Vote des femmes en Valais: «Je suis pour, mais je voterai contre»
Examiner le rôle de l’opinion catholique dans la difficile conquête du suffrage féminin en Suisse conduit assez naturellement à s’intéresser au cas du Valais. Dans ce canton montagnard, le combat est vif. La mentalité de la population, quasi exclusivement catholique, peine à s’ouvrir au changement.
Dans son mémoire sur «La conquête du suffrage féminin en Valais (1959-1971)»*, l’historienne Raphaëlle Ruppen examine «comment une idée progressiste a fait sa place dans un milieu conservateur et catholique.»
En ce Valais de la moitié du XXe siècle, le religieux et le politique restent très imbriqués et partagent une large similitude de vues. La question du suffrage féminin donnera lieu à une lutte assez acharnée où les catholiques seront bien présents autant chez les partisans que chez les opposants. Où le clergé paroissial réticent s’opposera aux vues plus ouvertes du pape et de l’évêque. Où le principal quotidien du pays Le Nouvelliste mènera une farouche campagne contre le suffrage féminin en 1959.
Renée de Sépibus, catholique fervente, est l’âme du combat
«Nous ne demandons pas qu’on nous accorde le droit de vote, nous réclamons simplement la reconnaissance de ce droit naturel. Du moment que la femme, dans l’Etat et dans la commune, est soumise aux mêmes obligations que l’homme, on ne peut lui refuser la contrepartie de ce qu’on exige d’elle, sans léser gravement sa dignité de personne.» Celle qui s’exprime ainsi, en 1946, est Renée de Sépibus. Cette catholique fervente sera l’âme du combat de l’Association valaisanne pour le suffrage féminin (AVPSF) qu’elle présidera depuis sa fondation en 1946 jusqu’en 1969. Institutrice célibataire, membres des tertiaires de la Fraternité de Sion, proche du milieu traditionaliste, Renée de Sépibus développera une énergie impressionnante. Cultivée, érudite, elle est abonnée à l’Osservatore Romano et lit les encycliques des papes.
Elle représente un catholicisme social bourgeois qui ne remet pas en cause le rôle attribuée aux femmes dans la société. Son organisation, selon ses statuts, est au-dessus des partis et sans confession religieuse. De fait, elle est très majoritairement, sinon exclusivement, catholique. Ses membres, entre 150 et 200, ne sont pas très nombreuses mais influentes, issues pour la plupart des bonnes familles valaisannes.
Personnalité forte, ses proches la qualifient de susceptible et d’égocentrique, Renée de Sépibus sait mener son monde. Si elle fait preuve d’audace, c’est toujours avec de bonnes manières. Elle se donne pour rôle d’éduquer le peuple: «Les faits prouvent que la majorité des gens intelligents et cultivés nous soutient.[…] Si les masses sont encore réfractaires, c’est par ignorance. Il est donc de notre devoir de les éclairer.»
Preuve de son fort enracinement catholique, Renée de Sépibus sollicite et obtient le soutien du pape Pie XII, en 1956, pour les 10 ans de l’AVPSF: «La Bénédiction Apostolique que Sa Sainteté a daigné nous impartir nous a remplis d’une joie délirante. Elle nous sera désormais un réconfort puissant dans la lutte que nous menons pour la conquête de nos droits, lutte presque sans espoir, surtout dans les cantons catholiques.»
Peter von Roten, député conservateur catholique du Haut-Valais
La deuxième personnalité importante en faveur du suffrage féminin est Peter von Roten, député du parti conservateur catholique haut-valaisan, préfet de Rarogne et conseiller national. Il est le mari d’Iris von Roten, féministe virulente, rédactrice au Schweizer Frauenblatt et auteure de Frauen im Laufgitter (Femmes derrière les grilles), qui fait scandale en 1958.
Auteur de diverses motions en faveur du suffrage féminin au plan cantonal et fédéral, il sera en outre derrière tous les coups médiatiques et politiques de l’ASPVF. Comme lorsqu’il organise en 1957 le vote des femmes de la petite commune haut-valaisanne d’Unterbäch, s’attirant ainsi l’attention des médias, bien au-delà de la Suisse.
«On ne peut trouver absolument rien ni dans la sainte Écriture ni dans la morale qui puisse s’opposer au suffrage féminin».
Mgr Nestor Adam. évêque de Sion
L’évêque de Sion favorable au suffrage féminin
Renée de Sépibus entretient de bonnes relations avec Mgr Nestor Adam, évêque de Sion. Elle le convie à parler devant les membres de l’association en 1956. Tout en précisant qu’il le tient à titre personnel, son propos est sans équivoque: «L’Eglise catholique ne voit aucun motif valable de s’opposer au suffrage féminin. C’est une grande injustice de ne pas donner le droit de vote aux femmes. Cette exclusion est contraire au plus grand bien de l’Etat (…) On ne peut trouver absolument rien ni dans la sainte Écriture ni dans la morale qui puisse s’opposer au suffrage féminin.»
Son clergé ne l’entend cependant pas de cette oreille. L’abbé Georges Crettol en est l’une des figures emblématiques. Curé de Nax en 1938, il devient aumônier et recteur de l’École d’agriculture de Châteauneuf dès 1940. Il s’est beaucoup investi dans la sauvegarde du patrimoine et des traditions du Valais. Collaborateur de divers journaux, sous le pseudonyme «Civis», il incarne et défend une vision très conservatrice de la femme et de la famille.
