Urs Brosi est secrétaire général de la RKZ depuis 2022 | © Grégory Roth
Dossier

Urs Brosi: «La méfiance est grande»

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Urs Brosi, secrétaire général de la Conférence centrale catholique romaine de Suisse (RKZ), a énoncé dans l’émission alémanique SRF Club quatre demandes à la Conférence des évêques suisses (CES), menaçant de lui suspendre si nécessaire les versements. Tout le monde est conscient du «potentiel d’escalade d’une telle menace», relève-t-il. Mais la RKZ sait également que «les pseudo-mesures sans ‘mordant’ juridique ne suffisent pas.»

Par Annalena Müller, kath.ch/traduction et adaptation: Raphaël Zbinden

Avez-vous été surpris par les résultats du projet pilote [de l’Université de Zurich, ndlr]?
Urs Brosi: Non, hélas pas vraiment. On pouvait supposer que le nombre de cas d’abus serait nettement plus élevé que celui dont nous avons eu connaissance par le biais de la Commission d’indemnisation [Commission pour l’indemnisation des victimes d’abus sexuels commis dans le contexte ecclésial et prescrits, ndlr]. Il est à craindre que les chiffres du projet pilote ne soient encore plus élevés, même s’il est difficile de dire dans quelle mesure. Mais nous sommes conscients de ne pas être confrontés à une simple somme de cas isolés. Le problème a des causes systémiques.

De nos jours, certains milieux font référence aux clubs sportifs et aux familles, où il y a aussi des abus. Qu’est-ce qui différencie la crise des abus au sein de l’Église de ces derniers?
L’étude identifie les spécificités catholiques qui ont favorisé les abus sexuels dans le contexte de l’Eglise. Cela inclut la morale sexuelle catholique, le célibat, les rapports de genre au sein de l’institution, le fossé de pouvoir, la tension ambivalente entre l’Eglise catholique et l’homosexualité. Spécifiquement, l’abus sexuel dans un contexte ecclésial s’accompagne souvent d’un abus spirituel: les victimes ont fréquemment été contraintes au silence sous la menace d’une punition divine.

    «Nous devons prendre des mesures pour garantir des poursuites pénales contre les abus commis dans le milieu ecclésiastique»

Y a-t-il d’autres éléments typiques pour l’Église catholique?
Le problème de la dissimulation est également systémique. Les responsables n’ont pas enquêté de manière efficace sur les cas d’abus signalés. Il est illusoire de croire qu’à l’avenir, les abus pourraient être totalement évités. Cela ne fonctionnera ni dans l’Église, ni dans la société. Mais nous pouvons et devons prendre des mesures qui s’attaquent aux facteurs systémiques d’abus et de dissimulation et qui garantissent la poursuite pénale des abus dans le contexte ecclésial.

L’Église en Suisse espérait que le système dual aurait un certain effet protecteur et qu’il y aurait donc moins de cas d’abus qu’ailleurs. Cela n’a pas été le cas.
L’étude a montré que les abus dans l’environnement ecclésiastique sont restés longtemps impunis parce que la société a elle aussi détourné les yeux. Cela concerne bien sûr également les corporations ecclésiastiques et les paroisses. Dans le même temps, l’étude présente un cas du canton de Zurich pour lequel le système dual a probablement joué un rôle positif.

    «Dans le canton de Zurich, des paroisses n’ont pas embauché des prêtres suite à des rumeurs d’abus»

Dans le canton de Zurich, des paroisses n’ont pas embauché un prêtre mis à leur disposition par l’évêque et le vicaire général en raison de rumeurs d’abus à son encontre. Il existe cependant d’autres exemples où des responsables d’organes relevant du droit ecclésiastique n’ont pas fait preuve de la même détermination. Les résultats finaux de l’étude, dans trois ans, montreront le rôle que le système dual a finalement joué.

Le 12 septembre, Mgr Bonnemain a présenté quatre mesures qui doivent être mises en œuvre dans un délai d’un an. Certaines sont faciles à réaliser, telles que l’arrêt de la destruction des dossiers. D’autres, telles que la professionnalisation du personnel et la création d’une cellule nationale d’information, sont plus complexes. Qu’est-ce que ces mesures vont-elles concrètement impliquer?
La professionnalisation implique, entre autres, l’unification des structures et de l’administration. Nous avons envisagé différents concepts pour la cellule nationale d’information. Soit nous mettrons en place notre propre organe – c’est-à-dire de la CES, de la RKZ, et de la KOVOS [Conférence des Unions des Ordres et des autres communautés de vie consacrée en Suisse] – soit nous confierons un mandat à un organe déjà existant. Pour cela, les possibilités de financement doivent être examinées. Et nous devrons nous assurer que les interlocuteurs connaissent bien le monde et les structures ecclésiales, ou alors nous devrons les former en conséquence.

