La Bible de Moûtier-Grandval resplendit presque comme au premier jour | © Maurice Page
Suisse

Voir la Bible de Moutier-Grandval 'en vrai' à Delémont

Pour voir ‘en vrai’ la Bible de Moutier-Grandval, il faut montrer patte blanche. Le visiteur descend au sous-sol du Musée d’art et d’histoire de Delémont, sous les yeux d’un vigile, il passe la porte blindée d’une chambre forte, et pénètre dans le saint des saints. Dans une salle tendue d’un bleu profond, le chef d’oeuvre du Moyen-Age trône dans une vitrine.

L’expérience est brève, pas plus de cinq minutes et de cinq personnes à la fois. Mais elle est intense. Contempler cet ouvrage de prestige vieux de 1’200 ans emmène dans un voyage spatio-temporel. La Bible est ouverte sur l’histoire la Genèse: «In principio creavit Deus caelum et terram…» (au commencement Dieu créa le ciel et la terre), la magnifique enluminure, telle une bande dessinée contemporaine raconte sur quatre registres les aventures d’Adam et Eve, de la création à la chute, en passant par le jardin d’Eden et la tentation du serpent.

Un événement, un miracle

Pour la conservatrice du Musée, Nathalie Fleury, avoir une nouvelle fois à Delémont, après 1981, la Bible de Moutier-Grandval, tient du miracle. Les premiers contacts avec la British Library de Londres, qui en est propriétaire depuis le milieu du XIXe siècle, remontent à dix ans. Réunir toutes les conditions pour présenter cette oeuvre exceptionnelle au public jurassien a exigé d’innombrables démarches.

La chambre forte du musée abrite le précieux manuscrit | © Maurice Page

Ecrite entre 830 et 840 au scriptorium de l’abbaye de Saint-Martin de Tours, dans le val de Loire, la Bible de Moutier-Grandval est l’une des plus prestigieuses parmi les dix-huit conservées, sur une production évaluée à une centaine pendant une cinquantaine d’années. Elle est l’une des quatre à être dotée d’enluminures en pleine page.

20 kilos de parchemin pour un morceau d’histoire

Admirée pour sa beauté artistique, la Bible présente aussi une grande valeur historique comme témoin direct de la renaissance carolingienne, explique Angéline Rais, qui a collaboré à l’édition du catalogue.

Pour la conservatrice Nathalie Fleury, l’exposition de la Bible de Moutier-Grandval est un miracle | © Maurice Page

L’empereur Charlemagne (742-814) entend bien réformer son empire sur le modèle romain antique. Il impose pour cela une nouvelle discipline dans le clergé qu’il veut plus vertueux, mais aussi plus instruit. Il charge le moine irlandais Alcuin, Abbé de Saint-Martin de Tours, d’établir une nouvelle édition de la Bible. Se développe alors une nouvelle industrie du livre. Alcuin impose des normes: un seul volume doit contenir tous les livres de la Bible, ce volume rassemblera 450 feuillets de parchemin de grand format, soit 900 pages, il sera écrit en miniscule caroline aisément lisible (qui est à la base de nos écritures actuelles NDLR), le décor s’inspirera soit de l’Antiquité, soit de la tradition anglo-saxonne.

220 moutons
La confection de la Bible de Moûtier-Grandval a exigé la peau de quelque 220 moutons. Les peaux sont tannées et préparées selon une technique particulière qui dure plusieurs mois. Au terme de ce procédé, la peau est découpée en une pièce de 48 par 75 cm. Ce ‘folio’ de parchemin est plié en deux et forme ainsi quatre pages qui sont assemblées en un cahier de seize pages. L’ensemble des cahiers est ensuite relié en un ‘codex’ (livre) plus ou moins épais. Le format ‘in-folio’, encore utilisé aujourd’hui par les imprimeurs, remonte à cette époque. MP  

Un ouvrage de référence

Pour produire ces ouvrages de prestige et de poids (environ 20kg!), une armée de copistes, moines et laïcs se mettent au travail. Pour la Bible de Moutier Grandval, les chercheurs ont identifié pas moins de 24 mains.

