Le Père François Yacan, ici lors de la célébration de baptêmes avec des paroissiens, a fondé l'ONG Kader | DR
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Turquie: un prêtre chaldéen ouvre les bras aux migrants

«Kader?» Un prénom maghrébin? C’est en fait le drôle de nom de la seule ONG chrétienne reconnue par le gouvernement turc à ce jour. L’ONG fondée à Istanbul par le Père François Yacan, prêtre chaldéen d’origine turque, accueille des milliers de chrétiens qui arrivent en Turquie après avoir fui la guerre et la persécution. Après la canonisation de Giovanni Battista Scalabrini et avant le sommet de Sant’Egidio, qui se tiendra à Rome du 23 au 25 octobre prochain, arrêt sur un beau mais méconnu maillon de la longue chaîne de la migration.

Luc Balbont pour cath.ch

L’association au sigle explicite commence par deux lettres, K comme chaldéen (Keldani en turc) et A pour Assyrien, avec le souci premier d’aider les chrétiens réfugiés en Turquie. «En fait, explique le religieux, Kader signifie aussi ‘destin’ en turc, rappelant le sort cruel des Assyro-chaldéens, souvent persécutés et obligés de quitter leurs maisons et leurs terres».

Tout commence en 2005, avec la création de l’association. A l’époque, le Père François Yacan (voir encadré), lance un appel aux paroissiens de l’église chaldéenne turque. «Avec l’invasion de l’Irak par l’armée américaine en 2003, un grand nombre de chrétiens fuient en Turquie, seul un bout de frontière au nord de Mossoul sépare les deux pays. Déjà sanctionnés par onze années d’embargo infligées par la Communauté internationale, nos frères d’Irak sont au bord de l’asphyxie. Il faut agir vite et nous mobiliser». L’ONG fête aujourd’hui ses 17 ans.

La migration a décuplé depuis 2011

A partir de 2011, avec les guerres en chaîne au Proche-Orient dues aux révoltes des peuples contre les dictatures en place (Syrie, Egypte, Yémen, etc…) la migration décuple, notamment en Turquie, où selon un accord, signé en 2016 avec l’Union européenne, le gouvernement turc, moyennant finance*, accepte de recevoir et de garder à l’intérieur de son territoire les migrants, afin qu’ils n’envahissent pas l’Europe, déstabilisée par ces arrivées massives.

Ces questions migratoires sont centrales pour le Père François Yacan. Ses études au séminaire d’Issy-les-Moulineaux en France, et notamment la lecture de l’Evangile de saint Matthieu (5, 32-36): «J’étais étranger et vous m’avez accueilli» le marque, tout comme sa situation de prêtre marié et père de famille**. «Être père d’un grand fils et de deux petits enfants m’a fait prendre davantage conscience du drame de ces enfants, qui se retrouvent sans repaires, en perdant leur terre d’origine, leurs amis, des proches, et qui voient le jour dans des lieux épouvantables». Une pensée qui le ramène à Jésus, né en exil sur de la paille dans une étable.

La Turquie, passage obligé vers l’Europe

Pour beaucoup de ces réfugiés, la Turquie est le passage obligé pour atteindre la Grèce, première porte vers l’Europe tant espérée. Souvent discriminés dans leurs pays d’origine, ces chrétiens d’Orient sont encore plus effrayés quand ils débarquent ici, au bout d’un long voyage harassant, plein d’embûches, qui pour certains se termine par la prison ou pire encore. Totalement perdus, ne connaissant pas la langue, dans cette Turquie à 99% musulmane, Kader leurs ouvre les bras. «Sur les 5’000 chrétiens immigrés en Turquie, Kader gère actuellement 4’800 familles. Nous leur assurons la nourriture, le logement, et nous les assistons dans leurs démarches administratives.»

Avec ses 17 collaborateurs, tous bénévoles, issus de la communauté chaldéenne, l’association du Père Yacan est obligée de se limiter, et suit en priorité aujourd’hui seulement les chrétiens demandeurs d’asile. «Nous intervenons dans 39 villes turques d’Est en Ouest et du Nord au Sud. Nous visitons aussi les malades, et les prisons où croupissent des chrétiens, coupables de délits mineurs, comme celui de travailler au noir, ce qui est interdit pour les réfugiés en Turquie. Nos membres ont des attributions spécifiques: les uns pour le logement, les autres pour la santé, les traductions ou les inscriptions des enfants à l’école.»

