Via Francigena: le pèlerinage est avant tout un cheminement intérieur (2/7)
Parcourir à pied une vingtaine de kilomètres sur la Via Francigena, d’Yverdon-les-Bains à Montcherand, à deux kilomètres de la bourgade médiévale d’Orbe, est certes un exercice physique et une belle découverte touristique. Mais, sur la solitude du chemin, le périple peut se transformer rapidement en cheminement spirituel, la tête se vidant des préoccupations quotidiennes pour s’élever vers des réalités moins matérielles.
Le Chemin des Francs, plus connu sous le nom de Via Francigena, était, pour l’Occident chrétien, l’une des trois grandes routes de pèlerinage, avec Jérusalem et Compostelle. En ce début du XXIe siècle, le public commence à peine à redécouvrir cet itinéraire plus que millénaire.
Loin de la réputation du Chemin de Saint-Jacques
J’ose l’avouer: il y a quelques années encore, j’ignorais l’existence même de cette voie qui amenait les pèlerins venant de France et d’Angleterre à la ville éternelle. Pas étonnant, car en Suisse, comme en France d’ailleurs, la Francigena n’a de loin pas la réputation du Chemin de Saint-Jacques.
J’avais découvert, il y a quelques années, à l’Abbaye de Saint-Maurice, ce «Grand Itinéraire Culturel du Conseil de l’Europe», désigné comme tel en 1994. L’Abbé Joseph Roduit, aujourd’hui décédé, s’était rendu à pied avec des amis à Cantorbéry, point de départ de cette voie de pèlerinage. En séjour à l’Hospice du Grand-Saint-Bernard, qui exerce toujours sa légendaire hospitalité envers les touristes mais aussi envers les pèlerins de la Via Francigena, mon intérêt pour ce «trip» s’était encore renforcé.
Pas vraiment un «roumieux»
Ce matin, sous un soleil déjà chaud et sous un ciel bleu parcouru d’un léger voile de mousseline blanche, je vais parcourir le tronçon qui me mènera de la capitale du Nord-Vaudois à Montcherand, dont le sobriquet – Les Pique-Raisinets – me console à l’idée de la marche qui m’attend. Certes, ce n’est pas une très grande épreuve comparée aux 1’700 kilomètres – en 80 étapes – qu’avait effectués en 990, sur cet itinéraire, le moine anglais Sigéric, archevêque de Cantorbéry, pour aller chercher à Rome son pallium, symbole de son autorité archiépiscopale.
Devant la gare d’Yverdon-les-Bains, un panneau de SuisseMobile.ch mentionne, à côté du Chemin des Crêtes du Jura et de celui des Trois Lacs, la Via Francigena, la route que je cherche. C’est bien parti! Je me réjouis surtout d’avoir choisi cette section du pèlerinage, car le chemin, s’il n’est pas plat, n’est pas vraiment pentu, sauf à grimper le Mont de Chamblon. Yverdon-les-Bains se situe à 433 m d’altitude, et Montcherand, à 560 m. Je dois pouvoir le faire! En route.
Très vite je me laisse prendre à rêver que je fais partie des «roumieux», ces pèlerins cheminant par étapes vers Rome. Je me remémore les paroles du célèbre médiéviste Jacques Le Goff (1924-2014), pour qui l’Europe se construisait déjà au Moyen Age. L’Europe était bel et bien en marche à cette époque. Elle l’était effectivement sur cette route des pèlerins, qui était aussi à l’époque une grande route commerciale.
Avant les pèlerins, il y avait les Romains!
M’éloignant de l’agglomération à pas rapides, le vacarme de l’autoroute qui mène à Lausanne s’estompe. La nature reprend ses droits: un héron s’envole devant moi, survolant les serres des maraîchers qui scintillent au soleil au milieu des champs de terre noire.
Je passe au-dessus de la localité de Treycovagnes (dont le nom vient du patois: trois vieux sapins ou souches), qui était traversée à l’époque romaine par la route conduisant d’Eburodonum (Yverdon-les-Bains), à Urba (Orbe). Avant les pèlerins, il y avait les Romains!