Cela s’apparente à un ‘Work in Progress’. Tout cela sera-t-il prêt et opérationnel en 2024?
Je ne sais pas.

Il y a encore beaucoup de conflits potentiels. Vous avez présenté mardi [le 19 septembre 2023, ndlr] au SRF Club les exigences de la RKZ, y compris la demande d’une fonction de contrôle pour la nouvelle cellule de signalement.
Tout d’abord, je voudrais dire que nous sommes très proches les uns des autres au niveau des convictions de base entre la CES, les religieux et la RKZ. Mais il faut encore clarifier que la nouvelle cellule ne sera pas seulement un centre de rassemblement [des informations, ndlr]. Elle doit aussi avoir une fonction de conseil et de soutien et surtout une fonction de contrôle.

    «La cellule d’alerte devrait être dotée d’une fonction de contrôle»

Mais ce n’est pas ce que veulent les évêques – Mgr Joseph Bonnemain m’a répondu à cette question: «Une cellule est une cellule», impliquant qu’elle n’aurait aucun pouvoir de contrôle ou d’instruction… Et le communiqué de presse de la CES de samedi [23 septembre 2023, ndlr] ne parle que de «collecte» [d’informations]…
Il faudra négocier. Mais il est clair que les choses ne peuvent pas continuer comme par le passé. Des experts externes – hommes et femmes – doivent être impliqués dans les processus.

Quelles sont les fonctions de contrôle que vous demandez?
Il s’agirait notamment d’assistance: les responsables du personnel des diocèses et des paroisses resteraient compétents pour les décisions en matière de personnel en cas de dénonciation d’abus. Les professionnels de la cellule d’information les aideraient dans cette situation difficile. En cas de confrontation éventuelle, ils pourraient être présents et les aider à s’orienter. Ce serait très utile.

Mais les demandes de la RKZ vont plus loin…
Les professionnels qui s’occuperont de la nouvelle ligne téléphonique devraient avoir un droit d’information et d’accès aux dossiers. Ils devraient pouvoir demander à un évêché ou à une paroisse qui enquête: qu’avez-vous fait avec ce cas? La police a-t-elle été informée? Une décision a-t-elle été prise? Comment a-t-elle été prise et quelle est-elle?

    «C’est un premier pas vers la séparation des pouvoirs»

Vous demandez donc un devoir d’information de la part des autorités ecclésiastiques compétentes et la possibilité d’accès aux dossiers?
Oui. La cellule d’urgence n’aurait pas de pouvoir décisionnel. Mais elle devrait avoir un rôle de contrôle, c’est-à-dire vérifier si une décision raisonnable a été prise. Et si elle avait l’impression qu’une affaire n’a pas été suivie correctement et qu’elle a été classée pour des raisons fallacieuses, elle devrait avoir le droit d’intervenir. Tout d’abord, auprès de la direction du diocèse et de la paroisse concernée. Et si ceux-ci ne répondaient pas, ils pourraient s’adresser au Conseil de coopération – l’organe supérieur de l’Église en Suisse, où siègent les présidents de la CES et de la RKZ – où ils pourraient relever le cas.

Comment cette proposition est-elle accueillie par les responsables des diocèses?
Je ne pars pas du principe que nous parviendrons à faire passer tous ces points sans heurts. Car ce que nous demandons ici est un premier pas vers une séparation des pouvoirs; pas encore une séparation au sens propre du terme. En effet, la cellule de signalement ne doit pas avoir le pouvoir de juger, mais seulement celui de contrôler. Néanmoins, nous voulons créer un organe indépendant des instances ecclésiastiques et de droit public ecclésiastique qui, grâce à ses compétences de contrôle, contribuera à empêcher que l’on ferme les yeux sur des cas et que l’on en dissimule.

