Via Cluny, les vestiges des prieurés ruraux de Bursins et Bassins 6/6
Au moment de me lancer sur la Via Cluny entre Bursins (VD) et Bassins (VD), pour la dernière étape de la série proposée par cath.ch en cet été 2023, mes pensées s’envolent vers mes collègues qui m’y ont précédée. Chacun d’entre eux a marqué la route de son empreinte particulière. Quelle sera la mienne?
Accompagnée de deux amies, je pars à la découverte des prieurés des villages vaudois de Bursins et de Bassins. Tous deux font partie du réseau des sites clunisiens de Suisse et seuls 8,4 km de vignes et de bois les séparent.* Le premier pourtant sera rattaché à Romaimôtier et le second à Payerne.
Les vignobles convoités de Bursins
Situé le long de l’importante voie romaine qui reliait la France à l’Italie, convoité déjà au 10e siècle pour ses vignobles, le village de Bursins (750 habitants) est resté très viticole. Floriane Beetschen nous y attend, sur la place des Tilleuls, devant l’église Saint-Martin qui jouxte la cure protestante et ses traditionnels volets aux couleurs vaudoises. Blanc et vert donc.
Historienne de formation et vice-présidente du conseil communal, cette bursinoise accepte volontiers de jouer les guides à l’occasion.** Elle nous ouvrira un peu plus tard les portes de la maison-forte habituellement fermée aux visiteurs, mais qui peut se visiter sur demande. Le bâtiment est classé au patrimoine national. Avec l’église, ils constituent les deux témoins majeurs de l’histoire clunisienne du village.
Un domaine monastique protégé de remparts
En 1011, Rodolphe III, roi de Bourgogne, fait don de l’église paroissiale de Bursins au prieuré de Romainmôtier, rattaché alors à Cluny. «Très vite les moines ont compris le potentiel économique que représentaient les vignobles», déclare Floriane Beetschen. En 1260, le prieur de Romainmôtier y construit un complexe monastique, avec une maison-forte derrière l’église, un cellier (sur l’emplacement actuel de la cure) et un pressoir. Le domaine est entouré d’un rempart et de tours pour le défendre, notamment de la convoitise de l’évêque de Genève. Le rattachement définitif au prieuré de Romainmôtier est prononcé en 1329 par l’abbé de Cluny, à condition que «le culte divin n’y soit pas négligé». Dans les faits, peu de moines y vivent.
Au 16e siècle, le vent de la Réforme souffle sur les lieux. «Suite au morcellement du duché de Bourgogne, Bursins a été rattaché à la Maison de Savoie, résume Floriane Beetschen. Quand cette dernière s’est trouvée en conflit avec Genève, les Bernois ont volé au secours de la ville, s’emparant au passage des terres vaudoises qui ne faisaient pas encore partie de la Confédération. En 1536, toutes les propriétés monastiques sont passées entre leurs mains et l’église a été affectée au culte réformé. Trente pauses de vignes (14 hectares) sont ainsi tombées dans l’escarcelle des Bernois.» Les vignes, encore…
Le représentant du bailli s’installe dans la maison-forte, en face de la Grange de la dîme. Les Bernois resteront sur les lieux jusqu’à la révolution vaudoise de la fin du 18e siècle.
Trois chapelles, trois époques
À la suite de notre guide, je pénètre dans l’église, accessible tous les jours entre 7h00 et 19h00. De l’église romane primitive, il ne reste que quelques traces. Le bâtiment a connu plusieurs rénovations et agrandissements, notamment à la fin du 14e siècle et début du 15e.
L’église abrite trois chapelles. La plus ancienne (au fond face à l’entrée), la chapelle absidiale Saint-Sébastien, date de la première construction en 1011. La deuxième, dédiée à St Jean-Baptiste (à droite de l’allée centrale), a été financée par des nobles de Dully et par Pierre de Senarclens, seigneur du lieu, désireux de s’attirer les bonnes grâce du Ciel. «Durant les offices, les familles des nobles se rassemblaient dans ‘leur’ chapelle, rappelle Floriane Beetsche. L’église était un lieu où on affichait son importance. D’ailleurs le sous-sol du complexe abrite 150 tombeaux de seigneuries.» La troisième chapelle (à gauche de l’entrée), dédiée à Saint-Nicolas, date du début du 16e siècle et s’ouvre sur la nef par une ample arcade.