Ici, comme ailleurs dans cette région protestante, l’église catholique, qui était dédiée à saint Jean-Baptiste, fut démolie après la Réformation, et une maison d’école fut bâtie à son emplacement. Au pied du Mont de Chamblon, devant le poteau indicateur qui mentionne la Via Francigena, je croise un groupe de marcheurs venant de Montagny, à 20 minutes de là. Un seul d’entre eux connaît le Chemin des Francs, instruit de ce parcours lors du passage à Romainmôtier d’un pèlerin venu d’Angleterre. Aucune autre des personnes interrogées sur le parcours ne connaît ce «Grand Itinéraire Culturel du Conseil de l’Europe», pourtant affiché sur un certain nombre de panneaux indicateurs.
«Grand Itinéraire Culturel du Conseil de l’Europe»
Un peu plus loin, ma route croise le chemin balisé «Sur les pas des Huguenots», qui mène, sur 67 kilomètres, du château de Morges au château d’Yverdon-les-Bains.
Dans mon dos, désormais, la vue sur la cité thermale d’Yverdon-les-Bains et le lac de Neuchâtel; sur ma droite, à l’ouest, la chaîne du Jura, avec le Suchet, les Aiguilles de Baulmes et le Chasseron, et à l’est, sur ma gauche, la plaine de l’Orbe, avec les Alpes se dessinant dans l’arrière-plan brumeux. Passant près de la place d’armes de Chamblon, quelque peu surpris par les tirs militaires, j’aperçois dans le lointain le bourg fortifié d’Orbe, sur son promontoire, et je peux même distinguer sa fameuse Tour Ronde.
Je vais bientôt apercevoir les vignobles des Côtes de l’Orbe. Ce serait la plus vieille région viticole de Suisse: la vigne a été apportée par les Romains, puis développée dès le Moyen Age par les moines et les seigneurs. Avant les ravages du phylloxéra, à la fin du 19e siècle, Orbe était le plus grand district viticole du canton de Vaud.
Dans le Bois de Champvent, juste avant Mathod, un apiculteur soigne ses ruches. Le miel se fait rare, il a perdu l’an dernier 40 % de ses abeilles: les conséquences de l’invasion de ses ruches par la varroa destructor, un acarien parasite de l’abeille, mais aussi des pesticides utilisés par les agriculteurs.
«Mais si on interdit tous les produits phytosanitaires dangereux pour l’abeille, cela aura des conséquences sur la production de nourriture en Suisse… On importera alors davantage de l’étranger, où les conditions sont pires», lance-t-il, fataliste. Quant au fait que la Via Francigena passe par là, il l’ignorait. Et toujours pas de pèlerins sur ma route!
Besoin profond de l’homme
Au sortir de la forêt, sur la droite, la silhouette de l’imposant château moyenâgeux de Champvent, un «carré savoyard» doté d’une enceinte rectangulaire flanquée de quatre tours rondes. Juché sur les hauteurs dominant la vallée de la Thièle, il va nous accompagner sur un bon bout du chemin. Dans la plaine, les champs de blé déjà récoltés ou encore debout dessinent un subtil camaïeu, aux côtés des prairies de colza brunies.
Perdu dans mes pensées, la réalité me rattrape: mes pieds commencent à me faire mal, j’ai soif, et je pense sans cesse au reportage à livrer à cath.ch dans les deux jours… Et toujours pas un pèlerin sur le chemin… Mais bien vite, j’oublie mes jambes endolories par cette marche sur des chemins bétonnés desservant une campagne bien travaillée mais aseptisée: les papillons ont disparu et pas une alouette ne décolle des champs de blé fraîchement fauchés. J’en reviens à mes réflexions sur le besoin profond de l’homme occidental du XXIe siècle de percevoir le sens de sa vie.
Apprécier la beauté du monde qui est à l’image du Créateur
A la différence du simple touriste qui découvre des richesses culturelles ou qui recherche simplement la détente, le pèlerin cherche autre chose, une expérience du bonheur qui n’est pas forcément à l’aboutissement de son périple, mais déjà tout le long du chemin. «Pèleriner, c’est apprendre à apprécier la beauté du monde qui est à l’image du Créateur», comme le souligne dans le quotidien français La Croix Mgr Joseph de Metz-Noblat, évêque de Langres.
Tout soudain, le chemin m’amène sur le site de la villa rustica d’Orbe-Boscéaz, le plus grand domaine rural connu en Suisse à l’époque romaine. Outre les superbes mosaïques mises à jour au XIXe siècle, que j’ai déjà visitées maintes fois, je découvre qu’il existe, à l’extérieur du périmètre de la villa, les traces d’un mithraeum. Il s’agit d’un temple édifié pour le culte de Mithra, un dieu d’origine perse, qu’on avait pris pendant longtemps pour une chapelle paléochrétienne. En Suisse, un seul autre exemple de ce type d’édifice dédié au culte à mystères de Mithra a été découvert en 1993 à Martigny.