Ces Bibles de Tours, dont deux autres moins riches, conservées à St-Gall et à Berne, sont présentées dans l’exposition annexe, ne semblent pas avoir servi pour la célébration liturgique. Il s’agissait plutôt d’ouvrages de référence à partir desquels on copiait d’autres livres comme des évangéliaire et des psautiers.

Les moines copistes utilisaient toute une série d’ingrédients pour leur encre et leurs couleurs | © Maurice Page

Un parcours chaotique

Si la genèse de la Bible de Moutier-Grandval est bien connue, son histoire présente de grandes lacunes, admet Laurence Marti, auteure du catalogue. On ignore ainsi quand et comment elle est arrivée à l’abbaye de Moutier.

L’hypothèse actuelle voudrait qu’elle soit parvenue dans le Jura assez peu de temps après sa création à Tours. Fondé vers l’an 650 par Saint Germain, l’abbaye prévôtoise dispose au IXe siècle d’une vaste influence s’étendant dans le massif jurassien et jusqu’en Alsace. Ses abbés sont membres ou proches des familles royales. Une dotation directe semble donc plausible.

Nouvelle grosse lacune jusqu’au XVIe siècle. Après la Réforme, le chanoines de Moutier se sont repliés sur Delémont. Une inscription portée vers 1600 à la dernière page de la Bible atteste son appartenance à l’abbaye de Moutier-Grandval.

Une autre bible carolingienne est conservée à la bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne | © Maurice Page

L’ouvrage dort à nouveau jusqu’à l’invasion du Jura par les troupes révolutionnaires françaises en 1792. Les chanoines se dispersent et on perd la trace de la ‘grande bible’. Avec la signature du concordat entre Napoléon Bonaparte et le Saint-Siège en 1801, le chapitre des chanoines peut se reconstituer et récupérer une partie de son trésor, mais toujours pas de Bible.

Vendue à un antiquaire bâlois

‘Retrouvée dans un grenier par des enfants puis vendue pour 24 batz (2,40 francs)’ selon la légende, la Bible arrive en 1822 dans les mains de l’avocat et ancien maire de Delémont Alexis Bennot qui la cède à Johann Heinrich Speyr Passavant.

En 2008, des fouilles au centre de Moutier ont permis de mettre au jours les vestiges de l’abbaye de Moutier-Grandval | © Service archéologique cantonal Berne

Cet antiquaire bâlois a bien conscience qu’il possède un trésor. Il pense même qu’il s’agit de la première Bible qu’Alcuin à remis à Charlemagne en l’an 800. Il passera quatorze ans à la faire connaître par des publications et des expositions en Suisse et en Europe. Il tente, sans succès, d’en tirer un gros prix à Paris et à Londres, avant de la céder finalement en 1836 pour 750 livres au British Museum, qui la remettra en 1973 à la British Library.

Fascinante par sa qualité et sa conservation presque intacte, la Bible de Moutier-Grandval l’est donc aussi par ses 1’200 ans d’histoire. (cath.ch/mp)

Vers une restitution? C’est non!
A la question d’une possible restitution de la Bible de Moûtier-Grandval au canton du Jura, la réponse est claire: c’est non!, explique Claire Braey conservatrice des manuscrits de la British Library qui a fait le déplacement à Delémont. Et ce pour de multiples raisons: La Bible confectionnée à Tours appartient-elle au patrimoine français, jurassien où elle a séjourné durant des siècles, ou anglais, puisqu’elle est conservée à Londres depuis presque 200 ans? «Elle appartient au patrimoine européen.» Elle n’a pas été acquise de manière illicite par l’institution anglaise. Elle demande en outre des conditions très spécifiques pour sa sécurité et sa conservation qu’une petite institution pourrait difficilement mettre en place. Enfin elle est accessible au public partout dans le monde puisqu’elle a été numérisée dans les années 2010. MP

La Bible de Moûtier-Grandval resplendit presque comme au premier jour | © Maurice Page
10 mars 2025 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 5  min.
Bible (165), manuscrit (7)
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