La femme comme épouse et génitrice
En 1959, il s’associe à la campagne du principal quotidien valaisan Le Nouvelliste contre le vote des femmes. Il publie chaque semaine en première page, une chronique intitulée La femme dans la famille et dans la société. Pour lui, la femme est avant tout épouse et génitrice: «La femme n’a pas seulement un droit égal au plein développement de son être, elle a un droit égal à se développer autrement. Imposer à la femme la même vie qu’à l’homme, lui donner le même statut, c’est violer son droit qui est d’être autre.»
Comme la majorité des opposants, l’abbé Crettol se sert des différences entre les deux sexes, physiques et psychologiques ou intellectuelles, pour légitimer son refus du suffrage féminin. Les propos de l’ecclésiastique suscitent évidemment des réactions de la part de lectrices. La rédaction du Nouvelliste se garde bien de les publier.
Le directeur André Luisier base son opposition plutôt sur des questions de démocratie et de fédéralisme. Il pense que le temps n’est pas opportun et qu’on ne saurait imposer d’en haut, c’est-à-dire de la Confédération, un droit que les communes et les cantons n’ont pas accepté d’abord. «Je suis pour et je voterai contre» écrira-t-il à la veille du scrutin du 1er février 1959.
«Nous ferions bien d’accorder aujourd’hui avec courtoisie ce que nous devrions abandonner demain sous la pression du ridicule».
Maurice Zermatten
La raison du cœur
Faisant preuve de magnanimité, il a néanmoins sollicité Maurice Zermatten pour donner un avis favorable. L’écrivain valaisan utilise l’argument du cœur. «J’aimerais soutenir que l’on se trompe rarement à suivre son cœur. Il a ses clartés qui valent bien celles de l’intelligence. Les raisonnements laborieux des juristes m’en imposent moins que le respect profond que je voue à la femme. (…) Il est bien comique de voir certains d’entre nous s’ériger en défenseurs de la femme et dire: ‘leurs mains sont trop pures pour qu’elles se salissent dans nos petites histoires électorales’. (…) Nous ferions bien d’accorder aujourd’hui avec courtoisie ce que nous devrions abandonner demain sous la pression du ridicule», conclut-il.
Une sévère défaite
Le 1er février 1959, les hommes suisses et valaisans ne feront preuve d’aucune courtoisie rejetant le suffrage féminin à 2 contre 1. Le lendemain, Le Nouvelliste peut titrer: Sévère défaite du suffrage féminin sur le plan fédéral. En Valais, seules sept communes ont accepté le vote des femmes à une faible majorité. «La commune d’Unterbäch, si chère au suffragiste Peter von Roten, a compté exactement autant de ‘oui’ que de ‘non’.» Pour le journal, la victoire du fédéralisme est réjouissante. Il ose terminer par: «Le premier conseil que nous nous permettons de répéter aux suffragettes, c’est la correction dans la modération alors le dialogue deviendra plus facile.»
De son côté, Renée de Sépibus, probablement pour ne pas décourager ses troupes, préfère voir le bon coté des choses: «Les résultats obtenus dans le Valais ont dépassé nos espérances: sept communes acceptantes, sept ou huit atteignant presque l’égalité des voix, ce n’est pas un mince succès. Parmi les cantons rejetants, notre petite patrie se classe honorablement».
Dans la propagande qui annonce son congrès de 1959, qui se tient en Haut-Valais, l’AVPSF estime qu’il faut miser sur l’argument religieux: «La partie publicitaire sera faite dans les journaux haut-valaisans avec annonces payantes et articles écrits par Mlle de Sépibus, résumés intéressants de l’Osservatore Romano concernant les discours faits par le Pape soulignant les devoirs de la Femme, dans le monde politique, vis-à-vis de la société, etc. Ceci pour démontrer à nos Haut-Valaisannes que religion et droit politique font bon ménage.»
Le vent tourne
Dans la décennie 1960, le vent tourne, même en Valais qui, avant la campagne fédérale de 1971, connaît une votation cantonale le 12 avril 1970. Il ne se trouve quasiment plus de voix pour s’opposer publiquement au suffrage féminin. L’évêque et le clergé s’engagent clairement en sa faveur. Même Le Nouvelliste retourne sa veste. A l’issue du vote positif avec 72% de oui, André Luisier est obligé de reconnaître «Le triomphe des égalitaires». Le vote du 7 février 1971 n’est plus qu’une formalité. Avec son taux de 79,9% de oui, le Valais se placera même au 5e rang des cantons suisses. (cath.ch/mp)
*Raphaëlle Ruppen: ‘La conquête du suffrage féminin en Valais, 1959-1971’, In: Annales valaisannes: bulletin trimestriel de la Société d’histoire du Valais romand, 2007, p. 7-129
Femmes mes frères, c'est sous ce titre que le chroniqueur du journal des conservateurs catholiques Le Fribourgeois salue, en novembre 1969, l'adoption par les Fribourgeois du principe constitutionnel de l'accession des femmes au droit de vote. Il termine son commentaire en avouant: "Je me repens de tout mon cœur – oui de bon cœur- de vous avoir fait ainsi attendre au moins cent ans."