    «Les gens ne croient pas les évêques lorsqu’ils disent qu’ils peuvent résoudre cette crise eux-mêmes dans le cadre ecclésial existant»

Dans une lettre adressée aux agents pastoraux de son diocèse, Mgr Felix Gmür s’est dit «irrité» par la démarche de la RKZ et a parlé d’un «vote de défiance manifeste». Qu’en pensez-vous?
Au vu des découvertes de la semaine dernière, il est impératif qu’il y ait une forme de contrôle externe sur l’ensemble des procédures. En ce qui concerne la méfiance, oui, elle est grande. Il faut le dire très clairement. Dans les jours qui ont suivi le 12 septembre, les gens nous ont renvoyé sans équivoque cette méfiance. Ils ne croient pas les évêques lorsqu’ils affirment pouvoir résoudre eux-mêmes cette crise dans le cadre ecclésial existant. C’est pourquoi, à la Conférence centrale, nous avons formulé les étapes concrètes annoncées dans le SRF Club.

Les évêques ont-ils été mis au courant à l’avance?
Oui, nous les avons informés au préalable. Ni la CES ni Mgr Bonnemain n’auraient dû être surpris.

Une autre revendication centrale de la RKZ est celle d’un tribunal pénal interdiocésain. Où en est ce projet?
L’idée n’est pas nouvelle et n’a pas non plus été développée par nous. Elle est déjà mise en œuvre en France et on en parle aussi en Allemagne. Nous avons donc des modèles dont nous pouvons nous inspirer et avec lesquels nous cherchons à échanger. L’enjeu d’un tel tribunal pénal est avant tout de garantir deux choses: Premièrement, la distance. Dans la structure actuelle, une enquête est menée au sein du diocèse. L’évêque est le chef suprême du tribunal concerné et en même temps le responsable d’un clerc accusé. Pour toute personne extérieure à la hiérarchie ecclésiastique, le problème de partialité est ici évident.

Et le deuxième point?
Les compétences. La grande majorité des cas traités par un tribunal diocésain sont des cas de nullité de mariage. Ceux-ci se déroulent selon des règles totalement différentes de celles des procès pénaux ecclésiastiques. Dans de nombreux cas, les juges diocésains ne savent tout simplement pas comment mener une enquête et un procès pénaux. Lorsqu’un tribunal pénal interdiocésain est compétent pour de tels cas, on s’assure que de telles compétences y sont concentrées. Tant en ce qui concerne le droit pénal matériel que le droit formel de la procédure pénale.

Il est important que ce ne soient pas seulement des clercs qui soient nommés juges ici, mais aussi des hommes et des femmes laïques. Cela est en principe possible du point de vue du droit canonique grâce à une dispense romaine.

Mgr Joseph Bonnemain, évêque de Coire, et Renata Asal-Steger, présidente de la RKZ | © Bernard Hallet

Selon un article paru dans Le temps samedi [le 23 septembre 2023, ndlr], la CES semble prête à entrer en matière sur ces demandes de la RKZ…
J’ai également lu le rapport et je me suis réjoui que les évêques envisagent de faire appel à des juges qui ne sont pas des clercs dans les procédures pénales contre des prêtres. C’est extrêmement important, surtout pour les victimes. La présidence de la RKZ demande que la Conférence centrale soit intégrée dans l’organe responsable du tribunal pénal interdiocésain. En effet, au vu des dispositions romaines qui continuent d’exister, il n’est pas exclu, avec d’autres évêques, de retomber dans un tribunal purement clérical.

Vous êtes un bon exemple du fait que l’on peut être juge ecclésiastique sans être clerc…
C’est exact. En tant que spécialiste du droit canon, je regrette que Rome ne développe pas davantage le système juridique interne de l’Eglise en fonction des droits humains et des principes de traitement égal et équitable et de séparation des pouvoirs. On voit à nouveau cet esprit de clocher: il faut que ce soit un évêque qui enquête sur d’autres évêques. Cela ne peut pas se faire sans partialité, ce serait un exercice surhumain.

Sur ce point, la RKZ a demandé que Mgr Bonnemain soit assisté d’un enquêteur non ecclésiastique. L’évêque a également accepté cela. Avez-vous déjà un nom?
Il y a deux noms dont nous discutons à l’interne. Il s’agit de personnes renommées dans le domaine de l’investigation, qui seraient prêtes à assumer cette tâche. Je ne veux pas encore citer de noms publiquement. Nous voulons impliquer quoiqu’il en soit l’évêque Bonnemain dans la suite du processus. J’espère qu’il sera prêt à prendre une décision [à ce sujet ndlr] dans trois semaines.