Orbe comptait 7 églises en 1531
Après les mosaïques, passage par Orbe, une localité qui, du temps des Romains déjà, était une étape importante sur la route reliant Lausanne à Besançon. Son château a été détruit par les Suisses et sa garnison massacrée lors des guerres de Bourgogne. Il ne subsiste de la forteresse plus qu’un donjon circulaire et une tour d’angle. Orbe comptait 7 églises en 1531, et était encore, à l’époque, en grande majorité catholique.
Parmi les Réformateurs se trouvait Pierre Viret, natif de la localité. Dès 1536, le pays de Vaud devient bernois et les partisans de la Réforme protestante gagnent du terrain. Berne envoie alors des prédicateurs. La nouvelle confession s’impose et les deux couvents de la ville, celui des Cordeliers et celui des religieuses de Sainte Claire, sont confisqués et les religieux et les religieuses sont chassés. Mais cela ne devrait être que du passé à l’ère de l’œcuménisme !
Un héritage culturel préservé des fureurs iconoclastes
A quelques kilomètres de là, je monte à Montcherand, où l’église Saint-Etienne, érigée au XIe siècle – devenue après la Réforme un lieu de culte protestant – est célèbre pour ses fresques romanes datant du XIIe siècle. Le prieuré dépendait au Moyen Age de l’abbaye de Cluny, en Bourgogne du sud.
A l’entrée du bourg, un panneau indiquant que Montcherand fait partie du réseau des sites clunisiens et a été choisi par le Conseil de l’Europe comme «Grand Itinéraire Culturel».
C’est également en cet endroit que se croisent deux autres routes de pèlerinage: le chemin de Saint-Jacques de Compostelle et la Via Francigena, le but de mon périple d’aujourd’hui. Mais avant d’admirer ce fameux cycle pictural représentant les douze apôtres et le Christ au milieu d’eux (il fut badigeonné à la chaux lors de la Réforme et redécouvert seulement en 1902), il me faut encore gravir la dure montée de la Gravigne. Fourbu, je termine ma marche en contemplant cet héritage culturel unique, miraculeusement préservé des fureurs iconoclastes de l’époque. JB
Martin et Chantal Hoegger sur la Via Francigena
Pasteur de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud (EERV) – partiellement à la retraite, il exerce actuellement un ministère d’accompagnement spirituel dans la Communauté des diaconesses de Saint-Loup – Martin Hoegger (*) est depuis longtemps engagé dans le dialogue œcuménique et interreligieux, tant sur le plan local qu’international. Il fut d’ailleurs responsable de l’œcuménisme au sein de l’EERV.
«Jesus celebration 2033»
Co-fondateur de la Communauté des Eglises chrétiennes dans le Canton de Vaud (CECCV) en 2003, il en fut le président puis le secrétaire exécutif pendant dix ans. Il collabore également au projet «Jesus celebration 2033», qui vise à rassembler l’ensemble des chrétiens pour la célébration du jubilé œcuménique mondial des 2000 ans de la résurrection du Christ. Il est également membre du mouvement des Focolari, un mouvement de spiritualité enraciné dans l’Eglise catholique, ouvert aux membres d’autres Eglises.
Avec son épouse Chantal, une chrétienne très impliquée dans la paroisse réformée du Mont-sur-Lausanne et dans le mouvement de femmes engagées en Eglise en Suisse romande, Martin Hoegger marche depuis plusieurs années sur la Via Francigena. Chaque année, ils parcourent ensemble quelques étapes du Chemin des Francs qui conduit à Rome. En 2017, ils ont marché dans tout le Val d’Aoste. A l’âge de la retraite, dans deux ans, Martin a décidé avec son épouse, de marcher jusqu’au bout, jusqu’à Rome.
