«Un véritable tsunami a emporté nos enfants», déplore le patriarche melkite Grégoire III Laham
«Un véritable tsunami a emporté nos enfants sur les mers et les océans, vers la Suède, l’Allemagne, le Canada, l’Australie…», confie à cath.ch Grégoire III Laham, patriarche gréco-catholique d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem.
Le chef de l’Eglise melkite souligne avec force que le conflit actuel en Syrie n’est en aucun cas une «guerre de religion», même si la religion est instrumentalisée par les djihadistes. En raison de la guerre, plus de dix millions de Syriens, près de la moitié de la population, ont dû abandonner leur foyer pour trouver refuge dans des endroits plus sûrs à l’intérieur du pays ou sont partis vers la Turquie, le Liban, la Jordanie, l’Egypte ou encore à l’extérieur du Moyen-Orient.
A l’invitation de l’Aide à l’Eglise en Détresse (AED), qui organise chaque année la Journée nationale pour les chrétiens victimes de discriminations et de persécutions, Grégoire III Laham était de passage en Suisse durant le week-end du 29-30 octobre 2016.
Dessins et messages des enfants de Syrie
Agé de 83 ans, né à Daraya, dans la banlieue de Damas, selon la tradition lieu de la conversion de saint Paul, le patriarche syrien a visité à la mi-octobre l’Union européenne (UE) à Bruxelles et les Nations Unies à Genève au sein d’une délégation des trois principales Eglises de Syrie. Le patriarche gréco-catholique melkite était accompagné par le métropolite de Homs, Georges Abou-Zakhem, représentant du patriarcat grec-orthodoxe d’Antioche et de tout l’Orient, et par le métropolite syro-orthodoxe de Homs et de Hama, Mgr Selwanos Boutros Alnemeh.
Les leaders chrétiens de Syrie avaient apporté, à l’adresse des responsables de l’UE, du Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, des dessins et des messages réalisés par les 1’200’000 enfants musulmans et chrétiens fréquentant les écoles de Homs, Alep et Damas. Ces «ambassadeurs des enfants de Syrie» ont lancé à cette occasion un appel urgent pour la paix.
Une génération sans école est une génération perdue
«Notre message est clair, insiste le patriarche Grégoire III Laham: une génération sans école est une génération perdue, capable de rejoindre par désespoir les rangs des terroristes de Daech, l’Etat Islamique». Nombre d’enfants réfugiés ou déplacés ne fréquentent pas l’école, et ce sont des proies très faciles pour les djihadistes, une véritable «bombe à retardement».
«Nous ne sommes pas des politiciens, notre rôle est de raviver l’âme d’une société multiculturelle syrienne. Dans les régions qui ne sont pas tombées aux mains des djihadistes, chrétiens et musulmans vivent ensemble, pacifiquement, comme ils le font depuis plus de 14 siècles. Les chrétiens au Moyen-Orient jouent historiquement un rôle modérateur et de culture. Nous pratiquons le ‘dialogue de vie’ avec les musulmans, les enfants vont à l’école ensemble, il y a cinq ministres chrétiens dans le gouvernement syrien».
Risque de radicalisation chez les musulmans
«Les chrétiens ont des écoles, des œuvres caritatives, des centres de jeunesse. Comme chrétiens [dans les zones gouvernementales], nous avons une vie normale. En dehors des zones de guerre, nous pouvons circuler librement, les magasins et les restaurants sont ouverts, même si les prix ont beaucoup augmenté. Si, par malheur, la région se vidait totalement de ses chrétiens, il y aurait un très fort risque de radicalisation chez les musulmans».
Dans les faits, la plupart des musulmans refusent ce scénario catastrophe. «Un homme d’affaires musulman me l’a dit: un pays où il n’y aurait plus de chrétiens ne serait pas vivable! S’il n’y a plus de chrétiens, il n’y a plus d’arabisme. Ce n’est pas seulement la présence chrétienne qui est importante, mais le rôle qu’ils jouent dans la société. Songeons à ce qu’ils ont apporté: la préservation de la langue arabe sous l’empire ottoman, la littérature, la culture en général…».
Si la guerre est aux portes de Damas, dans la ville-même, qui est sécurisée, la vie continue, bien que les rebelles puissent lancer parfois des obus de mortier ou commettre des attentats. Nombre de chrétiens, qui ont fui les zones de guerre, ont trouvé refuge à Tartous, à Marmarita, près de la citadelle croisée du Krak des Chevaliers, dans la Vallée des Chrétiens. «Ils y sont en sécurité!»
Un tiers des chrétiens déplacés internes ou réfugiés à l’étranger
Sur les 1,5 à 2 millions de chrétiens vivant en Syrie avant la guerre, un tiers a été déplacé par les combats et une partie d’entre eux sont déjà à l’étranger. «Ils ont pris peur dès que l’implantation des terroristes de Daech dans le pays s’est fait sentir, quand ils ont instauré en 2014 l’Etat islamique et le califat sur les territoires dont ils avaient pris le contrôle…»
Les attaques contre 35 villages chrétiens assyriens le long de la rivière Khabour, au nord-est de la Syrie, les chrétiens coptes égorgés sur une plage de Libye, la prise de Mossoul et des villages chrétiens de la Plaine de Ninive, ont suscité un vent de panique parmi les chrétiens syriens, leur portant un grave coup au moral. «Ils avaient peur que cela arrive à leur tour, c’était comme une contagion. Les jeunes s’encourageaient mutuellement à partir». C’est un des buts de Daech: semer la terreur, diviser les gens sur des lignes confessionnelles ou ethniques.
