de Saint-Georges à Marinab, dans la province d’Assouan. Les manifestants ont été attaqués, et 30 personnes ont trouvé la mort, 329 ont été blessées.
En fait, le pouvoir voulait sans aucun doute détourner l’attention, car en ce moment-là, des populations nubiennes, déplacées en son temps par l’érection du haut barrage d’Assouan, se mobilisaient et bloquaient les trains pour réclamer leurs droits. C’est leur tactique: camoufler, dire la moitié de la vérité, abuser d’un événement pour détourner l’attention. La justice égyptienne est toujours aux ordres, quand il le faut.
Mgr Sidrak: Les juges sont désignés par le Ministère de la Justice, comment peuvent-ils être totalement libres ? Face à la justice, les chrétiens, qui ne représentent que 10% de la population, ont presque toujours tort. Et même si un juge leur donnait raison, comment pourraient-ils faire valoir leur droit dans la pratique. Ils peuvent toujours attendre l’intervention de la justice et de la police, dans les faits, c’est le règne de la loi du plus fort ! C’est la corruption qui domine !
Quand un musulman salafiste considère un chrétien comme un infidèle, un mécréant, la loi ne compte plus. Les fondamentalistes peuvent commander à leur guise dans les villages ou les quartiers. Si un chrétien porte plainte, il doit être en mesure d’assumer les conséquences de cette plainte: menaces, coups, incendies de maison, dépossession… Le régime ne fait rien contre cette logique, quand il ne la soutient pas… Nombre de gens qui ont des moyens financiers vivent dans la crainte d’un enlèvement pour obtenir des rançons. Cela touche tout le monde, musulmans et chrétiens, mais les chrétiens sont les premiers visés.
Mgr Sidrak: C’est une réalité que nous côtoyons tous les jours, mais nous agissons pour que nos fidèles puissent rester sur place, car c’est là leur pays. La province de Minya, à près de 250 km au sud du Caire, s’étend dans l’étroite vallée du Nil sur quelque 160 kilomètres.
Elle compte environ 4,5 millions d’habitants, dont un million de chrétiens coptes, essentiellement des orthodoxes. Il existe cependant une importante minorité protestante, et près de 50’000 catholiques. La population est composée de paysans dans les campagnes, d’employés et d’indépendants dans les villes. Mais il y a peu de travail, alors nous formons beaucoup de jeunes à un métier. Ils trouvent un emploi dans les nombreuses ONG qui travaillent dans des projets de développement, de santé, d’éducation ou de promotion de la femme.
Mgr Sidrak: Notre diocèse compte 12 centres de formation et de développement dans les villages. Le programme ADIM (Action de développement intégral de Minya) a pour but de permettre aux populations les plus pauvres, et en particulier aux agriculteurs, de se développer progressivement en se prenant en charge selon leurs possibilités. Né en 1986, le programme est une véritable stratégie de développement intégrant des volets santé, éducation, économie et autonomisation.
Nos actions sociales sont toujours mixtes, et accueillent sans distinction chrétiens et musulmans. A travers son réseau de centres sociaux et d’écoles (près de 20 écoles catholiques sont actives dans le diocèse de Minya), l’Eglise est intégrée dans la société. Les musulmans des villages nous défendent, car ils savent que si nous partons, personne ne s’occupera plus d’eux.
Mgr Sidrak: On sent un esprit de collaboration de toute la population, sans distinction. On ne fait pas de prosélytisme, seulement du travail socio-éducatif. Certes, on note depuis quelque temps un changement de mentalité, car la presse, sous l’influence des fondamentalistes, parle souvent mal de nos établissements. Ainsi, après la votation en Suisse sur l’interdiction des minarets, les chrétiens égyptiens ont été un moment dans le collimateur, car les fondamentalistes considèrent que la Suisse, comme l’Europe, est une région chrétienne.
Malgré tout, on peut affirmer que l’Eglise essaie de faire sentir son influence positive. Beaucoup de musulmans nous supplient de ne pas partir. Nous connaissons des gens qui gagnent pourtant bien leur vie chez nous, mais qui s’apprêtent à faire leurs valises pour le Canada. Nous faisons tout pour que les chrétiens ne partent pas, en les aidant à trouver des postes de travail. Il est cependant difficile d’empêcher les gens de partir quand ils ressentent l’insécurité et ne voient pas d’avenir pour leurs enfants dans une telle société. (apic/be)
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