Les Réformateurs ont supprimé les pèlerinages
Les Réformateurs ont dès le début mis fin à la pratique chrétienne traditionnelle du pèlerinage, en raison notamment de son caractère méritoire, du trafic des indulgences qu’il engendrait et de l’immoralité potentielle sur les lieux de pèlerinage. Ils condamnaient le pèlerinage, dépourvu à leurs yeux de fondements bibliques et théologiques. En effet, le mot «pèlerinage» ne fait en général pas partie du vocabulaire des protestants. Selon eux, Dieu seul est saint et agit partout de la même façon. Aucun endroit, monument ni objet ne sont par conséquent susceptibles d’être le lieu d’une dévotion particulière.
A l’époque, les pèlerinages lointains menaient à Jérusalem, Rome et Saint-Jacques-de-Compostelle. A Jérusalem se rendaient des nobles et des patriciens qui s’y faisaient armer chevaliers du Saint-Sépulcre, même s’ils n’y avaient pas remporté une victoire dans un combat. Cela leur donnait du prestige, favorisait leur carrière et rehaussait leur rang social. Les Réformateurs refusaient cette démarche.
Les protestants ont redécouvert le pèlerinage au XIXe siècle
Le pasteur Hoegger mentionne pour sa part le rejet par les Réformateurs du culte des reliques et de l’instrumentalisation économique du pèlerinage. Pour les protestants, le culte ne peut être adressé qu’à Dieu. De nombreux protestants ont cependant redécouvert le pèlerinage au milieu du XIXe siècle, notamment en Terre Sainte, après l’expédition de Napoléon en Egypte et en Palestine. D’autres protestants se rendaient à Jérusalem dans une attente messianique, «pour l’amour de Sion».
Les protestants français, à l’histoire si douloureuse, ont vu surgir au XIXe siècle des formes métaphoriques de culte des martyrs et même de pèlerinage sur des lieux de mémoire, comme l’assemblée annuelle au Musée du Désert, dans le Gard. Différents sentiers huguenots ont été réalisés dans des lieux où la mémoire protestante est bien présente. Rien n’y manque, si ce n’est la dimension catholique du pèlerinage…
Les luthériens norvégiens sur les chemins de Saint-Olav
Martin Hoegger souligne que pour les protestants, le principal «pèlerinage» a pour destination la Terre Sainte, mais il y a également le Chemin des Huguenots et des Vaudois du Piémont, mais aussi, par exemple, les chemins de Saint-Olav, en Norvège, comportant six itinéraires différents ayant tous pour destination la cathédrale Nidaros (Nidarosdomen) à Trondheim. Les protestants marchent aussi sur les traces des Réformateurs et autres figures importantes du protestantisme, comme Jean-Sébastien Bach, Jean-Frédéric Oberlin ou Albert Schweitzer, par exemple. Les orthodoxes ont également leurs grands pèlerinages, en Russie, en Roumanie, en Grèce, etc.
«Le but n’est pas pour nous de vénérer des reliques»
Le pasteur comprend bien qu’un protestant puisse avoir de la réticence et d’être mal à l’aise face au culte des reliques lors de certains pèlerinages. «On se met cependant à l’écoute, on essaie d’être en dialogue. Mais en parcourant la Via Francigena, pour nous, le but, en allant à Rome, n’est pas d’aller vénérer des reliques». Ils se rendront toutefois sur la tombe de saint Pierre.
Chantal précise: «méditer sur le chemin, c’est tout aussi important! Ecouter et admirer la nature, la Création… Avant de se mettre en marche, on lit un texte biblique, en route, on échange sur les Ecritures, on rumine le texte, cela nous nourrit tout au long du chemin». «On marche avec la Parole, cela donne la tonalité à toute la journée et la marche favorise le cheminement intérieur, qui te transforme», confirme Martin. Qui estime très positif que, dans un monde globalisé et en recherche de sens, les protestants redécouvrent le pèlerinage, en l’épurant toutefois, en le centrant sur le Christ, la lectio divina et l’expérience communautaire.
Le besoin de prendre du recul par rapport à la vie quotidienne, la quête de racines, de points de repère historiques, expliquent en grande partie la raison pour laquelle les anciens chemins de pèlerinage en Europe sont de nouveau parcourus par la foule de pèlerins. Ils attirent non seulement les catholiques, mais également nombre de protestants, tout comme des indifférents et des chrétiens sécularisés, voire des athées. (cath.ch/be)
(*) Martin Hoegger est un vieux routier du pèlerinage. Il a fait le Chemin de Compostelle avec deux amis prêtres. A pied sur le tronçon suisse, et à vélo en Espagne. «Une très belle expérience fraternelle, inoubliable !» JB