Départs légaux refusés

Entre 150 et 200 migrants, en majorité musulmans, arrivent chaque jour en Turquie. Les départs pour la plupart illégaux, ou les retours dans les pays d’origine maintiennent le nombre de migrants à environ un peu plus de 6 millions d’accueillis (voir encadré). La majorité des départs légaux est refusée par les autorités turques, en raison de l’accord passé avec l’Union européenne, «une veuve irakienne avec trois enfants, a vu ainsi toutes ses demandes de visa pour l’Europe depuis refoulées depuis 2011», se désole le religieux.

Si Kader assure la nourriture aux plus démunis, sans distinction de religions ou de nationalité, elle fait appel à des associations turques pour les démarches administratives des non-chrétiens. Nous travaillons régulièrement avec des organismes turcs comme Asam, une association d’aide aux réfugiés forte de 2’000 collaborateurs, et avec l’office d’immigration turc, l’équivalent de l’OFPRA française. Nous collaborons main dans la main. Le gouvernement turc assure également pour Kader les opérations chirurgicales et les traitements lourds.

Une solidarité turco-chrétienne qui s’exprime aussi dans les rapports quotidiens, entre voisins. «Durant l’été 2014 et la prise de Mossoul par les islamistes de Daëch, nous avons reçu 3’999 chrétiens en provenance du nord de l’Irak. Parmi eux de nombreux enfants». A Istanbul, la grande chaine turque des magasins Cetinkaya, a offert les vêtements pour habiller 300 enfants, de 5 à 18 ans… Le Père Yacan cite encore l’exemple de ce chrétien décédé récemment, dont les frais d’enterrement ont été pris en charge par une municipalité musulmane. Alors ne lui demandez surtout pas si en tant que chrétien il se sent persécuté en Turquie. Il ne répondra pas. Pour lui, la collaboration est parfaite et c’est ce qui compte avant-tout pour la poursuite de sa mission. 

Avec un budget prévisionnel restreint de 103’000 euros pour 2022, provenant uniquement de donateurs chrétiens et de l’œuvre d’Orient, Kader, grâce à la volonté et à la solidarité de ses membres, accomplit un véritable tour de force depuis dix-sept années. Remettre debout des êtres humains qui avaient perdu espoir. (cath.ch/lbo)

* Officiellement 6 milliards d’euros, versés en deux tranches par l’UE aux autorités turques. Un accord renouvelé en 2021.

** Dans les Eglises Orientales, les prêtres peuvent être mariés (le choix devant être pris avant le diaconat), toutefois les évêques ne peuvent être que célibataires.

François Yacan
Le Père François Yacan est né le 1er janvier 1958, à Doğan köy (Uludere), au sud-est de la Turquie. Un village chrétien, vidé depuis 1995 de ses habitants, en raison du conflit entre les combattants kurdes du PKK et le gouvernement turc. A Istanbul, grâce à un prêtre chaldéen, il reprend des études à mi-temps. C’est en accompagnant le Père Antun Göral, son chaperon, dans ses visites pastorales entre1969 et 1978, que la vocation lui tombe dessus et transforme sa vie. Il part en France, au séminaire d’Issy-les-Moulineaux, étudier la théologie. Ordonné prêtre, il revient en Turquie en 1998. LBA

Entre 6 et 7 millions de migrants en Turquie
Selon le Père Yakan, six millions de réfugiés, venant de 86 pays différents vivent actuellement en Turquie. Des hommes, des femmes, et des mineurs isolés, des familles entières. Sur ce nombre, on compte 5’000 chrétiens qui arrivent en état de choc, affamés, perdus, sans logis, malades ou handicapés pour beaucoup. Ils cherchent une structure qui les accueille, les rassure, et envoie leurs enfants à l’école pour apprendre la langue turque. LBA

Le Père François Yacan, ici lors de la célébration de baptêmes avec des paroissiens, a fondé l'ONG Kader | DR
12 octobre 2022 | 17:00
par Rédaction
Temps de lecture : env. 5  min.
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