L’Europe ferme ses portes aux réfugiés
Une partie de ceux qui ont quitté le pays l’ont aussi fait pour ne pas être enrôlés: ceux qui étaient à l’armée n’étaient pas libérés après leur service militaire, mais y restaient des années, avec la peur de jamais en sortir… Les réservistes avaient la même crainte. «Ce qui a arrêté le tsunami, ce sont les mesures prises par la Turquie, qui exige désormais un visa, ainsi que la politique de l’Europe, qui ferme ses portes aux réfugiés. Entretemps, les Irakiens qui étaient réfugiés dans nos paroisses, dont les enfants suivaient nos cours de catéchisme, sont tous partis pour la Suède, l’Australie, le Canada…»
Aujourd’hui, note le patriarche Grégoire III Laham, 50% des médecins – chrétiens ou musulmans – ne sont plus là, tout comme instituteurs. »C’étaient souvent les meilleurs!» Les petits séminaristes, à Damas, ont suivi leurs parents sur la route de l’exil.
Le Liban aussi a serré la vis, mais dans ce pays, beaucoup de chrétiens, qui veulent partir plus loin, ne se font pas enregistrer. Si l’Eglise les aide, ils ne reçoivent par contre aucune aide officielle. Nombre d’enfants réfugiés ne fréquentent pas l’école, et ce sont des proies très faciles pour les djihadistes, une véritable «bombe à retardement».
Une «Eglise des Arabes»
Si la Syrie est une terre essentielle pour le christianisme, c’est parce que l’apôtre Paul y a été baptisé et catéchisé, mais aussi parce que c’est dans l’antique ville syrienne d’Antioche (aujourd’hui en Turquie) que pour la première fois, les disciples de Jésus ont reçu le nom de «chrétiens».
Le patriarche melkite veut représenter une «Eglise des Arabes», qu’il définit comme «une Eglise qui vit dans le monde arabe et musulman, qui interagit avec lui, qui souffre et qui jouit avec lui, qui construit et qui espère, qui croit et qui aime. Cette Eglise est vraiment l’Eglise de l’Emmanuel, l’Eglise avec et l’Eglise pour». Il invite les chrétiens de Syrie à rester au pays: «Malgré les circonstances, nous devons tenir bon! Nous encourageons nos enfants à rester là où Dieu les a plantés, en Syrie, berceau du christianisme, gardiens de la foi de leurs ancêtres». JB
Prière pour les défenseurs de la patrie
L’Assemblée d’automne de la hiérarchie catholique en Syrie, qui s’est tenue le 19 octobre 2016 au Patriarcat grec-melkite catholique à Damas sous la présidence de Grégoire III Laham, a fait mémoire «de ceux de nos enfants qui ont disparu et ont été enlevés ici et là en Syrie, et des prêtres et des métropolites Gregorios Yohanna Ibrahim et Boulos Yazigi». Ces deux évêques orthodoxes ont été enlevés par les djihadistes le 22 avril 2013 près d’Alep, et l’on est sans nouvelles d’eux depuis lors. «Nous prions pour notre président et ses collaborateurs, et pour notre armée qui reste ferme dans sa fidélité à la mission de la patrie. Ils sont les défenseurs de la patrie!», peut-on lire dans le communiqué de la hiérarchie catholique en Syrie.
Les melkites, des catholiques de rite byzantin de langue arabe
Les grecs-melkites catholiques se trouvent, à l’origine, dans les trois grands Patriarcats orientaux d’Antioche, d’Alexandrie et de Jérusalem. Actuellement ils vivent en majorité en diaspora, loin du Moyen-Orient. Le mot «melkite» vient du syriaque «malko» et signifie royal ou impérial. Ce surnom a été donné pour la première fois en 460, en Egypte, par les monophysites, aux orthodoxes qui avaient pris parti pour le patriarche légitime, Timothée II, appuyé par l’empereur romain (byzantin) Léon 1er.
A l’époque, c’était un synonyme de loyalisme politico-religieux. De l’Egypte, ce surnom est rapidement passé en Syrie. Actuellement, l’usage commun réserve ce nom aux catholiques de rite byzantin de langue arabe dans les trois patriarcats mentionnés ci-dessus et dans l’émigration.
Le patriarche Grégoire III Laham, élu le 29 novembre 2000, insiste spécialement sur la place des chrétiens dans la société arabe et la nécessité d’endiguer l’émigration. Il met en avant le dialogue avec l’islam, l’œcuménisme et un travail assidu en matière de liturgie. Actuellement, cinq patriarches portent le titre d’Antioche: ce sont, outre le patriarche de l’Eglise grecque-melkite catholique, le patriarche grec-orthodoxe d’Antioche (Jean X Yazigi), celui de l’Eglise syriaque-orthodoxe (Ignace Ephrem II Karim), celui de l’Eglise maronite (le cardinal Béchara Boutros Raï) et celui de l’Eglise syriaque-catholique (Ignace Joseph III Younan). (cath.ch-apic/be)