Les restaurations successives n’ont pas toujours été faites dans la dentelle, affirme la conseillère communale. Des parties des murs ou du mobilier ont été inopinément mises au rebus. Comme ce bout de colonne sculpté, sur lequel reposait probablement un bénitier, heureusement récupéré par un habitant, qui a retrouvé sa place dans la chapelle St-Sébastien.
Au-dessus du lac, au milieu des vignobles
Je pourrais écouter encore longtemps Floriane Beetschen conter, non sans humour, les aventures du prieuré de Bursins, mais il est temps de se mettre en route pour Bassins. Nous avons de la chance, la météo est clémente. Pas de pluie, pas de grandes chaleurs, et quelques nuages intermittents pour donner au ciel des reliefs colorés.
Le chemin goudronné que nous empruntons longe la maison-forte et se poursuit en direction du village de Vinzel, au milieu des vignobles et leur raisin encore vert. La vue depuis les hauteurs sur les Alpes, le lac Léman, avec le jet d’eau de Genève tout au bout, et le Salève est imprenable. Quelques rares ouvriers dans les vignes, quelques marcheurs, le chemin est peu fréquenté. En arrière-fond sonore, la circulation de l’autoroute.
Un peu avant Luins (VD), nous coupons à travers les vignes pour rejoindre plus haut un sentier de terre qui longe les bois. Il mène directement au centre de Begnins. Nous sommes à mi-parcours. L’idée est d’acheter de quoi pique-niquer, mais c’est sans compter avec les vacances d’été. Tous les commerçants semblent s’être donné le mot! Je repars bredouille, un peu dépitée d’avoir raté l’occasion de goûter au fameux lard de Begnins. Il faut en plus remonter la route de St-Cergue, en plein travaux et sans trottoir. La partie la moins plaisante du trajet.
Dans le parc naturel du Jura vaudois
À hauteur de la Cézille, nous quittons avec soulagement le bitume. Nous nous arrêtons pour déjeuner sur une terrasse, même si le trajet n’est plus très long. Bien nous en a pris. Faute d’indications précises, dans la forêt qui sépare Arzier-Les Muids et Bassins (une forêt dont les deux communes se disputèrent longtemps la possession), nous raterons un peu plus tard «la bonne sortie» pour Bassins, rallongeant le trajet de plus de deux kilomètres.
En attendant, je goute au plaisir de suivre ce sentier bordé de chênes, d’épicéas, de noisetiers, noyers, érables et autres arbres inconnus de moi. Sans conteste, la forêt est bien entretenue. De la route un peu plus en hauteur, parvient le bruit régulier des voitures. Il est quasi impossible dans notre petit pays de trouver des lieux détachés de toute empreinte sonore humaine. Les oiseaux pour leur part se font plutôt discrets. C’est l’heure de la sieste! Ici ou là, une buse, un pic épeiche ou un merle donne de la voix. Quant au ruisseau de la Combe, il est malheureusement complètement asséché. Nous suivons son lit, avant de retrouver la route, bien trop au-dessus de Bassins.
Derrière l’église de Bassins, une vue panoramique
Au détour d’une rue partant de la fontaine centrale du village, perchée sur un promontoire, surgit la petite église Notre-Dame, avec sa tour romane surmontée d’un clocher de style bourguignon. Isabelle Court, la pasteur de la paroisse, et Gilbert Auberson sont déjà là. Si le prieuré de Bassins a intégré la Via Cluny, assure la pasteure, alors même que le village ne se trouve pas sur la voie romaine, c’est grâce à ce passionné d’histoire, délégué de la commune auprès de la Fédération européenne des sites clunisiens.
Nos guides nous invitent à faire le tour de l’église. Une vue panoramique à plus de 200 degrés et portant jusqu’en France s’offre à nous. Le lac jouxté par les Alpes, les champs cultivés, les forêts du Jura… Un lieu stratégique sur le plan militaire sans nul doute!