    «La RKZ peut décider d’une réduction des versements à la Conférence des évêques»

Les candidats ou candidates connaissent-ils le système ecclésiastique?
Ils connaissent le système étatique. Mais ce qui nous intéresse en premier lieu, ce sont leurs compétences d’investigation. Mgr Bonnemain connaît l’Eglise et cela suffit. Il ne s’agit pas pour nous de mettre Mgr Bonnemain hors jeu, mais de lui apporter un soutien technique et de réduire le problème de la partialité.

Dans le SRF Club, vous avez également montré que la RKZ était sérieuse, en menaçant notamment de suspendre les versements à la CES. Est-ce une option seulement possible ou auriez-vous besoin pour cela de l’accord des corporations ecclésiastiques cantonales et des paroisses?
L’assemblée plénière de la RKZ peut décider d’une réduction des versements à la CES. Si nous voulions arrêter complètement le financement, nous devrions effectivement le décider avec les corporations ecclésiastiques, car cela impliquerait la résiliation d’un contrat avec la CES.

«Nous sommes conscients du risque que des pseudo-mesures sans ‘mordant’ juridique ne suffisent pas»

La RKZ décide du montant des fonds alloués à la Conférence des évêques. Ce n’est pas quelque chose de nouveau. Des négociations sur les contributions se déroulent tous les quatre ans. Le prochain cycle de négociations est prévu pour cet automne et cet hiver. Il y a donc une certaine actualité. Et nous allons maintenant devoir entamer les discussions.

Renata Asal-Steger [présidente de la RKZ, ndlr] a envisagé de refuser à l’avenir de verser de l’argent aux évêques si les choses ne bougent pas suffisamment. Une paroisse du diocèse de Bâle le fait déjà. Avez-vous une idée du climat qui règne [chez les fidèles, ndlr]?
Trop peu pour que je puisse dire quelque chose de général. En ce moment, on communique beaucoup par e-mail, au téléphone et en réunion. Ce que je peux dire, c’est que le degré d’incertitude est très élevé. On part du principe que nous devons maintenant fournir quelque chose. Et que les paroles bienveillantes des responsables – qu’il s’agisse d’évêques ou d’Eglise cantonales – ne suffisent pas, ou qu’elle peuvent être encore plus nuisibles.

Les diocèses n’ont pas seulement l’impôt ecclésiastique comme source de revenus. Ils se financent aussi par des fonds d’investissement et des biens immobiliers. Dans quelle mesure le levier financier des corporations ecclésiastiques ou de la RKZ serait-il important?
La CES n’a pas d’autres revenus. Elle est tributaire de l’argent de la RKZ. La situation est différente dans les diocèses. Le diocèse de Bâle reçoit environ 3,8 millions de francs d’impôts ecclésiastiques, ce qui représente environ 70% de ses revenus. Les coupes seraient donc très douloureuses. A Coire, ce serait sans doute un peu moins existentiel en raison d’autres sources de revenus. D’une manière générale, je dirais que les coupes seraient partout très importantes, mais avec une intensité différente.

A quel point êtes-vous proche d’activer ce levier financier?
La présidence de la RKZ a mis en consultation, en même temps que les quatre revendications, la question de savoir si le levier financier devait être utilisé pour atteindre les objectifs. La décision est prévue pour début décembre [2023, ndlr]. Tout le monde est conscient du potentiel d’escalade d’une telle menace. Mais nous sommes également conscients du risque que des pseudo-mesures sans «mordant» juridique ne suffisent pas. Les corporations ecclésiastiques cantonales vont maintenant procéder à cette pesée des intérêts en interne. (cath.ch/kath/am/rz)

Suite
Urs Brosi est secrétaire général de la RKZ depuis 2022 | © Grégory Roth
25 septembre 2023 | 17:34
par Rédaction

Le rapport du projet pilote sur l’histoire des abus sexuels dans l’Eglise suisse a permis de dénombrer, entre 1950 et 2022, 1’002 cas d’abus sexuels sur 921 victimes pour 510 auteurs. Selon les historiens, il ne pourrait s’agir là que de la partie émergée de l’iceberg. La faillite de l’institution et les négligences des évêques dans la gestion des abus sont pointées du doigt.

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