Un petit prieuré rural du 11e siècle
Quand le prieuré de Bassins rejoint au Moyen-Âge la constellation clunisienne, relate Gilbert Auberson, les forêts du Haut Jura ne sont guère occupées que par les chartreux d’Oujon (Arzier), les clunisiens de Romainmôtier et les prémontrés du Lac de Joux. Les cisterciens de Bonmont, au pied de la Dôle, viendront compléter ce paysage monastique en 1123.
C’est probablement à la suite d’une donation faite par Humbert Ier, sire de Cossonay et de Prangins, que l’église Notre-Dame de Bassins a été placée au 11e siècle sous la dépendance du monastère de Payerne. «On ne peut pas en être sûr, explique Gilbert Auberson, car tous les actes relatifs au prieuré se trouvaient dans le couvent de Payerne quand celui-ci a brûlé, vers 1235.» Les moines du prieuré – ou plutôt le moine selon toute probabilité – supervisent l’exploitation agricole du domaine. Dans un acte datant de 1336, Aymon de Montagny, prieur de Payerne, accorde à Nicolas de Joulens, seul moine de Bassins dont on ait retrouvé le nom, le droit de jouir du lieu. Payerne gardera toutefois jusqu’à la Réforme protestante une forte emprise sur Bassins.
Le cœur, entre les mains d’artistes du début du 20e siècle
Seul vestige de ce prieuré rural, l’église du village est accessible sept jours sur 7sept de 8h à 20h, grâce à un bouton sur le côté. «Il ne faut pas hésiter à pousser fort», nous dit la pasteure joignant la parole à l’acte.
Le bâtiment a connu diverses adjonctions entre le 12e et le 16e siècle et a été restauré une première fois en 1878. Au centre, sur l’ambon, trône une grande Bible de 1779, offerte à la paroisse par un habitant.
La partie la plus ancienne, le chœur, avec sa voûte en berceau, a été embellie en 1934 par une fresque murale d’Alfred Ramseyer représentant «un berger en adoration devant l’étoile annonciation du Messie», ainsi que par deux vitraux de Marcel Poncet. Symbolisant la communion, l’un présente une grappe de raisin entourée du soleil et de l’alpha, l’autre une gerbe de blé entre la lune et l’oméga.
Y flotte aussi, depuis mars 2016, la bannière brodée en 40 carrés illustrant l’histoire clunisienne de Bassins (on en trouve une autre dans l’église de Bursins), réalisée dans le cadre d’un projet européen.
Aux cotés du Saint-Esprit, Marie
L’église compte deux chapelles. Murée par les Bernois pour servir de grenier à blé, celle du Saint-Esprit sur la gauche (15e siècle) a été rouverte en 1934. Un orgue, financé par la population, y occupe l’espace depuis 1984. Plus surprenant dans une église protestante, la chaire du pasteur est ornée d’un tissu représentant la Vierge Marie. «Nous sommes très œcuméniques, lance la pasteure. J’ai refait de la place pour une chapelle dédiée à Marie, là où en 1406 a été fondée la Chapelle de la Vierge. Des catholiques viennent parfois s’y recueillir.» Le prieuré d’ailleurs n’est-il pas de toujours consacré à Notre-Dame?
La porte de la petite église se referme sur cette note de réconciliation religieuse. De quoi méditer sur le chemin de retour. (cath.ch/lb)
* Les chemins de Cluny en Suisse, éd. Yverdon-les-Bains Région: présentation de chaque site, avec résumé historique et carte topographique pour chaque étape.
** Pour une visite guidée du prieuré de Bursins, s’adresser à la commune: greffe@bursins.ch
La via Cluny en Suisse romande
La nouvelle exposition CLUNY #TOUSCONNECTÉS, à l’abbatiale de Payerne, met en valeur le réseau formé par les sites liés à la célèbre abbaye française. L’occasion pour cath.ch de vous proposer sa série d’été, qui fera découvrir diverses étapes de la «Via Cluny» en Suisse romande.